15/06/2019

Syrie : Assad reste, la question sunnite aussi

graffiti
Graffiti, mur d'Alep, 2014 : "Cri d'une patrie fatiguée par le sectarisme, les tueries, la destruction et les vols."
graffiti
Graffiti, mur d'Alep, 2014 : "Cri d'une patrie fatiguée par le sectarisme, les tueries, la destruction et les vols."

Par Thomas Pierret


Dans un article publié en mars dernier dans le New Yorker, l’ancien coordinateur de la Maison Blanche pour le Moyen-Orient Robert Malley, actuel directeur du prestigieux International Crisis Group, minimise l’importance du facteur confessionnel dans les conflits du Moyen-Orient. S’agissant de la Syrie, Malley et son co-auteur Hussein Agha récusent les analyses de la guerre en termes d’affrontement entre alaouites et sunnites, préférant voir dans le conflit une « lutte féroce entre sunnites » : des « sunnites ordinaires », d’une part, et une « opposition islamiste », d’autre part.[1]

On pourrait évoquer longuement le caractère problématique de la notion de « sunnites ordinaires » et la vision caricaturale de l’opposition syrienne proposée ici. Toutefois, le propos d’Agha et Malley nous intéresse davantage en ce qu’il relève d’un courant d’analyse, minoritaire mais influent, qui entend déconstruire la perception dominante du problème syrien et en particulier le « mythe » d’un régime alaouite régnant sur une majorité sunnite. Si cette vision de la réalité syrienne s’est répandue, affirment les révisionnistes, c’est parce que nombre d’observateurs occidentaux ont embrassé le récit d’acteurs ayant un intérêt politique à la promotion d’une vision victimaire de l’identité sunnite, en tête desquels l’opposition syrienne (en particulier dans sa composante islamiste) et les monarchies du Golfe qui l’ont soutenue.[2]

Le débat présenté ici ne relève pas d’une simple querelle d’experts car les arguments qui s’y expriment sont lourds d’implications futures. Si la question sunnite syrienne relève bel et bien du « mythe » construit par des entrepreneurs identitaires, alors l’affaiblissement de ces derniers en raison de leur défaite militaire, dans le cas des insurgés, ou la normalisation de leurs relations avec le régime d’Assad, inaugurée en décembre dernier par la réouverture de l’ambassade des Émirats Arabes Uni à Damas[3], pourrait conduire au dépassement de la question confessionnelle en tant que dynamique pertinente de la politique syrienne.

En revanche, si, comme le pense l’auteur de ces lignes, la question sunnite syrienne est le produit d’une condition objective, alors le problème confessionnel demeurera politiquement structurant et cela indépendamment des discours que les acteurs peuvent tenir à son sujet.

Les sunnites et le pouvoir : partenaires ou seconds couteaux ?

L’argumentation des révisionnistes pèche à la fois par une sous-estimation de la domination alaouite sur le régime syrien et par une surestimation du rôle des entrepreneurs identitaires dans la confessionnalisation du conflit. Commençons par le régime. Affirmer que ce dernier n’est « pas exclusivement alaouite » est exact : aussi exact que prétendre qu’un comité de direction comprenant une seule femme sur sa dizaine de membres ne serait « pas exclusivement masculin ». Nos sociétés apprennent aujourd’hui à reconnaître une telle proportion pour ce qu’elle est : au mieux, le reflet du pouvoir négligeable des femmes ; au pire, une tentative peu convaincante d’occulter la domination masculine. De même, les « sunnites de service » de l’élite militaro-sécuritaire syrienne, colonne vertébrale du régime, sont des arbres clairsemés qui cachent bien mal la forêt alaouite.

