Beyrouth polarise souvent les études historiques et sociologiques qui s’intéressent au lien entre la ville et la modernité. Riche d’une histoire ancienne et réputée pour son école de droit à l’époque romaine, Beyrouth n’était plus au début du XIXe siècle qu’une petite ville de cinq mille habitants, lorsque la modernité y fit irruption. Or à la fin du même siècle, elle s’était transformée en une métropole de plus de cent mille habitants.
Si l’on examine la bourgade qu’elle était encore au début du XIXe siècle, Beyrouth ne répondait à aucun des critères propices au développement urbain, tels que définis par les jurisconsultes (fuqaha) jusqu’alors : elle n’hébergeait ni juge, ni tribunal, ni siège de gouverneur, et ses conditions naturelles (comme l’accès à l’eau ou l’agriculture par exemple) n’étaient pas favorables.
Khaled Ziadeh
Khaled Ziadeh est le directeur de la branche beyrouthine du Centre arabe de recherche et d’études. Professeur universitaire et chercheur en histoire culturelle, il a été ambassadeur du Liban et délégué permanent auprès de la Ligue arabe. Il est également l’auteur de La ville arabe et la modernité, paru aux Éditions de l’Atelier en 2024.
Pourtant en quelques années seulement, après avoir été adoptée comme le port incontournable dans la région par les marchands et les consuls européens, Beyrouth connut une expansion démographique et géographique spectaculaire. Certes, d’autres villes telles Tripoli et Alexandrette avaient elles aussi connu au cours des siècles précédents la prospérité grâce à leurs activités portuaires. Mais, à l’image d’Alexandrie, c’est une véritable ville-port que Beyrouth devint alors, emblématique de la progression hégémonique à l’époque du capitalisme sur l’économie mondiale.
Bien que les chercheurs attribuent l’essor de Beyrouth aux huit années d’occupation égyptienne, de 1832 à 1840, et à l’établissement au cours de cette période de la quarantaine sanitaire près de son port, son adoption en tant que centre de commerce par les marchands étrangers lui est néanmoins antérieure. Résidant jusqu’alors à Saint-Jean-d’Acre pour beaucoup, les marchands se réfugièrent en 1799 massivement à Beyrouth pour fuir Djezzar Pacha, lorsque le gouverneur ottoman voulut monopoliser le commerce et assiégea militairement les Français.
Charles Issawi écrit : « L’expansion du commerce beyrouthin permit aux négociants français de consolider leur position dans cette ville et d’y réaliser d’importants profits. Le port de Beyrouth, qui ne connaissait jusqu’en 1814 qu’un unique marchand européen, devint en moins d’un siècle l’un des ports commerciaux les plus actifs de la côte levantine. Aussi peut-on dire sans exagérer que c’est l’établissement des maisons de commerce européennes qui donna à Beyrouth toute son envergure, après que les Français aient été chassés de la province de Saint-Jean-d’Acre »[1]. Il ne fait toutefois aucun doute que les mesures prises par le wali d’Égypte Ibrahim Pacha, ainsi que les garanties accordées aux Européens et la mise en place de la quarantaine sanitaire, accélérèrent à leur tour le développement de Beyrouth. Ainsi, Charles Issawi estime qu’ « en 1838, il y avait à Beyrouth 67 maisons de commerce, dont 11 françaises, 8 anglaises, 14 d’autres nationalités, et 34 appartenant à des musulmans et chrétiens locaux. »[2]
Dans son Histoire de Beyrouth publiée en 2003, Samir Kassir offre une lecture approfondie de l’histoire de la ville – ce qui soit dit en passant rend le monument érigé dans le centre-ville en son honneur, après son assassinat le 2 juin 2005, plus édifiant encore. Le travail de Kassir sur la ville est si exhaustif qu’il est difficile d’en trouver un équivalent dans le domaine. Après un retour sur son histoire ancienne, Kassir s’intéresse à l’exception que représenta Beyrouth parmi les villes et capitales du monde arabe, et qu’il décrit en ces termes : « Place bancaire,ville universitaire, capitale de la presse et de l’édition arabes, centre hospitalier, port de transit, nœud de correspondances aériennes, marché ouvert à toutes les transactions commerciales ou bancaires, des plus banales ou plus douteuses, Beyrouth remplit bien des fonctions qui dépassent le cadre territorial de la République libanaise. »[3]
Kassir considère qu’il existe globalement deux approches pour étudier l’histoire de la ville : celle des archéologues, qui se concentrent sur le passé antique, et celle des historiens contemporains, qui font débuter leurs travaux à l’époque ottomane[4]. Kassir, lui, adopte la première approche pour explorer l’histoire de Beyrouth, et la seconde pour analyser l’essor de sa modernité. La gloire antique de Beyrouth remonte à l’empire romain, à l’époque où le site devint une colonie florissante. Les fouilles archéologiques révèlent des vestiges tels que des thermes et des tombeaux, entre autres édifices. Sa renommée était alors principalement fondée sur son école de droit, dont le prestige atteignit son apogée au Ve siècle après J.-C., avant que la ville ne soit détruite par un tremblement de terre et sombre dans l’oubli pour les cinq siècles suivants. Beyrouth ne réapparût dans l’historiographie qu’à la faveur des Croisades.
