28/02/2023

Arrestations et dérapages racistes en Tunisie : les logiques du saïedisme

visuel texte arrestation en Tunisie

Par Hatem Nafti

Depuis le 11 février 2023, les arrestations d’opposants se multiplient en Tunisie. La plupart du temps, elles interviennent dans des conditions particulièrement spectaculaires, se déroulant la nuit et/ou pendant les week-ends. Dans certains cas, des personnalités proches du régime annoncent sur les réseaux sociaux les arrestations avant même que celles-ci n’aient lieu. Des éléments de l’instruction sont également distillés en toute illégalité par les mêmes protagonistes, qui ne sont jamais inquiétés. Face au silence des autorités compétentes (police, justice), les observateurs doivent composer avec la version des avocats et les accusations de « complot » et de « traitrise » lancées par un président de la République qui indique que la culpabilité des accusés est établie. Pourtant, le coup de filet, qui a commencé par l’homme politique Khayam Turki, pour toucher ensuite des profils différents de l’opposition au régime en place, porte sur plusieurs affaires et procédures séparées. Par exemple, deux anciens hauts magistrats, accusés dans des affaires distinctes, ont été interpellés quasi simultanément. Un autre ancien député, Walid Jallad, est poursuivi pour des affaires de droit commun. Le directeur général de la radio Mosaïque FM, dont l’émission Midi Show est la plus critique envers le régime, a d’abord été mis en détention par le parquet financier, avant de se retrouver sur la liste des « comploteurs » visant des personnalités arrêtées. Vendredi 24 février 2022, les chefs d’accusations ont été divulgués. Si chaque prévenu est reconnu coupable, il encourt plusieurs fois la peine capitale. Après les premiers mandats de dépôt, une partie de la défense a décidé d’arrêter les plaidoyers, estimant que les conditions d’un procès équitable n’étaient pas réunies.

Parallèlement à cette affaire, le président Kaïs Saïed a réuni, mardi 21 février, un conseil de sécurité pour parler « des hordes de migrants illégaux » venant d’Afrique subsaharienne, rattachant ce mouvement migratoire à un complot ourdi contre « l’équilibre démographique ».  Le président reprend ainsi la théorie du Grand remplacement de Renaud Camus pour la décliner localement.

Hatem Nafti

Hatem Nafti

Essayiste franco-tunisien, Hatem Nafti est l’auteur de Tunisie, dessine-moi une révolution (l’Harmattan, 2015), De la révolution à la restauration, où va la Tunisie ? (Riveneuve, 2019) et de Tunisie, vers un populisme autoritaire ? (Riveneuve, Nirvana, 2022). Il est également membre de l’Observatoire tunisien du populisme et collaborateur régulier avec Nawaat et Middle East Eye.

 En Tunisie, une formation politique groupusculaire, le Parti nationaliste tunisien (PNT), a réussi, en quelques mois, à imposer cette théorie raciste et complotiste dans le débat public, la comparant à l’installation de juifs en Palestine mandataire au début du XXe siècle. Maniant avec beaucoup d’habileté les codes des réseaux sociaux, le Parti est notamment passé par les groupes et pages Facebook, dont certains comptent plus de deux millions de membres, dans un pays de 12 millions d’habitants. Agissant comme une formidable chambre d’écho, ces « bulles de confirmation » ont été un élément central dans la campagne présidentielle de 2019. Selon le rapport de la Cour des comptes relatif à ce scrutin, Kaïs Saïed, qui ne disposait d’aucune page officielle sur Facebook, comptait entre 14 et 30 pages officieuses[1]. L’hyperactivité du PNT sur les réseaux sociaux a fini par lui ouvrir les portes des médias mainstream. Ainsi, le 25 janvier 2023, la chaîne privée Carthage plus a invité son porte-parole, Sofiane Ben Sghaier, dans l’émission Belamara, animée par Borhen Bsaiess, ancien propagandiste en chef du régime de Ben Ali. Pendant près d’une heure, le dirigeant a eu l’occasion de fourbir ses arguments. Durant ce passage, la production a diffusé un micro-trottoir réalisé dans différents quartiers de Tunisie connaissant une importante présence subsaharienne. Les personnes interrogées ont unanimement exprimé une défiance envers la présence d’ «Africains ». La production, qui s’est désolidarisée de ses propos, a tenu à souligner qu’aucune personne interrogée ne s’est distinguée par un propos bienveillant. Après la tribune qui lui été offerte à une heure de grande écoute, le PNT a été invité dans plusieurs autres médias. Le 21 février, quelques heures avant la publication du discours présidentiel stigmatisant les « hordes de migrants », le représentant du PNT a été reçu dans le talk-show politique de la Télévision nationale. Or, selon le président du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), Mohamed Yassine Jlassi, cette émission est interdite aux partis politiques depuis le coup d’État du 25 juillet 2021. Sans surprise, le PNT a publié un communiqué de soutien au président de la République, estimant que les autorités devaient prendre davantage de mesures[2].