En 2019, trois alaouites occupent les fonctions les plus élevées de l’armée arabe syrienne : le président Bachar el-Assad, commandant en chef, le général Ali Ayyoub, ministre de la Défense, et le numéro un de l’état-major, Salim Harba. Les sunnites constituent pour leur part moins de vingt pour cent du corps des officiers,[4] proportion qui tombe sous les dix pour cent pour les échelons les plus élevés : commandements des cinq corps d’armée, des dix-huit divisions terrestres, des comités militaro-sécuritaires régionaux, des unités d’élite (Garde républicaine, 4e Division blindée, Forces spéciales), des Forces aériennes, des deux services de renseignements rattachés à l’armée (Renseignements militaires et des Forces aériennes), des armes stratégiques (missiles balistiques et guerre chimique) et des principaux groupes paramilitaires (Forces de défense nationale, Forces du Tigre). Les services de renseignements du ministère de l’Intérieur (sûreté de l’État et sûreté politique) sont actuellement présidés par des sunnites mais l’identité de leurs prédécesseurs indique que cette situation n’a rien d’une règle, sans parler de l’influence qu’y exercent des officiers alaouites occupant des positions formellement inférieures. Qui plus est, le Bureau de la sûreté nationale établi pour coordonner le travail des différents services est dirigé par le général Ali Mamlouk qui, selon un de ses propres protégés, serait, comme son prédécesseur Hisham Ikhtiyar, un chiite dont le régime cherche à faire accroire l’identité sunnite.[5]

La domination écrasante des officiers alaouites sur l’appareil militaro-sécuritaire n’est guère compensée par la très large représentation des sunnites dans les institutions civiles de l’État car ces dernières sont totalement inféodées au clan présidentiel et aux barons de l’appareil militaro-sécuritaire. L’importante présence sunnite dans la haute-fonction publique est donc le reflet d’une stratégie de cooptation transconfessionnelle et non, comme le voudrait une confusion répandue, la preuve d’un partage effectif du pouvoir au sein d’un régime authentiquement multiconfessionnel.

D’aucuns affirment que les milieux d’affaires constitueraient une élite sunnite dotée d’un véritable pouvoir d’influence. Ainsi, pour l’analyste Nir Rosen, proche de Robert Malley,[6] les hommes d’affaires sont « le régime sous le régime, dirigeant le pays indépendamment de ceux qui le gouvernent, un gouvernement de l’ombre qui rappelle la manière dont la société italienne (sic) fonctionne malgré un gouvernement faible et corrompu ».[7]

Plutôt que la comparaison pour le moins audacieuse avec l’Italie, on interrogera ici le postulat qui sous-tend une telle affirmation. Relevant de ce que l’on pourrait qualifier de marxisme simpliste, ce raisonnement voudrait qu’en tout temps et en tout lieu, le pouvoir politique réel réside dans le pouvoir économique. Or, les travaux sur l’État postcolonial ont montré que dans bien des cas, c’est l’accès au pouvoir politique qui conditionne l’accumulation des ressources économiques et non l’inverse.[8] La Syrie des Assad est, à ce titre, un cas d’école. Les grandes figures du capitalisme syrien sont soit des membres de la famille au pouvoir, comme le cousin du président Rami Makhlouf, soit des hommes d’affaires qui, à l’instar de Muhammad Hamshu ou de Samer Foz, doivent leur ascension fulgurante à des relations personnelles étroites avec le clan présidentiel.[9] À côté de ces figures existe bien une bourgeoisie sunnite plus indépendante du régime et qui, d’ailleurs, a massivement émigré vers la Turquie et l’Égypte durant le conflit. Cependant, cette bourgeoisie n’est tolérée que parce qu’elle occupe des secteurs d’activité que le grand capitalisme parasitaire juge trop peu profitables pour se les arroger. Relevant essentiellement de la petite et moyenne entreprise, cette bourgeoisie opère donc dans l’espace qui lui est assigné par le pouvoir politico-militaire et ne possède évidemment pas le poids d’un quelconque « gouvernement de l’ombre ».

La domination absolue qu’exercent le clan présidentiel et les grands officiers alaouites sur le système politique syrien ne signifie bien sûr pas qu’il faille lire la guerre entamée en 2011 comme un affrontement dichotomique entre sunnites et alaouites : les alaouites opposés au régime sont nombreux et les sunnites hostiles à l’opposition le sont encore plus. Toutefois, les sunnites qui ont activement soutenu Assad l’ont fait sur la base d’intérêts dépendants de la survie du régime plutôt que pour défendre un pouvoir politique qu’ils détenaient en propre. Il demeure, en outre, que la question sunnite syrienne ne relève pas d’une construction identitaire et d’un discours victimaire mais plutôt d’une condition objective ayant un rôle moteur dans le conflit.

