Par Julien Théron
Le président Trump a surpris alliés, compétiteurs et ennemis des États-Unis en annonçant une modification significative de la présence américaine au Moyen-Orient. La ligne dessinée par l’annonce du retrait militaire de Syrie fin décembre 2018[1], ainsi que par la déclaration sur l’engagement américain en Irak destiné à « surveiller l’Iran[2] » début février indique une transformation stratégique qui oblige les alliés européens des États-Unis à s’adapter.
Incertitudes sur la ligne stratégique américaine
Si Trump ne cache pas son manque d’appétence pour les organisations internationales ou l’importance des droits de l’homme, définir une « doctrine Trump » en matière de politique étrangère constitue une gageure pour les observateurs tant celle-ci demeure indistincte, ce qui effraie nécessairement les Européens.
Concernant le Moyen-Orient, le président Trump a certes mis à exécution, in fine, la menace relative au franchissement de la « ligne rouge » proférée par le président Obama[3], en frappant la Syrie en 2017[4] et 2018[5]. Cependant, si cette opération a marqué les esprits, elle n’en était pas moins spontanée et isolée, mise en œuvre à peu de frais politiques et militaires, et aucune partie au conflit ne pouvait véritablement être lésée[6]. Cette mesure a été symboliquement forte, mais concrètement très limitée, ou pour le moins insuffisante pour dessiner une politique moyen-orientale, et a fortiori une doctrine.
Inquiétudes européennes
Compte tenu de la crise particulièrement profonde que traverse le Moyen-Orient, plusieurs éléments alertent légitimement les chancelleries du Vieux Continent : la confluence d’intérêts divergents de plusieurs acteurs internationaux, le surarmement de puissances régionales belliqueuses, la célérité et la violence des transformations politiques, les contestations territoriales, l’inquiétante évolution de la conflictualité, l’emprise considérable des groupes armés non étatiques ou encore la profondeur historique des meurtrissures des populations résultant de l’irrespect flagrant des gouvernants à l’égard des normes fondamentales du droit international humanitaire et des droits de l’homme.
Au-delà de leur forte interconnexion géographique, culturelle et commerciale, les pays européens portent aussi un œil particulièrement attentif à la situation politique des pays moyen-orientaux et à l’évolution de l’équilibre stratégique dans la région. Elles redoutent en effet les conséquences politiques en termes sécuritaires et migratoires sur les sociétés européennes, ces deux questions hautement sensibles étant largement instrumentalisées par les forces populistes identitaristes au pouvoir ou dans l’opposition.
Le retrait américain de la lutte contre l’État islamique en Syrie
Si Donald Trump n’a pas de doctrine stricto sensu, il n’a pas moins de certitudes plus ou moins robustes. Tout d’abord, il considère que l’État islamique (EI) a été vaincu. Or, si l’organisation terroriste est retournée dans la clandestinité dès mai 2016, elle n’a pas été vaincue – ce que confirme le renseignement américain[7], contredisant nettement le président. Revenant quelque peu sur ses propos par la suite[8], ce dernier a ajouté de l’incertitude à la surprise et à l’approximation, trois facteurs d’inquiétude en matière sécuritaire vis-à-vis d’une région déjà en déficit de stabilité[9].
Julien Théron
Chercheur associé au CAREP Paris
Analyste du Moyen-Orient, Julien Théron a travaillé pour des institutions nationales, européennes et internationales, pour des think tanks, ainsi qu’auprès de personnalités et mouvements politiques français et moyen-orientaux. Diplômé en sciences, économie, sciences politiques et docteur en philosophie politique, il a enseigné aux universités Saint Joseph de Beyrouth, Versailles-Saint Quentin, Paris Nanterre, Paris 2 Panthéon-Assas et, depuis 2017, à Sciences Po Paris. Spécialisé en policy-making avec une approche régionale et prospective de la géopolitique moyen-orientale, ses principaux thèmes de recherche sont les rapports entre identité, idéologie et stratégie, la gouvernance, l’identification des sources conflictuelles, la structuration multiscalaire et l’interconnexion des conflits, les mutations des pratiques de belligérance, les groupes armés non étatiques et leurs rapports avec les États, ainsi que les processus locaux, régionaux et internationaux de règlement de conflits. Ses analyses peuvent être suivies sur Facebook et Twitter.
