L’IMA-Tourcoing consacre une exposition à l’artiste franco-syrien Fares Cachoux, du 16 février au 14 juillet 2024, l’occasion pour nous de rencontrer cet artiste singulier et de rendre compte de son univers qui oscille entre engagement politique, critique sociale et sens aigu de l’observation.
Fares Cachoux
Né à Homs, en Syrie, en 1976, Fares Cachoux a étudié l’ingénierie informatique à l’université d’Alep, avant de faire son master et son doctorat en art numérique et communication visuelle à Paris. Il a ensuite vécu pendant une dizaine d’années dans les pays du Golfe, où il a travaillé pour différents musées.
En 2021, il décide de se consacrer à l’art à plein temps et s’installe en France.
Nous suivons le travail de Fares Cachoux depuis plusieurs années déjà, plus exactement, depuis les débuts de la révolution syrienne, qui marque d’ailleurs un tournant dans son parcours artistique. Cette révolution, ainsi que toute la tragédie syrienne qu’il a suivie et illustrée étape par étape, l’ont fait connaître du public et des médias mais ont également inscrit un style graphique nouveau et puissant dans le foisonnement créatif qui a caractérisé les premières années post-2011. Le travail de Fares Cachoux ne se limite pourtant pas à ces fameuses illustrations syriennes. Ses œuvres consacrées aux pays du Golfe, qu’il a d’ailleurs exposé à l’automne 2023 à la galerie Jacques Leegenhoek sous le titre Eye to Eye, ou encore sa série intitulée Queens confirment avant tout un style unique, un regard et un talent hors-pair.
L’exposition que lui consacre l’IMA-Tourcoing, intitulée Figures contemporaines englobe justement les différentes étapes de son travail, dont Nadine Fattouh, commissaire de l’exposition, nous explique le titre en ces termes : « les œuvres de Fares sont remplies d’actualité, que ce soit le thème de la femme, de la guerre ou bien celui de la République, ce sont des sujets contemporains qui sont évoqués par des figures stylisées qui résument un peu nos préoccupations aujourd’hui ».
Le déclic d’une révolution
Les affiches de la révolution syrienne nous font replonger au cœur du soulèvement syrien, ses premiers espoirs, ses héros et aussi son tyran. Le style dénote de ce qu’on connaissait des affiches de propagandes syriennes, Fares utilise des aplats de rouge et de blanc, parfois de jaune, sur lesquels il projette une silhouette noire, une ombre parfaitement reconnaissable. On identifie tantôt Abdel Basset al-Sarout, en héros, avec son bandeau sur la tête pointant son index vers le ciel ; tantôt le bourreau Bachar al-Assad niché sur un pupitre au bord d’une falaise, ou traînant derrière lui un ours géant (symbole de l’allié russe). Les messages sont pertinents, clairs, pas besoin de fioritures, tout est dit dans une concision extrême.
Peu à peu, les appels au changement et à la démocratie, laissent place à la tragédie : massacre d’Al-Houla, montrant Assad face à des enfants, une hache derrière le dos. Une image qui illustre avec une grande sobriété le carnage, perpétré en mai 2012, dans cette localité située au nord de la ville de Homs – ville dont est d’ailleurs originaire l’artiste et dont il suivait l’actualité à distance. Puis, s’ensuivent des affiches toutes aussi expressives les unes que les autres : les barils explosifs largués depuis un hélicoptère comme un filet lumineux dans une nuit noire étoilée surplombant sur la ville de Daraya ; l’exil de milliers de Syriens, symbolisé par un homme courbé de fatigue traînant une lourde valise derrière lui et portant les destructions de la guerre sur ses épaules ; les naufrages des réfugiés en Méditerranée, illustrées par une mouette posée sur le dos d’un cadavre formant un petit îlot, îlot qui demeure la seule partie visible de l’iceberg, comme autant de destins oubliés et invisibles.
Tous ces événements ont eu un impact important sur le travail de l’artiste, mais ont aussi transformé sa vie et sa vision, comme l’explique d’ailleurs Farouk Mardam-Bey dans le texte présentant cette collection : « Fares Cachoux a maintes fois insisté sur l’importance décisive de la révolution syrienne dans sa vie d’homme et d’artiste. Elle n’a pas seulement […] modifié sa façon de travailler, ses thèmes de prédilection et ses projets d’avenir, mais changé aussi de fond en comble sa vision du monde, ses relations avec les autres, avec la nature, avec l’art. »
De l’affiche politique à la critique sociale
Une deuxième série d’œuvres de l’exposition est consacrée aux pays du Golfe. Elle montre des femmes voilées en abaya et des hommes en habit traditionnel (jellabah et iqal blancs sur la tête), et la plupart d’entre eux portent des lunettes. Fares nous explique la métaphore des lunettes, et par là même, le titre “Eye to Eye” (“Les Yeux dans les Yeux”) de cette série en ces termes : « les yeux sont souvent la seule partie non recouverte et celle qui nous sert à reconnaître les personnes et communiquer avec elles. » En les couvrant de lunettes, Fares efface les individualités, crée un effet de répétition robotisée et attire notre attention sur les barrières et limites des liens que l’on établit, et par là même, les limites de notre propre compréhension.