Une communauté « dangereuse » et vulnérable

Quelle est donc cette condition sunnite ? Qu’y a-t-il de commun, hormis la dénomination religieuse, entre un commerçant damascène, un paysan des environs d’Alep et un bédouin de la steppe ? La réponse tient dans le fait que les sunnites sont aussi dangereux pour l’ordre politique qu’ils sont vulnérables face à ce dernier. Ils constituent une menace mortelle pour le pouvoir alaouite parce qu’ils constituent une majorité écrasante de la population (environ 80 % avant la guerre, si on inclut les Kurdes) et parce qu’ils sont susceptibles de s’unir s’ils font passer leur identité confessionnelle devant leurs appartenances régionales et de classe. C’est la raison pour laquelle, en Syrie aujourd’hui comme en Irak sous Saddam Hussein, la tradition religieuse majoritaire (sunnite en Syrie, chiite en Irak) est érigée par le régime en problème sécuritaire majeur même lorsqu’elle est totalement dénuée de contenu politique. Parler de « communauté sunnite » en Syrie a donc un sens, pourvu que l’on garde à l’esprit qu’il s’agit d’une communauté en puissance susceptible de se poser en communauté en s’opposant au pouvoir alaouite. Dangereux pour le régime, donc, les sunnites sont également vulnérables face à ce dernier puisque, on l’a vu, ils n’exercent à peu près aucun contrôle sur son appareil répressif.

Être sunnite en Syrie est donc une condition objective aux conséquences tangibles. En temps de paix, le traitement différencié des groupes confessionnels apparaît surtout dans les régions où coexistent des populations alaouites et sunnites. Un habitant de Homs affirme ainsi que n’eurent été quelques nominations de fonctionnaires sunnites et chrétiens en guise de poudre aux yeux, la totalité des emplois publics de la ville aurait été attribuée à des alaouites.[10] Dans un système où tout est affaire de relations personnelles, on ne s’étonne guère qu’à la veille du soulèvement de 2011, dans la localité de Tell Kalakh près de la frontière libanaise, l’institution sécuritaire démantèle les réseaux de contrebande sunnites tout en épargnant ceux des villages alaouites voisins.[11]

Ces politiques n’ont pas entraîné l’enrichissement généralisé des alaouites aux dépens des sunnites : parce qu’en Syrie, les emplois publics de rang inférieur, ou la contrebande, apportent rarement la fortune, et parce qu’en termes démographiques, le secteur privé demeure très largement sunnite. Toutefois, les exemples énoncés plus haut trahissent une relation différenciée à l’État : là où les alaouites entretiennent pour beaucoup de liens personnels directs avec des membres de l’appareil militaro-sécuritaire, les sunnites, quand ils n’ont pas les moyens de s’acheter les faveurs de l’un ou l’autre général, interagissent souvent avec l’État par le biais de notables locaux agissant comme intermédiaires.[12]

C’est toutefois en temps de crise que la condition sunnite se matérialise dans toute sa cruauté, c’est-à-dire dans la capacité du régime à déployer une violence sans limite contre les membres de cette communauté. Dès les premières semaines du soulèvement, la répression de ce dernier varie selon l’identité ethno-confessionnelles des protestataires : alors que les victimes sont d’emblée nombreuses dans les régions arabes sunnites, elles demeurent rares, en dépit de manifestations récurrentes, dans la ville à majorité ismaélienne de Salamiyye ou dans les localités kurdes.[13] Les différences sont encore plus flagrantes à l’intérieur du système concentrationnaire que le régime met alors en place. Témoignant de ce qu’il y a observé, un ancien prisonnier politique alaouite explique ainsi que si la persécution des dissidents est générale, seuls les sunnites font l’objet d’une politique d’extermination.[14] Le contraste entre la rareté des exécutions de détenus alaouites ou chrétiens et les milliers de cas documentés chez les sunnites n’est donc pas le seul reflet de poids démographiques inégaux mais aussi de traitements différenciés.[15]

Outre la sévérité du châtiment, c’est sa dimension collective qu’il convient de souligner ici. Il ne faut pas nécessairement être opposant pour être arrêté ou, comme en 2012, fusillé pour l’exemple en compagnie d’autres passants : il suffit souvent de résider dans une localité sunnite identifiée comme hostile au pouvoir.[16] La même logique s’appliquera, a fortiori, aux habitants des bastions rebelles qui seront bombardés, affamés, gazés et déplacés les années suivantes.