La deuxième certitude du président américain est qu’une présence militaire conventionnelle extérieure dans le cadre d’une opération action antiterroriste n’est pas souhaitable. Il s’agit d’éviter de s’engager dans une « guerre longue » dont l’efficacité est en effet largement décriée par les militaires eux-mêmes, qui considèrent qu’une stratégie de contre-insurrection ne peut avoir qu’une issue politique et non militaire. De ce point de vue, la décision de Washington n’est donc pas totalement absurde aux yeux des Européens, mais elle n’en soulève pas moins des problèmes de concertation, de calendrier et de stabilisation de la zone, élément essentiel de la sécurité de l’Europe. En effet, la Maison Blanche a agi sans concerter ses alliés européens, dans une perspective court-termiste – avant que John Bolton, conseiller du président, n’intervienne pour temporiser le retrait. Enfin, aucune stratégie n’a été établie en vue de stabiliser la zone tenue par les Forces démocratiques syriennes, et notamment sur le territoire aussi sensible que stratégique de la frontière irako-syrienne, où l’EI est encore présent et où sont détenus un certain nombre de djihadistes européens.
Réactions européennes
« Je regrette très profondément la décision prise[10] », a annoncé Emmanuel Macron après l’annonce du président américain. Le député européen Guy Verhofstadt, un des fers de lance du Parlement, a quant à lui déclaré : « cela rend les Européens plus vulnérables – et montre à quel point nous avons tort de ne pas disposer d’une force de défense capable de contribuer à stabiliser les régions dans notre voisinage immédiat[11] ».
En dépit de l’annonce américaine et compte tenu de la situation, les Européens ont décidé de maintenir leurs engagements dans la lutte contre l’EI. Preuve en est, nombreux sont les États européens qui participent au Groupe de Forces armées multinationales de l’opération « Inherent resolve » (CJTF-OIR) : dix-sept contribuent aux volets humanitaires et militaires, et neuf autres ainsi que l’Union européenne au volet strictement humanitaire[12].
Quant à la France, la ministre des Armées, Florence Parly, a qualifié la décision du président américain d’« extrêmement lourde[13] ». Paris maintient donc pour le moment son engagement au sol, à faible empreinte mais néanmoins stratégique, au moins jusqu’à la fin de l’opération « Roundup » qui vise l’un des derniers territoires officiellement tenus par l’État islamique, dans la poche d’Hajin. Un retrait américain complet rendrait quasiment impossible son maintien en termes de soutien aérien et de logistique, sans compter les pressions syro-iranienne à l’ouest et turque au nord. Pourtant, comme l’a souligné la ministre des Armées Florence Parly, la menace ne disparaît pas : « Daech est passé à la clandestinité et en mode insurrectionnel […] Daech n’est pas rayé de la carte, ni ses racines d’ailleurs[14] ». Les Nations unies estiment en effet qu’entre 20 000 et 30 000 combattants sont dispersés dans la nature en Syrie et en Irak[15], et le directeur du renseignement américain, Daniel Coats, considère que le but de l’EI est désormais d’exploiter la soumission des populations sunnites en Irak et en Syrie[16].
Retour de la ligne dure américaine à l’égard de l’Iran
Alors qu’un retrait militaire américain de Syrie avantagerait Téhéran[17], le président américain considère que l’Iran, avec ou sans arme nucléaire, demeure une menace. Il défend donc, avec les soutiens israélien et saoudien, la ligne dure néoconservatrice jadis établie par l’administration de George W. Bush. Il y a sur ce point une nette divergence stratégique avec l’Europe.
Le retrait américain du Plan d’action global commun (JCPOA)[18] en mai 2018 a en effet été vu par les capitales européennes comme une rebuffade majeure à l’endroit de la coopération internationale, a fortiori au regard des négociations longues et ardues nécessaires à la conclusion de cet accord, alors considéré par la Haute représentante de l’Union européenne, Federica Mogherini, comme « l’une des plus belles réussites jamais réalisées de la diplomatie[19] ».
La réaction des Européens est apparue unanime : France, Allemagne et Royaume-Uni ont annoncé conjointement « regretter la décision américaine[20] » et vouloir poursuivre la mise en œuvre du JCPOA. Quant à Donald Tusk, le président du Conseil européen, il s’est s’interrogé sur l’impact de la stratégie du président américain sur les relations euro-américaines et sur « ce nouveau phénomène que constitue l’affirmation capricieuse de l’administration américaine[21] ».
Washington entend toutefois maintenir ses sanctions[22], dont l’efficacité sur le programme nucléaire est pourtant contestée[23] et qui sont contraires aux intérêts commerciaux européens[24]. L’Europe tente donc de finaliser un « véhicule spécial » (SPV), c’est-à-dire un système pour permettre à ses entreprises de commercer avec l’Iran, mais un tel montage est aussi techniquement et politiquement complexe que commercialement risqué, provoquant l’ire de Washington[25].
Quelle finalité de la présence militaire en Irak ?
