Par Adel Bakawan
Introduction
Alors que l’Irak est toujours soumis à une grave instabilité politique et sécuritaire, le pays a été touché par la pandémie liée au Covid-19 à la fin du mois de février 2020. Selon le récit officiel du gouvernement démissionnaire d’Adel Abdel Mahdi, le nombre des personnes infectées à l’échelle nationale au 16 avril 2020 ne dépasse pas les 1415, celui des personnes guéries atteindrait à cette date le chiffre de 812 et le nombre de décès liés au Covid-19 ne serait que de 79[1]. Fournies par un gouvernement intérimaire confronté à une série de crises sociale, politique, économique, sécuritaire et sanitaire, ces statistiques sont sujettes à caution dans un pays classé parmi les plus corrompus au monde où les intérêts des acteurs qui entretiennent des rapports de force violents ne favorisent pas la transparence. La société irakienne ne s’y trompe pas et reste largement sceptique quant à l’exactitude des statistiques données par le gouvernement intérimaire déjà miné par la méfiance collective. Selon notre dernière enquête réalisée en octobre 2019, 89 % des sondés n’avaient aucune confiance dans le gouvernement[2].
La pandémie survient en effet en Irak dans un moment de crise exacerbée par des mois de contestation qui a mené le pays à une véritable impasse politique.
Un pays sans gouvernement de crise
Depuis le 1er octobre 2019, l’Irak est secoué par un grand mouvement de contestation sans précédent par sa nature et son ampleur. Prises de panique, les élites dirigeantes ont adopté une stratégie de répression depuis 2003 dont le bilan est lourd : entre le 1er octobre et le 31 décembre 2019, les manifestations ont fait 669 morts, 24 488 blessés et 2 806 personnes ont été arrêtées[3]. Assassinats, enlèvements, prises d’otages, incarcérations, tortures, menaces individuelles et familiales : le mouvement, globalement pacifique, est aujourd’hui sans défense face à un pouvoir qui tue désormais sans retenue.
Adel Bakawan
Chercheur associé au CAREP Paris
Sociologue. Directeur du Centre de Sociologie de l’Irak (CSI), Université de Soran. Chercheur associé à l’Institut Français des Relations internationales (IFRI). Chargé de cours à l’Université d’Évry. Membre de l’Institut de Recherche et d’Études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO).
La montée en puissance du mouvement de contestation et la radicalisation de la répression ont obligé Adel Abdel Mahdi à démissionner le 29 novembre 2019 de son poste[4]. Depuis ce jour, les institutions de l’État, notamment la Présidence de la République, sont à la recherche d’un nouveau Premier ministre pour piloter le pays qui ressemble à un bateau ivre. En conséquence, la lutte contre le Covid-19 est loin d’être la priorité suprême, et encore moins la première préoccupation des élites dirigeantes irakiennes.
Le choix fait à cet égard par les différents acteurs du mouvement de contestation, qui ont préféré suspendre leurs actions pour ne pas aggraver la pandémie et la propagation déjà rapide du virus, a offert une trêve inespérée aux élites dirigeantes irakienne, bien qu’elles soient parfaitement conscientes que cette situation est provisoire et que la reprise du mouvement est plus que probable lorsque la situation sanitaire le permettra.
Absence de coordination entre Erbil et Bagdad
Une telle situation, qui rend d’autant plus difficile une réponse au défi posé par la pandémie, est encore aggravée par la division qui mine le pays. De même qu’il n’y a jamais eu de politique commune entre Bagdad et Erbil pour la gestion des mouvements terroristes, le Gouvernement régional du Kurdistan irakien (GRK), forge aujourd’hui sans aucune concertation ni coordination avec le Gouvernement intérimaire de Bagdad, ses propres stratégies d’action face au Covid-19.
Tandis que dans le territoire administré par le GRK une gestion autoritaire s’est mise en place dès le début de la pandémie, marquée notamment par le confinement général de la population, l’intervention brutale des forces de sécurité pour imposer les directives du gouvernement et des arrestations régulières, dans la zone administrée par Bagdad, on constate au contraire une gestion « décentralisée » et confiée pour une grande partie aux gouvernorats des provinces. Le choix de Bagdad, qui préfère les discours « moralisateurs » à l’intervention brutale des forces de sécurité, est qualifié tantôt comme relevant d’une « responsabilisation de la population, tantôt comme une gestion « chaotique » de la crise, qui révèle le fait que le gouvernement n’est plus en mesure de s’imposer à toute sa population. En tout état de cause, l’absence de coordination entre Bagdad et Erbil dans la gestion d’un Covid-19 constitue une menace pour l’ensemble de la société irakienne.
Un système sanitaire détruit depuis l’embargo
La survenue de la pandémie met d’autre part en évidence la crise sanitaire qui accable le système de santé irakien depuis les années 1990. Dans les années 1970, l’Irak disposait, de l’un des meilleurs systèmes sanitaires du Moyen-Orient : des hôpitaux construits par milliers et selon des normes reconnues internationalement, des médecins formés dans les grandes écoles de médecine en Europe et aux États-Unis, des médicaments de qualité et surtout une prise en charge totalement gratuite par la sécurité sociale.