Certains argueront ici que le régime n’a fait « que » réprimer des communautés locales qui lui étaient de fait largement hostiles, plutôt qu’il n’était animé par une logique confessionnelle. C’est toutefois ignorer que les conditions structurelles de l’affrontement étaient déterminées dès l’origine par la distribution inégale du pouvoir politico-militaire entre communautés. Affirmer, par exemple, qu’Assad aurait réprimé avec la même violence une insurrection dans les régions alaouites est passablement absurde : la domination des alaouites sur l’appareil militaro-sécuritaire exclut à la fois l’émergence d’un mouvement révolutionnaire de masse au sein de cette communauté et la possibilité pour le régime d’exercer contre elle une répression de type militaire, l’armée syrienne ne pouvant mener une guerre contre la base sociale de ses chefs. Pour le dire autrement, tant la contestation du régime syrien que la répression menée par celui-ci se déploient selon des logiques qui n’ont rien de contingent mais sont au contraire la conséquence inévitable de la concentration du pouvoir parmi les alaouites.

Le rôle secondaire des idéologies

C’est précisément parce qu’elle résulte d’une condition objective que la question sunnite syrienne n’a pas besoin, pour produire des effets politiques, d’être formulée explicitement par des entrepreneurs identitaires. Rappelons ici que les clivages confessionnels influent déjà sur la structuration de la vie politique syrienne dans les années 1950-1960, c’est-à-dire à une époque dominée par des idéologies laïques rejetant les distinctions communautaires au rang d’arriérations prémodernes : tandis que de nombreux minoritaires voient dans le communisme, le baasisme ou le nationalisme grand-syrien un véhicule d’émancipation, les sunnites conservateurs espèrent défendre le statu quo en embrassant le nassérisme. Dans les années 1970, même l’extrême-gauche se divise de facto entre un Parti d’action communiste dominé par des cadres issus de minorités et un Parti communiste-Bureau politique (Riyad al-Turk) à dominante sunnite.

L’islamisme sunnite, qui constitue depuis plus de quatre décennies la principale force d’opposition au régime Assad, est idéologiquement mieux équipé que les courants laïcs pour objectiver et exploiter la contradiction entre la nature minoritaire du régime et ses prétentions à la neutralité vis-à-vis des différences communautaires. Dans ses versions les plus radicales, c’est-à-dire jihadistes, l’islamisme cherche également à exacerber la polarisation confessionnelle à des fins de mobilisation. Toutefois, l’exemple, évoqué plus haut, de la coloration confessionnelle des partis laïcs à l’époque où ceux-ci étaient hégémoniques, montre que cette polarisation confessionnelle a précédé l’avènement de l’islamisme et, selon toute vraisemblance, qu’elle survivra à ce dernier si persistent les conditions de la politisation des appartenances communautaires. J’ai fait ailleurs l’hypothèse que cette politisation résulte moins de caractéristiques inhérentes à la société syrienne que de la nécessité, pour accéder aux ressources étatiques (à commencer par la sécurité individuelle élémentaire), de recourir à des relations personnelles (familiales, régionales, confessionnelles) plutôt qu’en s’adressant directement aux institutions. Il en résulte que le dépassement du confessionnalisme politique ne viendra pas d’un renouveau d’idéologies laïques promouvant une conception inclusive de l’identité nationale, quels que soient par ailleurs les mérites intrinsèques d’une telle conception. Ce dont la Syrie a besoin, de ce point de vue, c’est d’abord d’institutions robustes et fiables, c’est-à-dire indifférentes, dans la pratique, aux différences communautaires.[17]

Ni de cette évolution, ni de quelconques réformes politiques significatives, ne surviendront sous la férule des officiers alaouites. Tant que ceux-ci sont aux affaires, aucun mouvement social ne sera en mesure de faire pression sur le régime pour une meilleure gouvernance et davantage de liberté : bien qu’elles comptent nombre de dissidents, les minorités sont l’otage du pouvoir et toute mobilisation massive de sunnites (fût-ce, comme en 2011, au nom de la liberté et de la dignité plutôt que de l’identité communautaire) sera traitée par le régime avec la brutalité qu’il sait réserver au péril majoritaire. Une telle mobilisation n’aurait donc d’autres choix que d’être étouffée ou de se militariser à nouveau, en espérant cette fois l’emporter.