Sous l’Émirat du Mont-Liban conduit par Fakhreddine II (1590-1635), Beyrouth fut considérée, d’après les panégyriques, comme la capitale de l’État nouvellement fondé. L’émir accorda une grande attention à Beyrouth, qu’il planta d’arbres, agrémenta de jardins et dota d’un palais dont la construction fut supervisée par un architecte italien. Il fit également ajouter une tour à la mosquée de l’Émir Munzer, en 1620.
Au cours du dernier quart du XVIIIe siècle, Beyrouth devint un temps le théâtre des tensions internationales en cours. En pleine guerre entre les Ottomans et les Russes, le gouverneur de la Palestine, Daher al-Omar, et l’émir du Mont-Liban, Youssef al-Chehab, sollicitèrent la flotte russe, qui bombarda Beyrouth en 1773.
L’année où Beyrouth se rendit sans résister au wali égyptien Ibrahim Pacha, sa population s’élevait alors à près de vingt-mille habitants. Un conseil administratif y fut créé, composé à parts égales de musulmans et de chrétiens. On construisit également un lazaret (la Quarantaine), qui fit bientôt de Beyrouth une escale obligatoire pour tous les navires. Avant le milieu du siècle, la ville s’était remplie de consulats représentant presque toutes les nations, d’institutions commerciales, d’hôtels, d’entrepôts entièrement équipés ainsi que d’un luxueux casino, sans pareil dans les autres ports. Ce développement fit perdre à Tripoli comme à d’autres escales du littoral syrien leur importance.
À partir de 1830, Beyrouth connut une explosion démographique, consécutive à l’exode syrien qui atteignit son apogée en 1860. Venant s’ajouter aux événements survenus au Mont-liban, le succès économique de Beyrouth constitua un facteur d’immigration tel, qu’il précipita l’expansion de la ville et avec elle, la mise en place d’un réseau de transports qui transforma la vie de ses habitants. Une société locale d’hommes d’affaires se constitua, qui accapara une partie du commerce européen. L’économie fut la porte d’entrée pour le retour du système des millets, basé sur un principe fondamental – la protection des communautés non-musulmanes – exploité par les commerçants chrétiens, explique Samir Kassir[5].
Malgré sa modernité inspirée des modèles occidentaux, Beyrouth resta une ville marquée en profondeur par les réformes ottomanes, qui se caractérisèrent par la création de conseils dans les wilayas et une urbanisation accélérée, avec l’expansion du bâti et des jardins publics. L’esprit de la réforme animait les gouverneurs, les fonctionnaires locaux et les notables, convaincus que cette voie représentait l’avenir.[6]
Beyrouth devint ainsi la ville de la renaissance culturelle, fruit de l’influence conjuguée des missionnaires étrangers et des élites locales. De nombreuses associations culturelles virent le jour, ainsi que des journaux, des écoles missionnaires, nationales et confessionnelles. Des personnalités beyrouthines comme Boutros al-Boustani, Ahmad Fares al-Chidiaq et Nasif al-Yaziji s’imposèrent alors comme traducteurs, linguistes et penseurs de la Nahda. Mais tout cela ne suffit cependant pas à effacer les divisions, et les tensions interconfessionnelles s’intensifièrent bientôt. Par ailleurs, à cause d’une économie basée sur le trafic et la contrebande, la ville vit émerger le phénomène des « Qabaday », qui devinrent bientôt les maîtres de la rue.