Le basculement stratégique américain pourrait limiter l’impact négatif sur ses alliés par le maintien de sa présence militaire en Irak. Une telle décision rassurerait les Européens eu égard à leur lutte contre l’EI et permettrait à Washington de mettre en œuvre sa politique anti-iranienne. Mais après la reconquête du territoire irakien sur l’EI et les élections parlementaires de mai 2018, l’influence iranienne sur la politique et la sécurité de l’Irak est considérable, et la présence américaine est vue par certains groupes armés appartenant aux Forces de mobilisation populaire (Hashd al-chaabi) comme une occupation[26]. Daniel Coats considère d’ailleurs ces dernières comme la « première menace[27] » à laquelle les États-Unis doivent désormais faire face en Irak.
Sur ce point, non seulement les Européens ne sont pas sur la même ligne que Washington vis-à-vis de l’Iran, mais il est évident qu’ils ne suivront pas la Maison Blanche dans ce qui apparaît comme une tentative aventureuse de transformer le combat contre l’EI en ingérence politique ou même en endiguement des milices pro-iraniennes en Irak.
Qu’il s’agisse de la Syrie, de l’Irak ou de l’Iran, les Européens se démarquent donc sensiblement de la présidence américaine quant aux objectifs, à la stratégie pour y parvenir ou encore aux méthodes employées. Désireux d’œuvrer à la stabilité de la région et de conforter la coopération antiterroriste tout en défendant leurs intérêts économiques, les Européens doivent composer avec une vision divergente de la région et avec un impétueux unilatéralisme, se retrouvant ainsi face à une autonomie stratégique contrainte.
Toute coopération euro-américaine au Moyen-Orient n’est pas pour autant entièrement éculée, loin de là, mais elle tend à se faire plus prudente, plus mesurée, et peut-être plus sporadique, ce qui affecte nécessairement, en retour, les équilibres locaux.
Notes :
[1] Steve Holland et Jonathan Landay, « In Syria retreat, Trump rebuffs top advisers », Reuters, 20 décembre 2018, https://www.reuters.com/article/us-usa-trump-syria-retreat/in-syria-retreat-trump-rebuffs-top-advisers-and-blindsides-u-s-commanders-idUSKCN1OI2TV?feedType=RSS&feedName=worldNews (consulté le 10 février 2019).
[2] Doina Chiacu, « Trump wants U.S. military in Iraq to ‘watch Iran’: CBS interview », Reuters, 3 février 2019, https://www.reuters.com/article/us-usa-security-trump/trump-wants-us-military-in-iraq-to-watch-iran-cbs-interview-idUSKCN1PS0D0 (consulté le 10 février 2019).
[3] Instiguée en 2012 par le président américain Barack Obama, la « ligne rouge » prévoyait des représailles en cas d’utilisation d’armes chimiques.
[4] Michael R. Gordon, Helene Cooper et Michael D. Shear, « Dozens of U.S. Missiles Hit Air Base in Syria », The New York Times, 6 avril 2017, https://www.nytimes.com/2017/04/06/world/middleeast/us-said-to-weigh-military-responses-to-syrian-chemical-attack.html (consulté le 10 février 2019).
[5] Helene Cooper, Thomas Gibbons-Neff et Ben Hubbard, U.S., « Britain and France Strike Syria Over Suspected Chemical Weapons Attack », The New York Times, 13 avril 2018, https://www.nytimes.com/2018/04/13/world/middleeast/trump-strikes-syria-attack.html (consulté le 10 février 2019).
[6] Tom Cooper, « U.S. Cruise Missiles Struck Syrian Base With Impressive Precision », War is Boring, 8 avril 2017, https://warisboring.com/u-s-cruise-missiles-struck-syrian-base-with-impressive-precision/ (consulté le 10 février 2019).
[7] Zachary Cohen, « US intelligence chief contradicts Trump on ISIS defeat », CNN, 29 janvier 2019, https://edition.cnn.com/2019/01/29/politics/world-wide-threat-assessment-syria-isis/index.html (consulté le 10 février 2019).
[8] Aaron Rupar, « Trump can’t decide if the US has defeated ISIS », Vox, 7 janvier 2019, https://www.vox.com/policy-and-politics/2019/1/7/18172063/trump-isis-comment-incoherent (consulté le 10 février 2019).
[9] Paul Salem, « America’s Mideast retreat », Chatham House, non daté, https://www.chathamhouse.org/publications/twt/americas-mideast-retreat (consulté le 12 février 2019).
[10] « Macron dit « regretter très profondément » la décision américaine de se retirer de Syrie », Le Monde avec AFP, 23 décembre 2018, https://www.lemonde.fr/international/article/2018/12/23/macron-dit-regretter-tres-profondement-la-decision-americaine-de-se-retirer-de-syrie_5401594_3210.html (consulté le 18 février 2019).