L’émancipation sunnite entre déni et suprématisme

Si l’avènement d’un pouvoir à dominance sunnite en Syrie permettait à la communauté majoritaire de ne plus vivre sous la menace d’une annihilation par sa propre armée « nationale », il ne suffirait évidemment pas à résoudre les autres problèmes du pays. Toutefois, la trajectoire actuelle du système politique irakien suggère que cet avènement induirait à terme une mise à l’arrière-plan du clivage confessionnel au profit d’autres thématiques (gouvernance, relations extérieures) opposant entre elles des forces politiques issues de la majorité confessionnelle et favorisant à ce titre l’émergence d’alliances transcommunautaires.[18]

La perspective, aujourd’hui fort lointaine, de l’émergence d’un pouvoir sunnite en Syrie soulève inévitablement des inquiétudes quant au sort qu’un tel pouvoir réserverait aux minorités religieuses. On peut regretter que cette hypothèse provoque parfois davantage d’émois que n’a pu en susciter la réalité de la guerre d’extermination menée par le régime syrien contre une partie significative de la communauté majoritaire. Il faut cependant reconnaître que cette inquiétude s’enracine dans le fait que, jusqu’à présent, la demande d’émancipation sunnite a été articulée de la manière la plus bruyante par des acteurs, jihadistes, qui l’envisagent en termes de suprématie plutôt que de justice. Dans une perspective théologique plutôt que démocratique, ces acteurs légitiment l’aspiration des sunnites à exercer le pouvoir par la supériorité de leur doctrine religieuse plutôt que par le fait majoritaire. C’est une telle logique qui justifie de leur point de vue la marginalisation des chrétiens et la conversion forcée ou l’élimination des communautés musulmanes « hérétiques ».

L’antidote à ce suprématisme n’est pas le déni de la question confessionnelle et la promotion d’un discours abstrait (c’est-à-dire aveugle à l’appartenance communautaire) sur la « citoyenneté » : tant que les institutions étatiques sont incapables de démontrer en pratique leur indifférence en ce domaine, le déni ne peut générer que la suspicion. La demande d’émancipation sunnite gagnerait en réalité à être sécularisée, ce qui ne signifie pas nécessairement qu’elle doive être portée par des forces politiques laïques mais plutôt qu’elle soit détachée de toute considération théologique. Le refus du déni servirait aussi l’intérêt des minorités : de même que les sunnites ne peuvent se satisfaire d’une vague notion de citoyenneté tant qu’ils sont à la merci d’une armée commandée par des alaouites, les minorités peuvent légitimement s’inquiéter d’un régime politique où le vote majoritaire (légitime et nécessaire dans un système démocratique) ne connaîtrait aucun contrepoids institutionnel. Cet article n’est pas l’endroit pour discuter de la forme que pourraient prendre de tels contrepoids mais bornons-nous ici à souligner que le mieux, en l’occurrence un système se prétendant indifférent aux appartenances communautaires, peut se révéler l’ennemi du bien quand il n’a pas les moyens de ses ambitions.

Pour l’heure, dans tous les cas, la refonte des institutions politiques syriennes n’est pas à l’ordre du jour : Damas et ses alliés ont gagné la guerre, ou du moins sa phase actuelle. Cela signifie que, nonobstant les propos doucereux des diplomates russes, Assad reste et son régime demeure en l’état. Les mêmes causes, toutefois, finiront par produire les mêmes effets. En l’occurrence, la domination minoritaire induira un jour une nouvelle vague de contestation dont le centre de gravité se situera dans la communauté majoritaire. Il importera peu, pour le régime, que cette contestation soit de nature religieuse ou qu’elle ne le soit pas, qu’elle soit violente ou pacifique : dans tous les cas, il y entendra une nouvelle fois sonner le glas de la revanche communautaire et réagira en conséquence. Tôt ou tard, donc, la question sunnite syrienne se rappellera à notre mauvais souvenir.


Notes :

 

[1] Hussein Agha et Robert Malley, “The Middle East’s great divide is not sectarianism”, The New Yorker, 11 mars 2019 : <http://bit.ly/2vu8etZ> (consulté le 6 juin 2019).

[2] Pour un exposé particulièrement direct de cette thèse, voir Cyrus Malik (pseudonyme), “Washington’s Sunni myth and the civil wars in Iraq and Syria”, War on the Rocks, 16 août 2016 : <http://bit.ly/3b6BI08>  (consulté le 6 juin 2019). Pour un exemple plus récent, voir Nour Samaha, “Can Assad win the peace ?”, European Council on Foreign Relations, 15 mai 2019 : <http://bit.ly/33ymrTl> (consulté le 6 juin 2019).