Samir Kassir raconte le Beyrouth du nationalisme arabe et des tendances réformistes, qui devint sous le Mandat le centre de l’autorité française au Liban et en Syrie. Les manifestations de la francisation s’accentuèrent à Beyrouth. Au cours de la première décennie du mandat, la ville se transforma en un vaste chantier urbain, avec la mise en place notamment d’un réseau d’égouts et d’éclairage public électrique[7]. Plus que toute autre ville arabe, Beyrouth connut des transformations sociologiques qui l’élevèrent au rang de capitale de la modernité. « La Suisse de l’Orient », disait-on, le centre de la presse arabe, le symbole de l’émancipation des femmes. Cela n’empêcha cependant pas l’émergence de tensions dues au pluralisme confessionnel. Le confessionnalisme prit de plus en plus de poids, notamment en s’articulant autour d’une pratique clientéliste bien structuré qui marginalisa ainsi la société politique libanaise au profit de certaines familles influentes, analyse Kassir[8].
Fort de plus de sept cents pages, le livre de Samir Kassir dépeint Beyrouth comme le foyer de la gauche arabe, et aborde la création théâtrale, les manifestations étudiantes des années 1960, la montée des extrémismes, le début de la guerre le 13 avril 1975, et la reconstruction post-conflit, qui jalonnèrent l’histoire contemporaine de la ville. Cet ouvrage exhaustif et riche en illustrations relève le défi de présenter Beyrouth comme une ville tant unifiée que divisée, en faisant la lumière sur son rôle pionnier mais aussi sur les différents freins qui l’entravèrent – reflet du paradoxe entre sa passion pour la modernisation et son attachement aux visions politiques locales étroites.
Impulsée par le dynamisme de son port, c’est la Nahda qui nourrit l’essor de Beyrouth et sa transformation d’une ville orientale en une métropole à caractère occidental. Cette transformation fit l’objet de nombreuses études basées sur des données économiques, sociales et démographiques, menées à partir des méthodologies issues de l’histoire économique, de l’anthropologie et de l’histoire culturelle.
L’une de ces études, celle de Dominique Chevallier, postule un moment charnière autour de l’année 1834. Selon l’historien français, cette année-là en effet marque la fin du régime des privilèges connu sous le nom des « Échelles du Levant » et voit émerger, à Beyrouth, un commerce avec l’Europe désormais libéré des restrictions héritées du XVIᵉ siècle. Fondée sur des écrits littéraires et des rapports de consuls, dont ceux de Henri Guys et du voyageur Gérard de Nerval, l’étude de Chevallier se concentre sur le Khan al-Melh situé à l’entrée du port, que le consul Guys avait loué comme résidence pour les marchands français[9].
Dans son étude sur L’occidentalisation de la vie quotidienne à Beyrouth (1860-1914), Nada Sehnaoui se concentre pour sa part sur le rôle joué en ce sens par les commerçants chrétiens, qui contrôlaient alors tout le commerce syrien. Ces commerçants, qui constituaient en termes de classe l’équivalent local d’une bourgeoisie assimilée aux valeurs culturelles occidentales, jouèrent un rôle moteur dans l’occidentalisation de la vie quotidienne à Beyrouth[10]. L’autrice examine les développements urbains depuis 1834, comme le pavage des rues, l’imposition des normes d’hygiène publique et de propreté, ainsi que l’émergence de nouveaux quartiers, tels que Ras Beyrouth et Achrafieh, rapidement investis par la nouvelle bourgeoisie. Elle évoque aussi la modernisation des transports, la généralisation de l’éclairage électrique et de l’acheminement de l’eau, ainsi que la construction de cinq hôpitaux dans un contexte où la médecine populaire se voyait progressivement reléguée dans l’illégalité.