Si les propos du chef de l’État ont provoqué l’indignation de plusieurs organisations de la société civile, ils ont été plutôt favorablement accueillis par les soutiens du président. Les réactions à la publication Facebook annonçant la position de Carthage sont très largement favorables à la parole présidentielle. Sur de nombreux médias, les chroniqueurs partisans de Saïed ont oscillé entre soutien sans faille, justification et relativisation de la dangerosité du propos. Sur Shems FM, le chroniqueur Mehdi Mannai affirme que face à une question relevant de la sécurité nationale, il n’avait aucun problème à se déclarer « raciste ». Relancé par sa consœur Maya Ksouri afin qu’il précise son propos, il persiste en indiquant qu’il établissait une hiérarchie entre les Libyens et les Subsahariens.

Les déclarations de Saïed ont un écho international. Plusieurs médias d’Afrique subsaharienne francophone s’emparent de l’affaire et relaient les témoignages de migrants légaux et illégaux qui racontent les difficultés administratives qu’ils rencontrent et l’hostilité dont ils font l’objet. En France, l’ancien candidat à l’élection présidentielle de 2022, Éric Zemmour, adepte de la théorie du Grand remplacement, apporte son soutien à Kaïs Saïed.

Face à l’indignation d’une partie de la société civile, le président tunisien s’est défendu de tout racisme. Profitant d’un entretien avec le ministre de l’Intérieur, Ridha Charfeddine, il indique, dans une vidéo publiée sur Facebook que son propos ne visait que les migrants clandestins et que l’État était en droit de défendre ses frontières. Tenant à rassurer les Subsahariens résidant en Tunisie, il rappelle que  seul l’État est habilité à intervenir pour régler la question migratoire. En effet, plusieurs groupes ont annoncé leur intention d’organiser des marches contre la présence subsaharienne. Si la parole présidentielle a tenté de désamorcer la polémique, elle n’a pas pour autant récusé la thèse de la menace sur l’équilibre démographique en Tunisie. Depuis ce discours, les associations antiracistes ont recensé une sensible augmentation des attaques visant des personnes noires, y compris des citoyens tunisiens. Dans un communiqué en date du 25 février 2022, l’Union africaine « condamne fermement » les propos visant les migrants subsahariens et allant à l’encontre de la lettre et de l’esprit des principes régissant l’Organisation. Elle rappelle en outre que les autorités tunisiennes sont tenues, par les conventions internationales et africaines, à traiter avec dignité tous les migrants.

Si, à première vue, les deux séquences peuvent paraître distinctes, elles sont intimement liées à la nature du régime qu’est en train d’installer Kaïs Saïed depuis son coup d’État du 25 juillet 2021. Profitant de l’aggravation de la crise sanitaire et du mécontentement populaire, le chef de l’État, élu avec des prérogatives limitées, décrète l’état d’exception. En violation de l’article qui encadre cette situation[3], il gèle le Parlement, limoge le Chef du gouvernement et lève l’immunité parlementaire de tous les députés de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Le 22 septembre 2022, il s’attribue les pleins pouvoirs en matière législative et exécutive. Il dissout l’Instance supérieure pour le contrôle de la constitutionnalité des projets de loi et immunise ses décrets-lois contre tout recours. En dehors des chapitres relatifs aux droits et libertés, tous les articles constitutionnels allant à l’encontre des décrets-lois présidentiels sont frappés de caducité.

Dans les mois qui suivent, il limite ou supprime tous les contre-pouvoirs imaginés après la chute de Ben Ali pour éviter le retour au despotisme. Il dissout le Conseil supérieur de la magistrature élu en 2016 et le remplace par une instance provisoire dont les membres sont nommés ès-qualités ou choisis parmi des juges à la retraite. Le sort de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISE) est similaire, sa composition est remaniée et tous ses membres sont choisis par le président.