[11] « Le retrait américain de Syrie, une décision aux lourdes conséquences », Le Point, 19 décembre 2018, https://www.lepoint.fr/monde/le-retrait-americain-de-syrie-une-decision-aux-lourdes-consequences-19-12-2018-2280947_24.php (consulté le 12 février 2019).
[12] « The international coalition to counter ISIL/Da’esh (the ‘Islamic State’) », Briefing, Parlement européen, 17 mars 2015, www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/BRIE/2015/551330/EPRS_BRI(2015)551330_EN.pdf (consulté le 12 février 2019).
[13] Elizabeth Martichoux et Léa Stassinet, « Syrie : « Le travail contre Daesh doit être terminé », affirme Florence Parly sur RTL », RTL, 21 décembre 2018, https://www.rtl.fr/actu/politique/syrie-le-travail-contre-daesh-doit-etre-termine-affirme-florence-parly-sur-rtl-7795999667 (consulté le 18 février 2019).
[14] Florence Parly, « Syrie. La France « reste » militairement engagée malgré le retrait des Américains », Ouest France, 20 décembre 2018, https://www.ouest-france.fr/monde/syrie/syrie-la-france-reste-militairement-engagee-malgre-le-retrait-des-americains-6142399 (consulté le 12 février 2019).
[15] Joseph Hincks, « ISIS Is Still Active in Iraq, Syria and Beyond. This Is What the Threat Looks Like Now », Time, 18 janvier 2019, https://time.com/5506007/trump-isis-victory-islamic-state/(consulté le 12 février 2019).
[16] Zachary Cohen, « US intelligence chief contradicts Trump on ISIS defeat », CNN, 29 janvier 2019, https://edition.cnn.com/2019/01/29/politics/world-wide-threat-assessment-syria-isis/index.html (consulté le 12 février 2019).
[17] Lina Khatib, « Trump’s Withdrawal of U.S. Troops From Syria Will Boost Iran’s Fortunes », Time, 4 janvier 2019, https://time.com/5492934/us-withdraws-troops-syria-iran/ (consulté le 12 février 2019).
[18] Cet accord a été signé à Vienne en 2015 par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, l’Allemagne, l’Union européenne et l’Iran, et vise à contrôler le programme nucléaire iranien en contrepartie de la levée des sanctions économiques qui touchaient le pays.
[19] Jean-Baptiste François, « Iran : les Européens au secours de l’accord sur le nucléaire, après la décision de Trump », La Croix, 9 mai 2018, https://www.la-croix.com/Monde/Moyen-Orient/Iran-Europeens-secours-laccord-nucleaire-decision-Trump-2018-05-09-1200937673 (consulté le 12 février 2019).
[20] Idem.
[21] Grégoire Normand, « À Sofia, l’Europe tente une union de façade face à Trump », La Tribune, 17 mai 2019, https://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/a-sofia-l-europe-tente-une-union-de-facade-face-a-trump-778761.html (consulté le 12 février 2019).
[22] « Iran Sanctions », Resource Center, US Department of the Treasury, https://www.treasury.gov/resource-center/sanctions/programs/pages/iran.aspx (consulté le 12 février 2019).
[23] Philip H. Gordon, « How Sanctions Decision Could Jeopardize the Iran Agreement », interviewé par Zachary Laub, Council on Foreign Relations, 4 mai 2018, https://www.cfr.org/interview/how-sanctions-decision-could-jeopardize-iran-agreement (consulté le 12 février 2019).
[24] « Iran nuclear deal: The EU’s billion-dollar deals at risk », BBC, 17 mai 2018, https://www.bbc.com/news/world-europe-44080723 (consulté le 12 février 2019).
[25] Jean-Pierre Stroobants, « Sanctions américaines contre l’Iran : les difficultés d’une riposte européenne », Le Monde, 2 novembre 2018, https://www.lemonde.fr/international/article/2018/11/02/sanctions-americaines-contre-l-iran-les-difficultes-d-une-riposte-europeenne_5377937_3210.html (consulté le 12 février 2019).
[26] Maher Chmaytelli et Ahmed Aboulenein, « Iran-backed Iraqi groups urge full U.S. withdrawal, hardliners threaten attacks », Reuters, 6 février 2018, https://www.reuters.com/article/us-mideast-crisis-iraq-iran-us/iran-backed-iraqi-groups-urge-full-u-s-withdrawal-hardliners-threaten-attacks-idUSKBN1FQ1LO (consulté le 12 février 2019).
[27] « Hashd al-Shaabi ‘primary threat’ to US in Iraq: Intel chief », Rudaw, 29 janvier 2019, www.rudaw.net/english/middleeast/iraq/290120191 (consulté le 12 février 2019).