Par Joseph Daher
Pour quelles raisons le Hezbollah perçoit-il le mouvement populaire qui mobilise la rue libanaise depuis le 17 octobre 2019 comme une menace existentielle et pourquoi s’oppose-il à ses demandes fondamentales ? En revenant sur l’évolution du Parti de Dieu, celle d’un parti anti-système lors de sa création dans les années 1980 devenu l’un des piliers de l’État libanais et de ses politiques néolibérales, ce papier analyse le rôle du confessionnalisme dans la mise en place et le maintien de logiques de domination de classe.
Depuis sa création, sa résistance à Israël a assuré au Hezbollah une grande légitimité populaire au Liban. Pourtant, le Parti de Dieu est aujourd’hui la cible, au même titre que l’ensemble de la classe politique, de la colère de larges pans de la société, ainsi que d’une partie des populations chiites qui constituent le cœur de sa base de soutien[1].
Pour la première fois, le mouvement de contestation a massivement touché les régions à majorité chiite, notamment le sud du Liban et la ville de Baalbeck dans la Bekaa. Dans ces régions, le tandem Amal-Hezbollah, accusé d’avoir empêché le développement socio-économique en imposant des politiques clientélistes et autoritaires, n’a pas été épargné par les manifestants. Durant les premiers jours du mouvement, les bureaux de Mohammad Raad, député et chef du bloc de la « Fidélité à la Résistance[2] », et ceux du député Hassan Fadlallah, dans la ville de Nabatiyeh ont été attaqués par les cortèges[3]. De nombreux jeunes de la banlieue sud de Beyrouth, bastion du parti, ont rejoint le mouvement de contestation au centre-ville. Bien que plus modestes que dans le Sud, les manifestations qui ont eu lieu à Baalbek, ont été marquées par une grande participation de femmes, y compris d’écolières. Pour la première fois de l’histoire du Hezbollah, des voix parmi ses combattants, se sont élevées pour critiquer le positionnement du parti, rejoignant les revendications socio-économiques du reste de la population et dénonçant les alliés politiques du Hezbollah perçus comme corrompus[4]. Au-delà de la population chiite, l’aura du Parti de Dieu a été ébranlée jusque dans ses soutiens médiatiques traditionnels. Cinq journalistes[5] du quotidien Al-Akhbar[6] ont démissionné pour s’opposer à la ligne du journal et de son rédacteur en chef Ibrahim el-Amine[7], explicitement hostiles au mouvement populaire.
Joseph Daher
Chercheur
Enseignant à la Faculté des Sciences sociales et politiques à l’université de Lausanne et Professeur affilié à l’Institut universitaire européen à Florence dans le cadre du projet « Wartime and Post-Conflict in Syria project », Joseph Daher a récemment publié Le Hezbollah, Un fondamentalisme religieux à l’épreuve du néolibéralisme, Paris, éditions Syllepse, 2019 et Syria After the Uprisings: The Political Economy of State’s Resilience, Londres, éditions Pluto Press, 2019.
Alors que le Liban a connu plusieurs vagues de contestation au cours des dernières années, le Hezbollah a systématiquement boycotté les manifestations : celles du début de 2011 appelant à la fin du régime confessionnel, comme celle du mouvement « Vous puez » en 2015[8]. Depuis le début du soulèvement massif commencé le 17 octobre 2019, Hassan Nasrallah a d’abord accusé les manifestants de plonger le pays dans le chaos et d’être les instruments d’un complot étranger et soutenu inconditionnellement le gouvernement et le Président[9]. Le Parti a mobilisé sa base populaire dans les régions à majorité chiite pour une démonstration de force dont le but était de démontrer qu’il gardait le soutien de sa base. Il n’a pas hésité à intimider les manifestants dans différentes localités[10] et à les attaquer au centre-ville de Beyrouth, tandis que dans la ville de Nabatiyeh, des employés municipaux, sympathisants ou affiliés au Hezbollah et à Amal attaquaient des révolutionnaires, faisant plus de 20 blessés[11].
Lors de son discours du vendredi 1er novembre, Nasrallah a adopté un ton plus modéré. Il a appelé à la formation d’un nouveau gouvernement et à un dialogue avec « l’ensemble des forces politiques et les manifestants sincères », tout en s’opposant, avec son allié le Courant patriotique libre (CPL) et le président de la République, Michel Aoun, à la nomination d’un gouvernement composé de technocrates qui exclurait tout représentant des partis politiques comme le réclament une partie des manifestants et certaines forces politiques[12].
Ce papier analyse les raisons pour lesquelles le Hezbollah perçoit le mouvement populaire comme une menace existentielle et pourquoi il s’oppose à ses demandes fondamentales. Pour ce faire, il revient sur l’évolution du Hezbollah, d’un parti anti-système lors de sa création dans les années 1980 à l’un des piliers du système confessionnel et des politiques néolibérales adoptées par l’État libanais. Il explicite en quoi comprendre le positionnement du Hezbollah vis-à-vis de la mobilisation populaire implique de reconnaître le rôle du système confessionnel dans la mise en place et le maintien de logiques de domination de classe.
