Par Jean-Pierre Filiu
Historien et arabisant, professeur des universités à Sciences Po (Paris)
« Algérie, la nouvelle indépendance », l’essai que je viens de publier au Seuil, s’inscrit dans une recherche que je mène depuis de nombreuses années sur les soulèvements démocratiques dans le monde arabe. J’analyse ces différents soulèvements comme une vague de fond de type révolutionnaire qui ne saurait se réduire aux variations saisonnières d’un quelconque « printemps ». Il s’agit en effet, selon moi, de la poursuite du vaste mouvement d’émancipation collective et individuelle qui a débuté au XIXe siècle avec la Nahda, littéralement la « Renaissance » arabe. Ce mouvement reste inabouti dans le monde arabe, car les indépendances postcoloniales, dont le cycle d’un demi-siècle court de 1922 à 1971, ont été amputées de leur dimension libératrice par les deux décennies de détournement des indépendances, de 1949, coup d’État de Hosni Zaïm en Syrie, à 1969, putsch de Moammar Kadhafi en Libye.
Dans ce cadre interprétatif, le cas algérien est, à bien des égards, extrême, d’abord parce que la lutte de libération contre le colonialisme français est la plus longue et la plus sanglante du monde arabe, ensuite parce que le détournement de l’indépendance intervient durant le même été 1962 où l’indépendance nationale a été proclamée. Car c’est durant cet été que « l’armée des frontières », dirigée par Houari Boumediene (avec Abdelaziz Bouteflika comme homme-lige), fait mouvement depuis le Maroc et la Tunisie, où elle était cantonnée, pour écraser la résistance intérieure, fidèle au Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), qui avait pourtant négocié avec la France le cessez-le-feu et l’indépendance. Cet été de toutes les trahisons voit donc en 1962 se mettre en place un régime profondément militariste, dont le Front de libération nationale (FLN) n’est que la branche civile, de plus en plus vidée de substance politique.
Ce sont les Algériennes et les Algériens qui, en descendant massivement dans la rue, chaque vendredi, depuis le 22 février 2019, ont exprimé avec force leur exigence d’une « nouvelle indépendance », considérant qu’à « l’indépendance du territoire », en 1962, devait enfin succéder « l’indépendance du peuple ». Ils se situent explicitement dans le prolongement du combat algérien de libération anticoloniale, mais en déniant au régime le droit de se l’approprier, et en réhabilitant dans le même élan les figures marginalisées par la propagande officielle : Larbi Ben M’hidi (assassiné par les parachutistes français en 1957), qui affirmait, à rebours des tenants au sein du FLN de la seule et unique lutte armée, « Jetez la révolution dans la rue et le peuple s’en emparera » ; Abane Ramdane (liquidé la même année au Maroc par le commandement de « l’armée des frontières »), qui avait fait endosser par le FLN à la fois la primauté du civil sur le militaire et celle de l’intérieur sur l’extérieur. L’exécution de Ramdane, dont « l’armée des frontières » avait mensongèrement accusé la France, est ainsi ressentie aujourd’hui comme un développement majeur sur la voie qui a conduit, moins de cinq ans plus tard, au détournement de l’indépendance algérienne.
Une telle réappropriation de l’histoire nationale participe, dans la société algérienne, d’un processus plus ample de « mise en mouvement », la traduction littérale de Hirak, le terme générique pour désigner cette contestation populaire sans précédent. Cela fait désormais 46 vendredis que des foules pacifiques et déterminées défilent, dans des dizaines de villes du pays, pour revendiquer un « État civil, et non militaire », sur la base d’une transition démocratique vers une « nouvelle indépendance ». 46 vendredis, mais aussi 46 mardis, la mobilisation du jour férié du vendredi étant relayée, le mardi, par les cortèges d’étudiants, bientôt élargis à la jeunesse en général. Ce Hirak a d’ores et déjà transformé l’Algérie en permettant à sa société de reprendre le contrôle de l’espace public, de manière sereine et citoyenne, et de vivre ainsi ses différences sur un mode apaisé. Là où le régime avait imposé le carcan d’une identité monolithique, le Hirak a redonné aux Algériennes et aux Algériens l’opportunité de vivre leur identité plurielle en identité heureuse, vécue et célébrée sur un mode volontiers festif. Cela représente une avancée considérable dans une Algérie jusque-là posée de manière rituelle en « citadelle de l’arabisme », citadelle par définition « assiégée » dans la propagande officielle, afin de faire taire toute forme de différence, assimilée à une coupable dissension.