Après une consultation en ligne à laquelle n’a participé que 5 % du corps électoral, Saïed annonce son intention de soumettre à référendum une nouvelle Constitution. Il charge une commission consultative, largement dominée par ses proches, de lui proposer un projet de Loi fondamentale. Pourtant, la version présentée aux électeurs met de côté l’essentiel du texte qui lui a été soumis par la commission consultative.

La nouvelle Loi fondamentale affaiblit considérablement les contre-pouvoirs du Parlement au profit d’un président hyperpuissant et à l’abri de toute responsabilité politique et pénale. Les députés, dont le mandat est désormais impératif, peuvent faire l’objet d’une révocation par les électeurs, contrairement au chef de l’État. L’affaiblissement de l’institution législative est accentué par une loi électorale dirigée contre les partis. Désormais, les députés sont élus sur le territoire d’une ou de plusieurs délégations (sous-préfectures) et s’engagent sur un programme. Si les formations politiques n’ont pas l’interdiction de présenter des candidats, ceux-ci n’ont plus le droit au financement partisan. Ces éléments sont de nature à empêcher l’émergence de groupes politiques cohérents à même de contrebalancer le pouvoir exécutif.

En plus du volet institutionnel, le projet de Saïed entend modifier les rapports de production. Il a instauré pour ce faire deux mécanismes. Des « entreprises communautaires », une forme de coopératives créées dans une localité (généralement une délégation) et dont les souscriptions sont ouvertes à chaque citoyen inscrit sur les listes électorales du territoire. Si ces structures peuvent être librement créées, elles sont soumises à la discrétion de l’exécutif qui peut émettre des « remarques » contraignantes s’agissant de leur fonctionnement. Elles peuvent disposer de concessions sur des biens et terres gérés par l’État. Ces projets sont en partie abondés par le mécanisme d’amnistie pénale qui permet à des « corrompus » désignés par une instance dépendant directement de la présidence, de financer des projets dans les régions défavorisées. Ainsi, dans tout l’édifice saïedien, le rôle du chef de l’État, et dans une moindre mesure de l’exécutif, est prépondérant. Pour mener à bien cette révolution, tout contre-pouvoir doit être écarté.

La Constitution saïedienne se caractérise aussi par une forte empreinte identitaire. Le texte inscrit la Tunisie dans la Oumma (Communauté des croyants) islamique et charge l’État d’appliquer les finalités (maqasid) de l’islam. Il y inclut notamment les conditions imposées aux candidats aux élections nationales. Pour le postulant à la présidence de la République, au préalable de l’islamité du postulant (en vigueur dans le texte de 2014), s’ajoute l’obligation d’avoir ses deux parents et ses grands-parents de nationalité tunisienne. Il s’agit d’une résurgence de la Loi fondamentale de 1959 votée dans la foulée de l’indépendance, dans un contexte de décolonisation. Pour la députation, le candidat doit être né de deux parents tunisiens. Ces éléments renforcent la vision nationaliste et nourrissent la suspicion dont font l’objet les binationaux, qui ne peuvent plus se présenter aux élections dans les circonscriptions situées sur le territoire tunisien.

L’autre caractéristique du pouvoir saïedien est le recours systématique au complot. Dans les discours présidentiels, il est souvent question de forces occultes qui veulent punir le peuple. Le chef de l’État pointe – sans jamais les nommer – les « traîtres » et autres « tumeurs » qu’il faudrait éradiquer. La crise économique est souvent renvoyée à une conspiration visant à affamer les Tunisiens. Durant les premiers mois qui ont suivi le tour de force, le président s’est fait filmer dans des descentes visant des entrepôts où aurait été illégalement stockée de la marchandise. Le pouvoir a, à plusieurs reprises, évoqué des tentatives d’assassinat visant Saïed ou ses proches. Ces déclarations éphémères n’ont jamais fait l’objet de suivi, ne serait-ce que pour rassurer les citoyens.     

Des mois durant, en dépit de l’aggravation de la situation économique, les instituts de sondage ont martelé l’idée d’une adhésion populaire, bien que celle-ci ait été relativisée par certains faits. Les marches de soutien, organisées durant les premiers mois, n’ont jamais été des marées humaines. Le maximum de mobilisation obtenue par le régime a été atteint au moment du référendum où à peine 28 % du corps électoral s’est prononcé pour la nouvelle Constitution. Dans chacun des deux tours des élections législatives, seul 11 % du corps électoral s’est rendu aux urnes. Si la personnalité de Saïed demeure largement en tête, tout sondage confondu, sa cote de popularité a sensiblement baissé et le soutien à son projet, notamment à son pendant législatif, est très faible.

