22/06/2019

À la cour de récré de Washington, le jeu est à la guerre

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© ill. Hajo Saad, 2019

Par Isabel Ruck, responsable de la recherche et de la coordination scientifique au CAREP Paris

Quand les garçons se mettent à jouer dans la cour de récréation, le jeu de guerre n’est jamais très loin ! Si les garçons déchargeaient leur « agressivité » dans des pistolets imaginaires, ils auraient moins envie de se servir de leurs poings, selon certains experts de l’enfance. Alors que l’on peut pardonner aux enfants leur insouciance face à ce jeu brutal, il n’en est pas de même dès lors qu’il s’agit du président de la plus grande nation du monde. Lorsque ce dernier se met à « jouer à la guerre » l’insouciance devient bêtise humaine.

L’escalade des tensions entre les États-Unis et l’Iran a atteint son apogée ce jeudi, 20 juin 2019. En effet, le président des États-Unis, Donald Trump, a autorisé des frappes sur un certain nombre de cibles iraniennes, telles que radars et missiles, selon le New York Times. Alors que l’opération avait déjà débuté, le Président américain aurait soudainement changé d’avis et ordonné son annulation, selon un haut responsable de l’administration américaine[1].

Un processus d’escalade très risqué

Cette situation est le résultat immédiat d’une phase d’escalade dans laquelle les deux administrations se sont engagées depuis l’incident sur deux pétroliers en mer d’Oman le 13 juin 2019. Washington avait accusé Téhéran d’être à l’origine de cette attaque. Quelques jours plus tard, les Gardiens de la révolution ont abattu un drone-espion américain qui, selon eux, avait violé l’espace aérien iranien, ce à quoi l’administration Trump a riposté en ordonnant l’envoi de 1000 militaires dans la région tout en affirmant qu’elle ne « cherchait pas à entrer en conflit avec l’Iran »[2]. Ce jeu d’« action – réaction », dénudé de toute réflexion et diplomatie, pourrait vite nous conduire au bord d’une nouvelle guerre au Moyen-Orient.

Au fond de ces tensions, se trouve bien évidemment la question sur le nucléaire iranien[3]. Les États-Unis ont appliqué la politique de la « pression maximale » vis-à-vis du régime de Téhéran engendrant des sanctions économiques lourdes pour le pays. L’objectif de cette stratégie de privation n’est désormais plus caché : faire souffrir la population économiquement en espérant que celle-ci se soulève contre le régime en place. Toutefois, cette stratégie qui certes provoque des situations éprouvantes pour la population iranienne (manque de denrées alimentaires, etc.), n’a que peu d’effet sur le régime iranien. Et pour cause, des réseaux de solidarité (religieuse) ou d’économie parallèle arrivent à remplir le vide causé[4].

 La trace de Bolton & Cie

Tous les garçons le savent, dans le jeu de guerre, il y a toujours un stratège, un commandant et un exécuteur. Dans le présent cas, il est évident que le président Trump a endossé le rôle du commandant, mais visiblement sans être sûr de son coup. Les stratèges qui se cachent derrière ce plan de guerre contre l’Iran s’appellent davantage John Bolton, Benjamin « Bibi » Netanyahu, Mohammad Ben Salmane et Mohamed Ben Zayed ; en bref « le clan des B »[5] comme les surnomme le ministre des Affaires étrangères iranien.

En effet, le conseiller pour la Sécurité nationale à la Maison Blanche, John Bolton, nourrit publiquement des ambitions d’une potentielle attaque militaire contre l’Iran depuis 2008. Entre 2012 et 2015 il a appelé à plusieurs reprises dans les médias américains à « bombarder l’Iran »[6]. Il n’est donc pas surprenant de le voir poursuivre actuellement cette stratégie, d’autant plus qu’il a trouvé des alliés de taille en la personne de Bibi Netanyahu et de Mohammad Ben Salmane pour orchestrer son plan. Faut-il rappeler à ce sujet la visite éclair de Bolton auprès de Netanyahu au mois d’août 2018[7] durant laquelle le dossier iranien était au cœur du débat ? Faut-il rappeler encore le discret rapprochement[8] entre Bibi Netanyahu et le prince héritier saoudien, Mohammad Ben Salmane tout au long de l’année 2018 ?