Une grande partie de son étude se consacre à la construction de maisons à l’architecture occidentale, caractérisées par des volumes et des matériaux nouveaux, ainsi que par leur ouverture sur l’extérieur. À cela s’ajoutent des meubles simples tels que la chaise, la table et le canapé, inspirés du « goût de Paris », la principale ville d’importation du mobilier. Une nouvelle manière d’aménager l’espace intérieur vit également le jour, avec la création des salles à manger et l’accrochage de tableaux en décoration murale par exemple.
C’est dans le cadre de cette occidentalisation du quotidien, que Beyrouth accueillit également l’apparition du théâtre, des soirées dansantes, des sorties familiales, des cafés dotés de salles de billard, d’un hippodrome. Tous ces lieux nouveaux s’accompagnèrent d’un changement dans l’apparence des habitants, qui revêtaient désormais des habits à l’européenne.
Dans son ouvrage encyclopédique Beyrouth ou la controverse entre identité et modernité, Nader Siraj explore quant à lui le détail de la dynamique modernisatrice et son impact sur les individus et leur environnement social, en particulier au sein des communautés musulmanes. Considérant que son étude relève de l’anthropologie, Siraj décrit son livre comme un voyage dans le Beyrouth sous Mandat, à travers ses marchés, ses infrastructures, ses maisons, ses ruelles, ses élégantes avenues à la française. Il y raconte les caractéristiques des familles qui y vivaient, leurs réseaux de relations complexes, leurs archives oubliées[11].
Spécialiste de linguistique, l’auteur suit l’évolution des expressions, des lexiques et des relations entre l’urbanisme et les systèmes linguistiques, culturels et intellectuels des individus et des groupes citadins. Parmi les termes qu’il analyse, figure celui de Franj (« les Francs ») et ses dérivés. À l’époque, tout nouvel outil ou métier modernisé se voit attribuer le qualificatif « ifranji », alors synonyme d’élégance et de qualité. En plus de l’héritage linguistique révélateur de l’occidentalisation (voire de la francisation) à l’oeuvre, on dispose également d’un héritage photographique, à partir notamment de la chute de l’Empire ottoman et l’entrée dans le Mandat français. Siraj écrit : « Un conflit d’appartenance et d’identité s’empara alors des habitants de la région. En effet, après avoir acquis – eux, leurs pères et leurs ancêtres – l’identité culturelle de l’État ottoman et passé des décennies à en comprendre les exigences et à s’y conformer, voilà qu’ils devaient désormais faire face à l’irruption de la modernité occidentale – la modernité des autres. Certains la rejetèrent, d’autres s’y opposèrent, d’autres encore l’accueillirent avec un étonnement mêlé de prudence et de réserve. En revanche, certains l’adoptèrent avec enthousiasme, qui la virent comme la planche de salut tant attendue. »[12]
Il ne fait aucun doute que ces changements touchèrent presque tout, des façons routinières de sortir de chez soi et de se promener jusqu’à la configuration des lieux de la scolarité, des méthodes d’enseignement et de leur contenu ; des modes vestimentaires, en passant par d’incroyables inventions tel le télégraphe, jusqu’à la modernisation de l’équipement domestique.
Le travail de Nader Siraj observe le détail de cette transformation de fond et s’arrête sur les significations sociales d’objets anodins tels le tarbouche et le chapeau européen. Il consacre un développement à la création des écoles, à l’enseignement spécialisé en vue d’acquérir un savoir technique, à l’éducation laïque, à la fondation d’hôpitaux, de casinos, d’hôtels, de champs de courses, à l’élevage de chevaux et aux paris qui l’accompagnent. Il évoque également le bouleversement qu’apporta la radio dans la relation au monde de la génération des années 1930, ainsi que son rôle dans l’espace familial, où le transistor occupait une place de choix. La presse, elle aussi, joua un rôle de taille dans le changement et son expression. Ainsi, des périodiques arabes tels que Al-Muqtataf et Al-Hilal par exemple devinrent des sources de culture générale qui permettaient aux lecteurs de se tenir au courant de la marche du monde.
Avec un style singulier nourri de photographies, de notes, de récits, de documents officiels et de coupures de presse, Nader Siraj dresse un tableau exhaustif de ce qu’était la société beyrouthine dans sa quotidienneté. La ville apparaît ici comme le miroir d’une occidentalisation qui imprègne les choses, la langue, les coutumes dans le détail. Cette microscopie est menée à travers la routine d’étudiants, de femmes, de travailleurs et de politiciens, chez qui la transformation des modes de vie refléta la transformation de Beyrouth, son passage du monde ottoman à celui occidental, consacré sous le Mandat.
