Par Moncef Marzouki,
ex-président de la Tunisie
Le rêve démocratique tunisien a viré au cauchemar depuis le coup d’État du 25 juillet 2021 de l’actuel président, Kaïs Saïed. Depuis cette date, la démocratie a de nouveau cédé sa place à des pratiques autoritaires. « Les gens sont emprisonnés pour avoir exprimé leurs opinions ou publié des posts et commentaires sur les réseaux sociaux et sont jugés par des tribunaux militaires », a déclaré le président du Syndicat national des journalistes tunisiens, Mohamed Yassine Jelassi dans un entretien avec l’Agence Andalou[1]. Ce dernier continue à dénoncer d’ailleurs le fait que « la télévision publique (télévision d’État) est devenue le porte-voix de la Présidence de la République, signant ainsi son retour dans le pré-carré novembriste (en allusion au régime de l’ancien président Zine El Abidine Ben Ali, déposé par la révolution du 14 janvier 2011) ».
La rapidité et la facilité du démantèlement de tous les acquis institutionnels de la révolution démocratique de 2011 doivent être mises en parallèle avec la lenteur et la difficulté du processus qui les a vus naître. Le combat pour un Parlement tunisien a commencé dans les années 1930. Seule l’Assemblée nationale Constituante (ANC), élue après la révolution le 23 octobre 2011, pouvait se targuer de représenter véritablement tout le peuple tunisien car elle était issue des premières vraies élections depuis l’indépendance en 1956.
La lutte pour la mise en place d’un État de droit et des institutions n’a pas cessé un instant sous le régime autoritaire de Bourguiba (1956-1987), ni sous l’État policier de Ben Ali (1987-2011). Plusieurs générations de Tunisiens se sont démenées pour voir éclore des institutions démocratiques dans leur pays. Ils se trouvent aujourd’hui désavoués par un président félon, qui défait peu à peu les libertés démocratiques difficilement acquises avec la révolution de 2011.
Mais comment ce démantèlement démocratique a-t-il pu se faire aussi facilement ? Il est évident qu’une telle entreprise ne peut avoir une seule explication. La combinaison de plusieurs facteurs est nécessaire pour expliquer la dislocation de la démocratie tunisienne.
Tout d’abord, on peut citer le poids que font peser les interventions étrangères sur la Tunisie. Il s’agit bien sûr de la contre-révolution arabe menée par les régimes émirati et saoudien, rejoints par le régime égyptien, décidés à faire avorter le Printemps arabe par tous les moyens, comme l’ont montré les cas de l’expérience démocratique en Égypte stoppée par un coup d’État militaire, ou les prémices d’un changement démocratique en Syrie, en Libye et au Yémen avorté par la guerre civile.
Les failles du parlement sont un deuxième facteur pouvant expliquer le démantèlement démocratique rapide, car elles ont servi de prétexte au coup d’État constitutionnel de l’actuel président. Le parlement tunisien, par sa composition hétéroclite d’une part et ses dysfonctionnements d’autre part, n’a pas su gagner la confiance et l’adhésion des citoyens tunisiens, qui les ont pourtant élus. Les stratégies de perturbation et de déstabilisation orchestrée par la parlementaire Abir Moussi en constituent un exemple parlant. Cette dernière, présidente du Parti destourien libre (parti benaliste), voue une haine pathologique à la révolution et aux institutions démocratiques, tel que le Parlement, qu’elle a su tourner en ridicule, préparant ainsi la voie au retour de la dictature.
Le troisième élément explicatif se trouve dans la crise de la représentativité qui frappe tous les régimes démocratiques, peu importe l’aire géographique. On constate avec amertume que la démocratie stagne ou recule partout aujourd’hui, laissant apparaître les vagues démocratiques des années 1980 et 1990 comme un glorieux passé, peut-être à jamais révolu.
Les effets de la mondialisation économique, politique et culturelle ont engendré des turbulences[2] dans la politique mondiale et un retour des nationalismes, qui s’expriment sur l’échiquier politique par une résurgence des populismes et une admiration maladive pour des régimes autoritaires, tels que les modèles chinois ou russe. Comment la Tunisie pourrait-elle échapper à ce phénomène issu de la mondialisation ?
Enfin, un dernier élément à prendre en considération, mais non le moindre, ce sont les mythes et les symboles, créateurs d’un système de référence communément partagé par une société. S’il y a bien un mythe qui résiste au temps, c’est bien celui du despote éclairé, qui serait acceptable politiquement parce que combinant force déterminée et volonté progressiste, dont le prototype dans l’imaginaire arabe et islamique serait le calife Omar. Il n’est donc pas surprenant que Kaïs Saïed s’en réclame en essayant de légitimer ainsi sa politique. Nombreux sont les observateurs de la scène tunisienne en Occident qui ignorent la résonance de ces symboles dans l’inconscient populaire tunisien.
Malgré la dislocation des institutions démocratiques en Tunisie, doit-on pour autant conclure que la démocratie en Tunisie n’a été qu’un bref intermède entre deux dictatures et que le dernier lampion de l’embellie du Printemps arabe a été éteint ? Je ne le crois pas. La révolution a profondément modifié les attitudes et les comportements, surtout ceux des jeunes générations. Le processus qui transforme un « peuple de sujets » en un « peuple de citoyens » et un « État des copains » en un « État de droit » ne se fait pas en une seule révolution. C’est un processus de longue haleine et il ne fait que commencer. Une histoire à suivre donc.
Notes :
[1] Abdel Bin Ibrahim Bin Elhady Elthabti, « Tunisie : le syndicat national des journalistes tunisiens annonce une grève générale des médias publics », Agence Andalou, 23 mars 2022. URL : https://www.aa.com.tr/fr/afrique/tunisie-le-syndicat-national-des-journalistes-tunisiens-annonce-une-gr%C3%A8ve-g%C3%A9n%C3%A9rale-des-m%C3%A9dias-publics/2543804 (consulté le 25 avril 2022).
[2] James Rosenau, Turbulence in World Politics. Theory of Change and Continuity. Princeton, Princeton University Press, 1990.