Il va sans dire, qu’il existe une convergence d’intérêts dans la « bande des B » vis-à-vis de l’Iran, que celle-ci porte d’ailleurs sur le nucléaire, les milices iraniennes ou sur l’influence religieuse. Cette convergence n’est cependant pas le fruit de la politique du gouvernement Trump, mais une résultante directe de la politique moyen-orientale de son prédécesseur, Barack Obama. En effet, le rapprochement américain avec Téhéran sur l’accord nucléaire sous la présidence Obama a constitué un moment-clé dans la politique israélo-saoudienne[9]. Alors que des échanges secrets existaient déjà entre ces deux pays, leur alliance face à I’Iran, affichée désormais publiquement, était tout à fait nouvelle et traduit a fortiori un changement des priorités dans le jeu politique régional : le conflit israélo-palestinien n’est plus au centre des évolutions proche-orientales, n’en déplaise aussi à certains de ses défenseurs. En effet, la politique moyen-orientale a profondément muté depuis la guerre d’Irak de 2003 pour arborer le voile de l’identité religieuse. C’est du moins l’instrumentalisation des identités religieuses par les hommes politiques qui a mené à ce bien triste résultat et qui nous donne à voir une lecture simpliste et binaire des évolutions régionales entre un « arc anti-chiite » qui lierait Ryad en passant par Tel Aviv à Washington, contre un « arc chiite » qui comprendrait l’Iran, la Syrie, le Liban et le Bahreïn.

Le spectre d’une nouvelle guerre préemptive forcée par le lobby de l’armement ?

Pour le moment, le régime iranien n’a pas réagi à cette déclaration de guerre lancée par Trump. D’un comportement plus pondéré et finalement plus respectueux aussi du droit international que celui de Trump, le président iranien, Hassan Rohani et son ministre des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, tentent de limiter autant que faire se peut les dérives vers un conflit ouvert entre les deux pays. Cette retenue à la tête de l’État iranien n’est cependant pas partagée par tous les acteurs. Les Gardiens de la révolution sont moins sur la défensive et multiplient les déclarations agressives contre les États-Unis.

Le lancement d’une action militaire avortée au dernier moment constitue donc un mauvais calcul politique de la part des États-Unis, à moins que les Iraniens ne tombent dans ce (trop) gros piège tendu ? D’une part, cette action affaiblit considérablement la position américaine et celle de ses alliés en faveur de l’Iran, qui peut maintenant jouer la carte de la victime d’une tentative d’agression. D’autre part, elle pose aussi un certain nombre de questions qui sont directement liées à la politique et à l’économie nationales américaines.

Dans cette perspective, on notera d’abord que le président Donald Trump ne disposait pas d’une autorisation du Congrès américain pour lancer cette offensive contre l’Iran, ce qui constitue un grave manquement et ce, deux jours après le lancement de sa campagne pour une réélection en 2020. Ensuite, il n’est pas certain qu’une nouvelle guerre au Moyen-Orient séduise réellement sa base électorale et l’opinion publique américaine. En effet, l’une des promesses de la campagne de Trump en 2016 était de « ramener les troupes [engagées en Syrie] à la maison ». Aujourd’hui cette promesse n’est pas encore totalement tenue, puisque 200 soldats sont toujours stationnés en Syrie[10].