L’ouvrage de Chawki Doueihy, Les cafés populaires de Beyrouth, peut quant à lui faire figure de modèle, du point de vue formel d’abord par la qualité de sa méthodologie anthropologique, mais du point de vue du contenu également en ce qu’il aborde un aspect de la ville souvent négligé par ceux qui en ont étudié le développement.
Les cafés populaires existaient déjà dans la ville ottomane, comme en témoignent différentes sources (les récits de voyageurs, les études d’orientalistes et les biographies de notables). Leur appellation comme « cafés » indique probablement que le breuvage éponyme y était abondamment consommé, au XVIe siècle déjà. Et si ces lieux se transformèrent dans leurs fonctions au fil de la modernisation de la ville, ils conservèrent tout de même certaines de leurs caractéristiques traditionnelles. Doueihy définit le café populaire comme un lieu fréquenté majoritairement par des hommes, où l’on joue aux cartes et fume le narguilé[13]. Le centre-ville, en particulier les grandes places comme la place al-Bourj, la place Riad al-Solh ou la place al-Dabbas, était l’espace privilégié de ces cafés, qui servaient non seulement de halte pour les provinciaux de passage, mais également de lieu de sociabilisation pour les habitants de la ville.
Ces cafés se caractérisaient par un relatif anonymat et l’absence d’appartenance ou d’identité spécifiques. Cette neutralité se retrouvait dans leurs noms : Al-Zoujaj (Le verre), Kawkab al-Sharq (L’étoile de l’Orient), Al-Jumhuriya (La République), ou Al-Bariziyan (Le Parisien). Deux types de clients fréquentaient les cafés des places du centre-ville : des hommes de passage venus des provinces, qui s’y reposaient avant de poursuivre leurs affaires ou y attendaient un moyen de transport pour le retour d’une part, et les habitués d’autre part. Ces deux catégories n’interagissaient que rarement.
Ces derniers, en revanche, entretenaient une relation différente avec le café, qu’ils considéraient comme une extension de leur domicile. Ils s’y rendaient quotidiennement, souvent à heures fixes, en compagnie de leur cercle d’amis afin d’y jouer aux cartes[14]. Pour les habitants de la ville originaires des régions périphériques, les cafés du centre-ville étaient également des lieux de référence qui leur servaient de « boîtes aux lettres », où ils venaient récupérer les messages envoyés par leurs proches. Ces cafés servaient également de points de rencontre entre les ruraux installés en ville et leurs visiteurs de passage. Ils jouaient enfin un rôle politique important, en tant que lieux de contact entre les leaders locaux et leurs compatriotes originaires des mêmes régions. C’est d’ailleurs sur ce critère que les habitués identifiaient les différents cafés. Ainsi, le Café Farouq, par exemple, était fréquenté par les habitants originaires du Sud, tandis que le Café al-Jumhuriya attirait davantage ceux originaires du Nord et de la plaine de la Bekaa.
Par la suite, ces cafés traditionnels perdirent de leur centralité, lorsque des établissements plus raffinés virent le jour ailleurs, dans d’autres quartiers de la ville. Ces nouveaux lieux attiraient des classes sociales plus aisées, tandis que les anciens cafés devenaient de plus en plus « populaires » au sens propre du terme, c’est-à-dire avec une clientèle composée de travailleurs ouvriers ou à la recherche d’un emploi.
Les artistes et écrivains fréquentaient eux aussi de manière régulière les cafés du centre-ville. Le Pâtisserie Suisse à Bab Idriss, par exemple, était un lieu de rencontre pour les hommes de lettres et les intellectuels, tout comme le Café Abou Afif et le Parisiana, où des discussions littéraires et politiques avaient souvent lieu.