Cette redécouverte de l’Algérie par elle-même, dans toute sa richesse humaine et culturelle, est indissociable de la voie non-violente qui a été d’emblée choisie par le Hirak. Celui-ci renoue ainsi avec une tradition trop oubliée de non-violence arabe, un siècle après que la « révolution » (thawra) non-violente du peuple égyptien, en 1919, a obligé le colonialisme britannique, trois ans plus tard, à concéder une indépendance, certes très contrainte, mais qui ouvrait au Caire le demi-siècle des indépendances postcoloniales dans le monde arabe. En outre, le Hirak rompt avec une discutable « fatalité » de la violence qui a fait de l’histoire algérienne, avant comme après 1962, une succession de bains de sang, ou au moins de règlements de compte meurtriers, dont le vainqueur, une fois parvenu au pouvoir, se considérait, non seulement comme le dirigeant du pays, mais aussi comme le premier bénéficiaire des formidables ressources du pays.
Une telle gestion patrimoniale de l’Algérie par la clique au pouvoir est intimement liée à la violence qui a permis d’asseoir et de préserver l’arbitraire et l’opacité d’un tel pouvoir. Car, après différentes mutations du système/régime (le terme nizâm est le même en arabe), les « décideurs » militaires, ainsi que sont désignés les quelques généraux à la tête effective du pays, avaient trouvé en Bouteflika, en 1999, la façade civile la plus confortable pour leurs intérêts. Alors même que le président algérien était impotent depuis son AVC de 2013, ces « décideurs » ont opté pour la reconduction du statu quo avec l’annonce de la candidature de Bouteflika à un cinquième quinquennat. Cette provocation de trop, perçue comme une humiliation, a jeté les foules algériennes dans la rue et a donné naissance au Hirak, qui a depuis obtenu la démission de Bouteflika (en avril 2019), le report d’un premier scrutin présidentiel (prévu en juillet) et le désaveu cinglant de la présidentielle du mois dernier, avec un taux d’abstention de 60 %, selon les chiffres officiels, sans doute bien plus important dans la réalité.
Le chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah, véritable « homme fort » du pays, malgré son modeste titre officiel de « vice-ministre » (de la Défense), est propulsé sur le devant de la scène après la chute de Bouteflika. Il s’exprime dès lors au moins une fois par semaine, toujours depuis une enceinte militaire, là où les « décideurs » militaires se tenaient jusqu’alors dans l’ombre et dirigeaient le pays en coulisses. Cette exposition sans précédent de la nature militarisée du pouvoir réel a été consacrée lors des véritables funérailles d’État organisées en l’honneur de Gaïd Salah, décédé d’une crise cardiaque, peu après « l’élection » de son protégé Abdelmadjid Tebboune à la présidence de la République. Cette disparition brutale laisse cependant un vide au sommet du pouvoir algérien : le général Saïd Chengriha, jusque-là chef d’état-major de l’armée de Terre, est nommé chef d’état-major « par intérim » (sic), tandis que le portefeuille de la Défense reste vacant, ce qui évite d’avoir à nommer un nouveau « vice-ministre ».
Ce flottement au sommet correspond à l’épuisement multiforme d’un système/régime à bout de souffle et en bout de course. Ce flottement est la cause principale du marasme préoccupant dans lequel est plongée l’économie algérienne, du fait de l’arbitraire de son fonctionnement à la fois rentier et prédateur, arbitraire aggravé par la récente purge du patronat au nom d’une « campagne contre la corruption » (selon la terminologie officielle) qui avait tout l’air d’une « alternance clanique » (selon un des slogans du Hirak). Après avoir gâché, voire saboté, tout au long de 2019, les occasions d’ouvrir un dialogue authentique, le régime aborde l’année 2020 sans la figure tutélaire, mais étouffante, de Gaïd Salah. Il peut dès lors oser des gestes qui paraissaient inconcevables au chef d’état-major récemment défunt. Rien n’indique à ce stade qu’il soit résolu à accomplir de tels gestes.
Le préalable indispensable à tout processus de dialogue réside en effet, d’une part, dans la libération inconditionnelle de tous les détenus d’opinion et, d’autre part, dans la garantie effective des libertés publiques (de réunion, d’expression ou de manifestation). Les récentes libérations de détenus d’opinion ont été aussi arbitraires que les incarcérations qui les avaient précédées et elles ne concernent pas encore tous les militants pacifistes ainsi injustement emprisonnés. Quant au champ médiatique et aux facilités de réunion, ils demeurent obstinément verrouillés. Tant que ces mesures de confiance élémentaires n’auront pas été adoptées, le Hirak n’aura aucune raison de croire aux velléités présidentielles d’ouverture. En revanche, si ce pas est enfin franchi par le régime, le Hirak, dont la capacité d’organisation est d’ores et déjà impressionnante, trouvera alors la formule de participation au dialogue la plus respectueuse de sa propre diversité et la plus prometteuse d’une transition démocratique pour l’Algérie.