Mais cette série est aussi pleine de vie et d’ironie. Des couleurs pop, presque kitch, illustrent des femmes en niqab sur des trottinettes ou chevauchant des motos de grosses cylindrées, et des hommes en Dark Vador ou mâchant des grosses bulles de chewing-gum rose. Bref, autant d’allusions à une société moderne en pleine mutation, où les êtres essaient d’exister dans une course effrénée à la consommation, devenue le maître-mot des relations sociales. Une société où les femmes se battent pour leur émancipation dissimulant leurs individualités derrière des habits couvrants tout en buvant du Coca-cola ou en portant des écouteurs dernier cri. Fares dénonce une société patriarcale à domination masculine : « moi je crois sincèrement que si le monde était gouverné par les femmes, si on appartenait à une société matriarcale, peut-être qu’on irait beaucoup mieux que maintenant. Je crois profondément à ça ». Mais il parvient également à détourner les clichés et à montrer la complexité de ces sociétés, la fragilité de ces êtres conditionnés, le tout sans jugement hâtif, avec justesse et humour.
Des femmes et des reines
Enfin, nous nous arrêtons devant une série de portraits intitulée Queens (« Reines »). Ce sont à la fois des portraits de femmes et des rappels de l’urgence environnementale. Intitulées Crying queen, Sadu queen, Jerusalem queen ou Karaz queen, elles nous interpellent chacune sur l’épuisement des ressources naturelles. Ainsi, comme l’indique un des panneaux explicatifs : « qu’elles soient l’allégorie d’un monde triste, condamné à l’exil, meurtri écologiquement et politiquement, ou celle d’un monde résilient, attendant patiemment le retour du “temps des cerises” [karaz queen], les reines orientales nous invitent à reconsidérer les valeurs essentielles d’humilité, de courage et de respect ».
Une femme pourtant occupe une place particulière dans cette exposition : la Marianne de Cachoux. Ce travail de commande a été important pour l’artiste pour qui Marianne représente une certaine idée de la France : « une France imaginée, rêvée et idéalisée car c’est comme cela que j’imagine ma France à moi. Je me considère comme un artiste français et pas seulement syrien. J’ai vécu plus d’années en France qu’en Syrie que je n’ai pas visitée depuis treize ans à cause de mes dessins. » Fares s’exprimant avant tout à travers son art plus que son identité, il nous donne à voir une Marianne douce, tout sauf agressive mais avec un regard déterminé vers l’avant, qui rayonne par la culture et les arts tout en ayant une hache rangée en arrière-plan, symbole d’une France forte capable de se défendre.
À la question si Fares Cachoux se définit comme un affichiste, un peintre ou bien tout cela à la fois, Nadine Fattouh répond le présenter tout simplement « comme un artiste ». Un artiste libre qui se donne les moyens de tirer les ficelles du dessin, de la peinture, de l’impression en fonction de ce qu’il veut exprimer. Le processus créatif de Fares Cachoux est ambitieux. Il nous confie d’ailleurs que chaque œuvre lui demande énormément de réflexion : « il faut que le sujet me travaille, m’obsède presque un certain temps, il faut que je réfléchisse de manière intense là-dessus. Après cela, arrive l’étape des sketches sur le papier où je prends pas mal de références ici et là. Une fois que j’ai suffisamment mûri l’idée, il y a toute une phase d’épuration où j’enlève tout ce qui n’est pas indispensable à l’idée en évitant de surcharger l’œuvre de sens et je garde l’essentiel ». En somme, Fares accorde peu d’importance à la définition qu’on veut lui attribuer, il considère qu’il exerce son art et qu’il prend plaisir à le faire. Il y a « un côté égocentrique à ne pas négliger chez chaque artiste, on se concentre aussi sur notre plaisir, ce n’est pas seulement un devoir, même si parfois c’est une torture de créer et d’être face à l’échec, mais cela reste une grande satisfaction lorsqu’on y arrive ». Et quand on l’interroge sur ses projets futurs, il nous confie être en pleine mutation et qu’il réfléchit à des sujets très divers comme l’environnement, le féminisme ou encore la mort. Il dit avoir « très envie de travailler la figure de Jésus par exemple […]. Il y a énormément de questions et de sujets qui m’attirent et qui sont toujours connectés comme la vie nomade, la préhistoire et l’environnement. Je verrai vers quoi ces questionnements me mènent. Je change de technique aussi, je travaille avec le pastel, l’huile contrairement à avant où je n’utilisais que le numérique. Maintenant j’essaye d’explorer dans mon atelier et de sortir de mes zones de conforts ».
Nous attendrons donc sagement de voir où ces expérimentations et réflexions amèneront Fares Cachoux, dont nous nous promettons de continuer de suivre le travail de très près.