[3] “UAE reopens Syria embassy in boost for Assad”, Reuters, 27 décembre 2018 : <https://reut.rs/2WncxlW> (consulté le 6 juin 2019).

[4] Hicham Bou Nassif, “‘Second-class’: The grievances of Sunni officers in the Syrian armed forces”, Journal of Strategic Studies 38/5, 2015, p. 626-649.

[5] Câble de l’ambassade des États-Unis à Damas à destination du Département d’État, “‘Shia-ization’ in Syria, regime’s election concerns, A-Dhari visit”, 8 février 2007 : <http://bit.ly/2WokNCk> (consulté le 6 juin 2019).

[6] En 2014, Malley, alors en poste à la Maison Blanche, aurait commandé à Rosen un rapport proposant l’établissement de cessez-le-feu locaux pour résoudre le conflit syrien. Voir Rania Khalek, “Meet the mysterious fixer who negotiated Syria out of seven years of war”, Truthdig, 3 août 2018 : <http://bit.ly/2UezJQN> (consulté le 6 juin 2019).

[7] Nir Rosen, “The war in Syria is not over”, Valdai Discussion Club, 19 février 2019 : <http://bit.ly/2whSECe> (consulté le 6 juin 2019).

[8] Voir par exemple Jean-François Bayart, L’État en Afrique : la politique du ventre, Paris, Fayard, 1989.

[9] Orwa Khalife, “Samer Foz, Assad’s new favorite handyman”, Al-Jumhuriya, 21 novembre 2018 : <http://bit.ly/2TZe9k5> (consulté le 6 juin 2019).

[10] Kevin Mazur, “Networks, informal governance, and revolutionary contention in a Syrian city: Homs in the 2011 uprising”, séminaire du projet ANR Shakk. De la révolte à la guerre en Syrie, Paris, EHESS, 4 avril 2019.

[11] Émile Hokayem, “‘Assad or we burn the country’: misreading sectarianism and the regime in Syria”, War on the Rocks, 24 août 2016 : <http://bit.ly/38ZBTsI> (consulté le 6 juin 2019).

[12] Mazur, “Networks, informal governance … », op. cit.

[13] Sur la gestion des minorités par le régime durant le soulèvement, voir Friederike Stolleis (dir.), Playing the Sectarian Card. Identities and Affiliations of Local Communities in Syria, Beyrouth, Friedrich-Ebert-Stiftung, 2015 : <http://bit.ly/38WzBe5> (consulté le 6 juin 2019). Sur les dynamiques de confessionnalisation du conflit, voir aussi Paulo Pinto, “The Shattered nation: the production of sectarianism in the Syrian civil war”, in Danny Postel et Nader Hashemi (dir.), Sectarianization, Londres, Hurst, 2017.

[14] Conversation avec des opposants syriens d’origines alaouite et chrétienne, Paris, avril 2019.

[15] Sur la politique d’extermination menée dans les prisons du régime, voir Garance Le Caisne, Opération César, Paris, Le Livre de Poche, 2017.

[16] Majd al-Dik et Nathalie Bontemps, À l’Est de Damas, au bout du monde. Témoignage d’un révolutionnaire syrien, Paris, Don Quichotte, 2016, p. 149 ; “Syria massacres seem to show slow, steady killing strategy”, Los Angeles Times, 15 septembre 2012 : <http://bit.ly/2wakkci> (consulté le 6 juin 2019).

[17] Thomas Pierret, “Syrie : État sans nation ou nation sans État ?”, in Anna Bozzo et Pierre-Jean Luizard (dir.), Vers un nouveau Moyen-Orient ? États arabes en crise : entre logiques de division et société civile, Rome, Roma-Tre Press, 2016, p. 179-192.

[18] Fanar Haddad, “The Waning relevance of the Sunni-Shia divide”, The Century Foundation, 2019 : <http://bit.ly/2IX6HzQ> (consulté le 6 juin 2019). Pour une réflexion prospective sur le cas syrien, voir Yassin al-Haj Saleh, “On the Syrian majority”, PULSE, 21 octobre 2016 : <http://bit.ly/39Z9GUo> (consulté le 6 juin 2019).