Notes :
[1] La mobilisation sans précédent, commencée le 17 octobre 2019 à la suite de l’annonce par le gouvernement de nouvelles taxes, notamment sur les applications de messagerie instantanées WhatsApp et sur fond d’une crise économique toujours plus profonde, s’est rapidement étendue à toutes les villes du pays, jusqu’à provoquer la démission du Premier ministre Saad Hariri le 29 octobre 2019. Les manifestants ne dénoncent pas seulement les politiques économiques néolibérales du gouvernement, les mesures d’austérités et la corruption, mais remettent en cause l’ensemble du système confessionnel libanais. Tous les partis politiques confessionnels qui le composent et dominent la vie politique depuis de nombreuses années sont visés par les manifestants, y compris le mouvement du Hezbollah.
[2] Bloc parlementaire affilié au Hezbollah.
[3] Les bureaux du parti Amal et de ses députés ont également été visés. Dans la ville de Tyr, les manifestants ont envahi et incendié le complexe balnéaire Resthouse, qui appartient à l’épouse de Nabih Berry.
[4] Jesse Rosenfield, « Lebanon’s protests divide Hezbollah: Will it strike back? », The Daily Beast, 18 novembre 2019, https://www.thedailybeast.com/lebanons-protests-divide-iran-backed-hezbollah-will-it-strike-back (consulté le 22 novembre 2019) ; تسجيل منسوب لمقاتل في حزب الله: « لوين يا سيد؟ (« Enregistrement attribué à un combattant du Hezbollah “Jusque où, Sayyid ?” »), Al-Modon, 9 novembre 2019, https://www.almodon.com/society/2019/11/9/تسجيل-منسوب-لمقاتل-في-حزب-الله-لوين-يا-سيد?fbclid=IwAR0di8GwMV43nOiVRzgZI76OpZF98accC2QGL12X6jI8uWA0rXRxaEOuBYI (consulté le 12 novembre 2019).
[5] Gilbert Achcar, البلطجة الفكرية وخدّام الاستبداد (« L’intimidation intellectuelle et les serviteurs de la tyrannie »), 17 décembre 2019, https://www.alquds.co.uk/البلطجة-الفكرية-وخدّام-الاستبداد/?fbclid=IwAR36sEgimIcnMtbStlAJWC0UGR_RdgiP67WLVhC2BL5isXUWYMG3xC2SA98 (consulté le 19 décembre 2019).
[6] Fer de lance de la lutte contre Israël et les États-Unis, Al AKhbar est un journal considéré comme proche du Hezbollah.
[7] Jeanine Jalkh, « La contestation de gauche face au Hezbollah », L’Orient le Jour, 5 novembre 2019, https ://www.lorientlejour.com/article/1193921/la-contestation-de-gauche-face-au-hezbollah.html (consulté le 10 novembre 2019).
[8] Le Hezbollah, bien qu’il ait de manière rhétorique soutenu ces manifestations, comme une partie des autres partis confessionnels, les a initialement accusées d’être contrôlées par des acteurs étrangers, et a ensuite affirmé que la lutte contre les takfiristes et l’État sioniste était prioritaire. Hassan Nasrallah a notamment fait valoir que le parti avait adopté une « position neutre à l’égard du mouvement [faute de connaître] son leadership, son projet et ses objectifs ».
[9] « Discours du Secrétaire Général… », Al-Manar, 25 octobre 2019, http://program.almanar.com.lb/episode/86220 (consulté le 20 novembre 2019).
[10] Par exemple à Nabatiyeh, à peine le discours de Nasrallah terminé, les convois des partisans du Hezbollah sont venus encercler les manifestants, ont coupé le courant électrique, plongeant la place devant le Sérail dans l’obscurité. La musique a également été coupée, ce qui n’a pas empêché les manifestants de rester sur la place.
[11] Des membres d’autres partis confessionnels ont également attaqué certains manifestants pour avoir dénoncé leurs chefs respectifs (zaïm). À la suite de ces attaques plusieurs membres du conseil municipal de Nabatiyeh ont démissionné en signe de protestation. Cf. : ست استقالات بلدية في النبطية احتجاجا على قمع حراكها (« Six démissions à la municipalité de Nabatyieh pour protester contre la répression de leur mouvement »), Legal Agenda, 24 octobre 2019, https://www.legal-agenda.com/article.php?id=6037&fbclid=IwAR24mGtRqhvigGUFFEG-jPXqCgyfes-uHsDaXc323fN6QgLzVt9DP0Zqc5w (consulté le 22 novembre 2019).
[12] Demande soutenue par Saad Hariri et d’autres composantes politiques.