Mais à partir de l’embargo des années 1990, conséquence de l’invasion du Koweït par l’Irak de Saddam Hussein, le pays s’est vidé de ses compétences : à la recherche d’une vie meilleure, les médecins ont pris le chemin de l’exil, et la formation des nouveaux médecins s’est faite globalement à l’échelle locale. La guerre avec l’Iran (1980-1988) et avec les États-Unis (1990-1991), l’embargo (1990-2003), l’invasion de l’Irak (2003), la guerre civile (2004-2008), la guerre contre l’organisation de l’État islamique (2014-2017) ont détruit, en partie ou totalement, les infrastructures sanitaires du pays ; ce qu’il en reste se trouve en état d’extrême fragilité, sans parler de la crise des médicaments, la population ne pouvant espérer accéder qu’à des médicaments périmés ou de basse qualité.
Frontière poreuse avec l’Iran
Dans un tel contexte, les mesures prises par les autorités n’avaient que peu de chance d’être à la hauteur du défi constitué par le Covid-19 et on voit mal comment l’arrivée de la pandémie du Covid-19 ne serait pas une nouvelle catastrophe pour la société irakienne.
De fait, la défiance des Irakiens vis-à-vis de leurs dirigeants s’est d’autant aggravée depuis le début de la crise du Covid-19, que l’Irak partage 1458 kilomètres de frontières avec l’Iran, le premier pays le plus infecté au Moyen-Orient. En effet, pendant plusieurs semaines, les dirigeants irakiens se sont comportés comme si ce qui se passait de l’autre côté de la frontière ne concernait pas les Irakiens, le gouvernement démissionnaire d’Adel Abdel Mahdi ne se décidant à fermer les frontières avec la République islamique de l’Iran qu’une fois la pandémie répandue sur le territoire national. Dans les faits, le passage entre les deux côtés de la frontière ne s’est d’ailleurs jamais interrompu : on constate toujours des mouvements massifs de camions, de pèlerins, de commerçants, d’étudiants religieux, d’agents des milices. À partir du 16 mars, le gouvernement, prenant conscience de la gravité de la pandémie, a mis en place une série de mesures, dont un couvre-feu dans plusieurs grandes villes et une interdiction de circulation entre les provinces. Mais l’efficacité de ces mesures, dans le contexte d’un pays profondément fracturé, demeure un objet de questionnement.
Stigmatisation sociale
L’innocuité des mesures prises par le gouvernement intérimaire n’a pas uniquement des causes politiques : les représentations populaires entravent fortement la mise en œuvre de procédures protégeant la population. Le malade du Covid-19 en Irak est en effet non seulement perçu comme un danger : il est également exclu socialement avec toute sa famille, qui se voit ainsi stigmatisée. Pour certains, le malade est affecté par la colère de Dieu parce qu’il a commis des péchés et mérite donc le châtiment divin. Pour se protéger eux-mêmes et leur famille d’une telle exclusion, beaucoup de malades infectés par le Covid-19 renoncent à aller à l’hôpital, à se tester ou tout bonnement à se déclarer infectés, préférant se faire soigner à domicile ou mourir « dignement » chez eux, pour ne pas devenir la cause de la misère sociale de leur famille[5]. Dans ces conditions, il est plus que probable que le nombre réel des individus infectés par le Covid-19 soit largement supérieur aux chiffres avancés par le gouvernement intérimaire.
Notes :
[1] Les chiffres officiels fournis par le gouvernement sont quotidiennement mis en ligne par Bagdad Today : https://baghdadtoday.news/FlightStats
[2] Le Centre de Sociologie d’Irak a réalisé une enquête sur l’identité nationale en Irak entre le 1er septembre et le 8 octobre 2019. De Bassora à Erbil, 350 individus ont répondu à 125 questions proposées par les enquêteurs.
[3] Iraqi Warcrimes Documentation Center, le 13 janvier 2020 : https://www.facebook.com/photo/?fbid=2609717169247912&set=a.1597707910448848
[4] « En Irak, le premier ministre Adel Abdel Mahdi annonce sa démission », Le Monde, le 29 novembre 2019. https://www.lemonde.fr/international/article/2019/11/29/en-irak-l-ayatollah-ali-sistani-appelle-le-parlement-a-retirer-sa-confiance-au-gouvernement_6021024_3210.html
[5] Entretien de l’auteur avec Ahmad Haj Rachi, député irakien le 8 avril 2020. Voir également l’excellent article de Alissa J. Rubin, « Stigma Hampers Iraqi Efforts to Fight the Coronavirus », The New York Times, le 14 avril 2020. https://www.nytimes.com/2020/04/14/world/middleeast/iraq-coronavirus-stigma-quarantine.html