Les cafés, « en ce qu’ils rassemblaient des individus aux identités, intérêts et sensibilités idéologiques hétéroclites, étaient des espaces qui nécessitaient un contrôle, une régulation pour en encadrer les dynamiques. Ce régulateur ne consistait pas nécessairement en une personne officiellement investie par la loi de cette tâche, mais quelqu’un qui possèdait un capital que les sociologues qualifient de ‘violence symbolique’ ».[15]
Chawki Doueihy s’intéresse également aux cafés qui se situaient à l’arrière des places du centre, dans les « entrailles » de la ville. Ces cafés se distinguaient par des caractéristiques spécifiques, dont la première était qu’ils portaient généralement le nom de leur propriétaire ou de leur gestionnaire, mais aussi par la nature des activités qui s’y pratiquaient, comme les jeux de cartes et les jeux d’argent. Quant à leurs habitués, il ne s’agissait pas de simples consommateurs de passage, mais de clients réguliers, souvent des joueurs invétérés.
Dans cet univers de parieurs, de consommateurs de drogues et de voleurs en tous genres, la présence d’une courtisane – bien que rarement physique mais suggérée par le biais d’entremetteurs – ajoutait au lieu une dimension licencieuse. Avec son style concis, Doueihy parvient à offrir une lecture non-convenue de la modernité de Beyrouth à travers, précisément, l’envers de cette modernité. Les cafés étudiés étaient des espaces définis par leur clientèle. Les cafés du port, par exemple, étaient ceux des dockers et des marins. Les cafés du souk des menuisiers et du souk aux maraîchers reflétaient eux aussi l’univers social des corps de métier de leurs clients. C’est dans ce contexte de relative homogénéité sociale que naissaient, entre les habitués des cafés, des querelles de partis pris et de loyautés envers tel ou tel leader communautaire.
Beyrouth était donc un port accueillant quantité de navires commerciaux qui transportaient leurs marchandises vers l’arrière-pays arabe. Elle était également une vitrine sans pareil des habitudes occidentales. Mais aux yeux de l’administration ottomane, Beyrouth était avant tout un important chef-lieu investi d’un rôle stratégique. C’est à ce titre qu’en 1888, un firman de la Sublime Porte proclama Beyrouth capitale d’une wilaya, qui s’étendait de Lattaquié au nord à Saint-Jean d’Acre au sud. Ce choix fut motivé par la prise d’importance économique, démographique et stratégique de la ville d’une part, mais aussi par la volonté d’y contrer l’influence étrangère et d’en réduire les intérêts d’autre part.
Il s’agissait également de rétablir l’équilibre face à l’étendue de la wilaya de Syrie, dont Damas était la capitale, et qui faisait de l’ombre à Beyrouth[16] à laquelle les Ottomans avaient prêté une attention particulière, sur les plans architectural et éducatif notamment. Mais cette sollicitude d’Istanbul envers Beyrouth ne suffit pas à enrayer la rapidité des évolutions au cours des trois décennies d’existence de la « wilaya de Beyrouth » (1888-1918), à la faveur notamment de l’afflux massif de nouveaux-venus originaires du Mont-Liban et de l’arrière-pays syrien. Ce mouvement de population non seulement accéléra la croissance démographique de la ville, mais permit également aux chrétiens d’égaler en nombre les musulmans, ce qui eut pour conséquence d’exacerber les tensions interconfessionnelles, mais aussi de faire émerger des sortes de « courants culturels » disparates.
Bien qu’à la fin du XIXe siècle, l’arabisme restait un dénominateur culturel commun entre les élites musulmanes et chrétiennes, la révolution constitutionnelle de 1908 provoqua bientôt des divisions entre ces dernières. Adoptant pour mot d’ordre la liberté, cette révolution suscita d’abord un grand optimisme quant aux perspectives de progrès dans l’Empire ottoman, mais elle créa bientôt des dissensions en raison de la tendance touraniste qui se développa au sein du Comité Union et Progrès.
Les habitants de la wilaya de Beyrouth accueillirent dans l’ensemble favorablement la révolution constitutionnelle et envoyèrent leurs députés au parlement. Mais l’administration de la Mutasarrifiyya du Mont-Liban refusa pour sa part d’y participer, arguant qu’elle jouissait d’une autonomie. La participation de l’Empire ottoman à la Première Guerre mondiale déclencha la Révolte arabe dans le Hedjaz, qui fut soutenue tant par par les musulmans que par les chrétiens. À cette différence près que, chez les Maronites du Mont-Liban, la volonté d’indépendance soutenue par la France devenait dans le même temps de plus en plus évidente.