En revanche, et c’est là quand même un aspect non négligeable de l’équation, l’industrie de l’armement américain est un secteur en pleine expansion qui emploie actuellement deux millions de personnes à travers tout le pays, un point important pour un président qui a fait du « plein emploi » un objectif de sa campagne. Mais c’est aussi un secteur de l’économie américaine qui dépense plus de 600 milliards de dollars par an et qui a besoin d’un marché pour écouler ses produits et engendrer des recettes. D’où un intérêt de Washington (mais pas seulement) pour toute situation pouvant générer une course à l’armement dans la région du Moyen-Orient. La guerre des autres est devenue le gagne-pain des Occidentaux. Faut-il rappeler que la Syrie et le Yémen ont été tous les deux sacrifiés sur l’autel de l’économie de l’armement pour servir de « terrain de jeu » pour les armes en provenance de l’Europe et des États-Unis. Après la Syrie et le Yémen, serait-ce alors le tour de l’Iran ? Mais les Européens ne semblent pas prêts à suivre cette logique américaine, l’Iran n’étant ni la Syrie ni le Yémen.

Dans tous les cas, les chiffres avancés par une récente étude du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) sont d’ailleurs sans appel : « le volume des transferts internationaux d’armes majeures pour la période 2014-2018 a progressé de 7,8 % par rapport aux années 2009-2013 ». Il n’est pas non plus étonnant que cette étude révèle :

« Les pays du Moyen-Orient ont augmenté de 87 % leurs importations d’équipements militaires entre les périodes 2009-2013 et 2014-2018, ce qui fait qu’ils représentent 35 % du marché [mondial de l’armement]. L’Arabie Saoudite fait largement la course en tête (+192 %) […] Parmi les autres pays de la région à avoir significativement augmenté leurs importations d’armement, on trouve l’Égypte (+206 %), Israël (+354 %), l’Irak (+139 %) et l’Oman (+213 %). »[11]

Quant à l’Iran, il ne faut pas sous-estimer sa capacité militaire, même si certains chercheurs ont pu penser par le passé que « les matériels classiques sont dans leur grande majorité vétustes et nombre d’entre eux ne sont plus opérationnels par manque de pièces de rechange »[12]. Il convient néanmoins de rappeler que la guerre en Syrie et le rapprochement avec la Russie ont permis au pays des Mollahs de se reconstituer un arsenal militaire plus moderne, que le régime n’hésite pas à exposer lors de défilés militaires commémoratifs. Mais la force de dissuasion iranienne ne s’arrête pas là. Plus inquiétant pour Washington et ses alliés devrait être le fait que Téhéran ait considérablement renforcé les effectifs de ses agents d’« action » implantés à l’étranger. Il est évident qu’en cas de conflit contre l’Iran, des attentats contre des cibles américaines et de pays alliés sont à craindre. Les premiers à en payer le prix sont évidemment les pays dans la région du Moyen-Orient directement exposés aux attaques des milices chiites, comme le Hezbollah entre autres.

Il ne serait donc pas étonnant que l’un des pays alliés des États-Unis dans la région ait pu stopper l’élan combatif du gouvernement Trump en demandant l’annulation de l’offensive préemptive à la dernière minute. Depuis George W. Bush, cette logique de la guerre préemptive a fait son chemin auprès des stratèges de la Maison Blanche. En effet, le recours à ce type de frappe serait nécessaire dès lors qu’elle est dirigée contre des États voyous et des réseaux terroristes. Comme les États-Unis accusent l’Iran d’être un État voyou qui, financerait et hébergerait des réseaux terroristes, la logique de guerre préemptive serait, dès lors, doublement justifiée. L’idée étant que celui qui frappe le premier cherche à prendre l’avantage stratégique dans une guerre qui, du point de vue de Washington et de ses alliés, serait de toute façon inéluctable. Il ne serait donc pas surprenant que l’idée d’une frappe préemptive ait été soufflée par Bibi Netanyahu, car les forces israéliennes de Tsahal sont initiées à cette stratégie de guerre, puisqu’elles l’avaient déjà utilisée pour déclencher la guerre des Six-Jours en 1967[13].

