Centre Arabe de Recherches et d’Études Politiques de Paris

31/10/2025

Compte-rendu de la conférence :« Voix féminines venues d’Orient »

Par Mayssa Boulmaali
visuel CR conf écrivaines arabes

À travers la conférence Voix féminines venues d’Orient, tenue au CAREP Paris le 25 septembre 2025, l’historienne Fatima Al-Khawaja a redonné souffle et visibilité à une génération d’écrivaines arabes trop longtemps reléguées aux marges de l’histoire littéraire. De Zaynab Fawwaz à May Ziadé, ces pionnières ont fait de la plume une arme d’émancipation et de modernité, inscrivant la parole féminine au cœur des mutations sociales et culturelles du monde arabe de la fin du XIXᵉ au début du XXᵉ siècle.

Zaynab Fawwaz, Aïcha-Ismat Taymour, Fatima Aliyya, May Ziadé : ces noms, porteurs de mémoire et de lutte, incarnent l’esprit d’une génération de femmes arabes pour qui écrire fut un acte de survie, de résistance, et une affirmation de leur présence dans un monde qui cherchait pourtant à les réduire au silence. Dans les salons du Caire, de Damas ou de Beyrouth, au cœur des pages de journaux et de magazines, s’esquissait une modernité féminine plurielle et orientale, que l’histoire a longtemps tenté d’effacer.

C’est à ces voix trop souvent marginalisées que la conférence « Voix féminines venues d’Orient », tenue au CAREP Paris le 25 septembre 2025, a rendu hommage. Présentée en arabe par Fatima Al-Khawaja, professeure et historienne de l’écriture féminine, cette rencontre a exploré le parcours de ces pionnières, questionné les raisons de leur mise à l’écart et souligné l’importance de réhabiliter leur mémoire.

Fatima Al-Khawaja a d’abord replacé ces écrivaines dans leur contexte historique et social. L’arrivée de Zaynab Fawwaz (1860-1914) au Caire illustre cette dynamique : elle participa activement à la scène littéraire aux côtés de femmes telles qu’Aïcha-Ismat Taymour (1840-1902), écrivaine et responsable du Dîwân des dames du khédive Ismaïl, et Fatma Aliye (1862-1936), romancière et essayiste, fille d’un haut fonctionnaire ottoman, qui tenait un salon culturel fréquenté tant par les dames de la société que par des délégations étrangères. Selon Al-Khawaja, le XIXᵉ siècle a ainsi vu naître « des femmes capables de bousculer les normes sociales et de troubler des eaux stagnantes depuis des siècles ».

Cependant, la reconnaissance institutionnelle et canonique tarde à consacrer pleinement les apports de ces pionnières, tout comme ceux de leurs contemporains masculins tels que Khalil Al-Khouri (1836-1907), Ahmad Farès al-Chidiac (1804-1887) ou Muhammad al-Muwaylihî (1858-1930). Cette période est souvent présentée comme celle d’avant Muhammad Haykal (1888-1956), auteur de Zaynab (1914), longtemps considéré comme le véritable point de départ du roman moderne arabe. Pourtant, dès 1899, Zaynab Fawwaz publiait Ḥusn al-‘Awaqib ou Ghada al-Zāhira (Les bonnes conséquences ou Ghada la radieuse). Restée dans l’ombre pendant un siècle, cette œuvre ne sera rééditée qu’en 2004, dans la collection « Bibliothèque de la famille » en Égypte.

La conférencière distingue ensuite deux grandes phases :
La première, allant du dernier quart du XIXᵉ siècle à la Première Guerre mondiale, voit l’émergence d’écrivaines venues d’horizons divers, actives non seulement dans la littérature mais aussi dans l’éducation, où certaines occupèrent des postes importants, notamment à l’Université du roi Farouk.

Fatima Al-Khawaja a insisté sur le rôle décisif du contexte levantin et méditerranéen de l’époque, marqué par des migrations grecques, italiennes et arméniennes, qui façonnèrent un environnement cosmopolite et un multiculturalisme fascinant. Dans ces sociétés ouvertes, les communautés coexistaient, partageant fêtes et traditions.

La deuxième phase, souligne Al-Khawaja, s’ouvre en 1922 avec Huda Shaarawi (1879-1947) comme figure emblématique et son cercle d’intellectuelles. Elle correspond à une période d’effervescence littéraire et culturelle, brutalement interrompue par la Seconde Guerre mondiale.

La chercheuse rappelle que l’arrivée de Muhammad Ali en Égypte inaugure une ère de profondes réformes modernisatrices. Le pays connaît alors un essor économique remarquable, attirant des populations voisines venues chercher refuge face à l’instabilité politique, notamment la vague syro-libanaise qui s’intensifie après 1860 et se poursuit jusqu’à la fin du XIXᵉ siècle, sous le règne du khédive Ismaïl.

Ce contexte de pluralité et d’ouverture stimule la vie culturelle et sociale : la poésie arabe se renouvelle, la presse écrite se développe, et de nombreux salons littéraires fleurissent au Caire comme à Alexandrie. Mais cette effervescence s’inscrit dans la continuité de traditions bien plus anciennes. Al-Khawaja évoque notamment le salon de Soukaina Bint al-Hussein au VIIIᵉ siècle, réapparu au XIᵉ en Andalousie avec celui de Wallada Bint al-Mustakfi.

Ces salons se sont ensuite diffusés jusqu’au Maghreb, notamment en Tunisie, offrant aux femmes des espaces pour penser, débattre et agir sur les enjeux politiques et sociaux de leur temps. Les revues qui en ont émergé traitaient directement des questions de société et d’engagement, loin des simples rubriques domestiques ou de mode auxquelles les femmes étaient souvent cantonnées.

La conférencière a ensuite présenté les grandes figures de cette période, en précisant que son classement était chronologique et non hiérarchique. Parmi elles : Warda Al-Yaziji (1838-1924), poétesse et animatrice de salon ; Aïcha-Ismat Taymour (1840-1902), écrivaine et responsable du Dîwân des dames ; Nazli Fazil (1853-1914), animatrice de salons en Tunisie et en Égypte ; Zaynab Fawwaz (1860-1914), écrivaine, journaliste et militante ; Malak Hifni Nasif (1886-1918) et Afifa Karam (1883-1924), écrivaines et journalistes ; Loubaïba Hashim (1880-1947), journaliste et animatrice ; Nazik Al-Abid (1887-1959), militante sociale et politique ; enfin May Ziadé (1886-1941), écrivaine et salonnière. Toutes ont œuvré pour la culture, la société et l’émancipation féminine, malgré les résistances sociales et culturelles persistantes.

Fatima Al-Khawaja a rappelé, enfin, que cette marginalisation n’était pas propre au monde arabe. Elle a cité les exemples de Jane Austen (1775-1817) et Emily Dickinson (1830-1886), dont les œuvres furent longtemps publiées anonymement ou à titre posthume, soulignant que « l’écriture féminine n’était pas absente, mais étouffée ».

La conférencière a conclu en appelant à réhabiliter la mémoire de ces pionnières et à repenser ce que signifie être une femme arabe aujourd’hui, à la lumière de ces trajectoires d’écrivaines engagées, initiatrices et actrices de leur société.

Enfin, elle a invité les personnes présentes à réfléchir sur une question restée ouverte :

Dans quelle mesure les médias et les espaces culturels actuels continuent-ils de soutenir et de valoriser l’engagement politique et social des femmes ?