Dans son ouvrage intitulé Beyrouth, Naissance d’une capitale (1914-1918)[17], Carla Eddé affirme que le choix de Beyrouth comme capitale du Grand Liban fut le résultat à la fois d’un compromis et d’un renouvellement de la politique française en Syrie. Ne pouvant s’appuyer uniquement sur les chrétiens libanais, la France chercha une formule acceptable pour les musulmans, tout en maintenant son lien privilégié avec les chrétiens. Ainsi, elle persuada les notables de collaborer dans une certaine mesure, en offrant l’État aux Maronites et la capitale à Beyrouth. Il convient de rappeler ici que la proclamation de l’État du Grand Liban le 1er septembre 1920 survint cinq semaines après la bataille de Maysaloun, le 24 juillet, qui renversa le gouvernement arabe à Damas, chassa le roi Fayçal et soumit la Syrie au Mandat.
May Davie décrit quant à elle l’évolution de Beyrouth à travers trois périodes échelonnées entre 1840 et 1940, dans une étude intitulée Beyrouth et ses faubourgs, une intégration inachevée[18]. Au cours de la « première période », Beyrouth était une ville arabe typique par sa structure urbaine et économique, dans laquelle le marché constituait le centre et attirait à lui toutes les activités artisanales et commerciales.
Dans ses quartiers vivaient des habitants de toutes les confessions, qui y exerçaient leurs métiers et menaient leur quotidien. Au cours de ce que May Davie définit comme étant la deuxième période, Beyrouth se transforma en une ville bourgeoise typiquement méditerranéenne. Enfin, durant la troisième période, elle devint une ville coloniale. Or c’est cette triple évolution vécue par Beyrouth en l’espace d’un siècle seulement, qui expliquerait selon la chercheuse l’échec de l’intégration de la ville et de son unité.
En outre, les politiques suivies à l’époque du Mandat, puis après l’Indépendance, se fondèrent toutes sur les intérêts des chefs locaux et leurs alliances avec les hommes d’affaires, ce qui conduisit à la domination des spéculations privées sur l’aménagement public. Cela provoqua à son tour la destruction progressive de la ville, à cause de la guerre d’une part, mais également en raison de la négligence envers les zones périphériques comme Karantina, Sin el-Fil, Hazmieh, Hadath, Chiyah, et Bourj el-Brajné, contrôlées par des groupes financiers mâtinés d’allégeances confessionnelles. Cent-cinquante ans après être sortie hors de ses murailles, Beyrouth n’existait plus comme une entité unifiée, mais était devenue un agglomérat d’espaces morcelés.
Les opinions exprimées dans cette publication sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la position du CAREP Paris.
[1] Charles Issawi, Histoire économique du croissant fertile (1800-1914), Beyrouth, Centre d’Études de l’Unité arabe, 1990 [référence traduite de l’arabe]
[2] Ibid.
[3] Samir Kassir, Histoire de Beyrouth, Paris, Fayard, 2003, p.16
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Dominique Chevallier, Villes et Travail en Syrie, du XIXe au XXe siècle, Paris, Maisonneuve et Larose, 1982, pp.9-28
[10] Nada Sehnaoui, L’occidentalisation de la vie quotidienne à Beyrouth ( 1860-1914), Dar An- Nahar, p.22
[11] Nader Siraj, Beyrouth ou la controverse entre identité et modernité, 2023 [référence traduite de l’arabe]
[12] Ibid., p.105
[13] Chawki al-Doueihy, Les cafés populaires de Beyrouth (1950-1990), Beyrouth, Dar al-Nahar, 2023 29 [référence traduite de l’arabe]
[14] Ibid.
[15] Ibid.
[16] Abdel Azziz Aoud, L’administration ottomane dans la wilaya de Syrie, Le Caire, Dar al-Maarif, 1969 [référence traduite de l’arabe]
[17] Carla Eddé, Beyrouth, Naissance d’une capitale ( 1914-1918), Paris, Actes Sud, 2009
[18] May Davie, Beyrouth et ses faubourgs, une intégration inachevée (1840-1990), Centre d’Études et de Recherches sur le Moyen-Orient contemporain, 1996