Conclusion

Il est vrai qu’après trois ans au pouvoir, on devrait maintenant être habitué aux coups de gueule et aux faux pas diplomatiques du président des États-Unis, Donald Trump. Après tout, si l’on pardonne aux enfants de jouer à la guerre dans la cour de récré, on pourrait tout aussi bien le lui pardonner, tellement son style est puéril, pour ne pas dire irresponsable. Sa décision de lancer une offensive – bien qu’avortée au dernier moment – contre la puissance régionale qu’est l’Iran, relève de la folie. Sa politique de « Fire and Fury »[14] nous a bel et bien conduit au bord de la guerre. Nous sommes sur le fil du rasoir. Ne leur a-t-on pas dit à Washington que le rasoir n’était pas un jouet pour les enfants ?


Notes :

[1] Michael D. Shear et al., « Trump approves strikes on Iran, but then abruptly pulls back », New York Times, 20 juin 2019, https://www.nytimes.com/2019/06/20/world/middleeast/iran-us-drone.html, consulté le 21 juin 2019.

[2] « Tensions avec l’Iran. Washington envoie 1 000 militaires supplémentaires », Ouest France, 18 juin 2019, https://www.ouest-france.fr/monde/etats-unis/tensions-avec-l-iran-washington-envoie-1-000-militaires-supplementaires-6402611, consulté le 21 juin 2019.

[3] Les États-Unis se sont retirés de l’accord sur le nucléaire iranien au mois de mai 2018.

[4] Voir l’exemple des Pasdaran qui ne rechignent pas à fournir de l’aide à la population lorsque le gouvernement faillit:   https://www.lepoint.fr/monde/en-iran-les-sanctions-americaines-entravent-l-aide-humanitaire-08-04-2019-2306467_24.php

[5] Pierre Alonso et Hala Kodmani, « États-Unis-Iran : les faucons s’opposent sur le Golfe », Libération, 14 juin 2019, https://www.liberation.fr/planete/2019/06/14/etats-unis-iran-les-faucons-s-opposent-sur-le-golfe_1733923, consulté le 21 juin 2019.

[6] Peter Beinart, « Bolton keeps trying to goad Iran into war », The Atlantic, 20 juin 2019, https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2019/06/bolton-keeps-trying-goad-iran-war/592108/, consulté le 21 juin 2019.

[7] « Netanyahu et un conseiller de Trump veulent intensifier la pression sur l’Iran », La Croix, 20 août 2018, https://www.la-croix.com/Monde/Netanyahu-conseiller-Trump-veulent-intensifier-pression-Iran-2018-08-20-1300962820, consulté le 21 juin 2019.

[8] Inès Gil, « Israël – Arabie Saoudite : Retour sur un rapprochement discret », Les Clés du Moyen Orient, 20 novembre 2018, https://www.lesclesdumoyenorient.com/Israel-Arabie-saoudite-retour-sur-un-rapprochement-discret.html, consulté le 21 juin 2019.

[9] Elisabeth Marteu, « Israël et les Pays du Golfe : Les enjeux d’un rapprochement stratégique », Étude de l’IFRI, janvier 2018.

[10] « En Syrie, 200 soldats américains resteront après le retrait des troupes », Huffington Post, 22 février 2019, https://www.huffingtonpost.fr/2019/02/22/en-syrie-200-soldats-americains-resteront-apres-le-retrait-des-troupes_a_23675618/, consulté le 21 juin 2019.

[11] Peter D. Wezeman et al., « Trends in International Arms Transfers, 2018 », SIPRI Fact Sheet, mars 2019, https://www.sipri.org/sites/default/files/2019-03/fs_1903_at_2018_0.pdf, consulté le 21 juin 2019.

[12] Alain Rodier, « L’Iran, une puissance incontournable », Note d’actualité n° 38, Centre Français de Recherche sur le Renseignement, avril 2006, https://www.cf2r.org/actualite/l-iran-une-puissance-incontournable/, consulté le 21 juin 2019.

[13] Alia Al Jiboury, « Guerre préventive/Guerre préemptive », Irenées, novembre 2006, http://www.irenees.net/bdf_fiche-notions-175_fr.html, consulté le 21 juin 2019.

[14] « Feu et Fureur » : cette expression fait référence à l’ouvrage du même titre : Michael Wolff, Fire and Fury. Inside the Trump White House. London, Little, Brown Publishers, 2018.