Quand l’opposition politique et les forces sociales ont souligné cet état de fait et appelé au dialogue, voire au départ du président, le régime s’est raidi et a mobilisé la théorie du complot. La plupart des personnes arrêtées depuis le 11 février sont accusées de complot contre la sécurité de l’État bien que leurs avocats dénoncent des dossiers vides et que les autorités judiciaires se refusent à tout commentaire. La forme spectaculaire des arrestations et leur aspect feuilletonnant assurent une adhésion à l’action du président contre « les ennemis du peuple ».

Le discours sur « les hordes de migrants subsahariens » s’inscrit aussi dans cette rhétorique du complot qui vise « la composition démographique » du peuple tunisien en tentant de gommer ses composantes arabe et musulmane. Surfant sur une négrophobie latente sur fond de crise économique, cette théorie s’adresse à l’intime et donne au président le rôle du sauveur de la nation. Elle permet au passage de diaboliser les ONG nationales et internationales œuvrant dans le domaine humanitaire en les faisant passer pour des complices du complot ourdi contre le peuple. Autant d’éléments qui ont déjà été employés avec succès par les populistes identitaires des pays du Nord. De leur côté, les arrestations spectaculaires et les éléments d’enquêtes, distillés en toute impunité sur les réseaux sociaux, permettent d’exciter les bas instincts de vengeance visant les anciennes élites réticentes au projet de Saïed.

Alors que la situation économique s’aggrave et que les autorités négocient un plan d’austérité avec le FMI, le régime tunisien a tout intérêt à affaiblir les contre-pouvoirs pour mettre en œuvre des mesures impopulaires. La diabolisation de toute forme d’opposition et la création d’ennemis de l’extérieur et de l’intérieur permettent à Saïed de se maintenir au pouvoir, non par adhésion à son projet mais par une agrégation de rejets. Bien que le rythme semble s’être accéléré, les derniers évènements s’inscrivent dans la continuité d’un projet aux airs messianiques présenté par son porteur comme « pouvant changer le cours de l’Histoire[4] ». Dès lors, la critique devient blasphématoire et l’opposition criminelle. Compte tenu du peu d’adhésion populaire sur le fond du projet, Saïed soigne la forme en désignant à la vindicte populaire ses opposants, présentés comme ennemis de l’intérieur, et les migrants irréguliers considérés comme les éléments d’une conspiration visant à s’attaquer à l’essence de la « tunisianité ».   


Notes :

[1] Compte tenu du caractère officieux des pages, le rapport s’est basé sur l’estimation de trois sources : l’Agence tunisienne d’internet (30), l’Instance supérieure indépendante des élections (14), les organisations de la société civile spécialisées en matière électorale (22). A titre de comparaison, son concurrent au second tour, Nabil Karoui, disposait de 3 pages selon l’Agence tunisienne d’internet et de 22 pages selon les organisations de la société civile.

[2] Communiqué du PNT (en arabe) : https://bit.ly/3ZGRtED

[3] Article 80 de la Constitution de 2014 : « En cas de péril imminent menaçant l’intégrité nationale, la sécurité ou l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le président de la République peut prendre les mesures qu’impose l’état d’exception, après consultation du Chef du gouvernement, du président de l’Assemblée des représentants du peuple et après en avoir informé le Président de la Cour constitutionnelle. Il annonce ces mesures dans un message au peuple. Ces mesures doivent avoir pour objectif de garantir, dans les plus brefs délais, le retour au fonctionnement régulier des pouvoirs publics.
Durant cette période, l’Assemblée des représentants du peuple est considérée en état de session permanente. Dans cette situation, le président de la République ne peut dissoudre l’Assemblée des représentants du peuple et il ne peut être présenté de motion de censure contre le gouvernement.
Trente jours après l’entrée en vigueur de ces mesures, et à tout moment par la suite, la Cour constitutionnelle peut être saisie, à la demande du président de l’Assemblée des représentants du peuple ou de trente de ses membres, pour statuer sur le maintien de l’état d’exception. La Cour prononce sa décision en audience publique dans un délai n’excédant pas quinze jours. Ces mesures prennent fin dès la cessation de leurs motifs. Le président de la République adresse à ce sujet un message au peuple. »

[4] Voir par exemple le discours présidentiel du 13 décembre 2021 : https://www.youtube.com/watch?v=X-hNEVYEjFI