26/06/2025

Gaza : quand des BD dérangent

Par Racha Abazied
Visuel 3 BD sur Gaza

Trois bandes dessinées parues récemment en France témoignent de l’horreur à Gaza. À travers les regards de Joe Sacco, Mohammad Sabaaneh et Mazen Kerbaj, le dessin devient arme de mémoire, de résistance et de vérité.

 Parmi les centaines de bandes dessinées parues depuis un an, quelques-unes consacrées à Gaza ont été publiées en France depuis le 7 octobre 2023. Trois d’entre elles nous semblent représentatives des voix artistiques qui s’élèvent contre les massacres en cours.

Joe Sacco : du reportage dessiné au cri politique

La première est signée par le grand Joe Sacco. Son album Guerre à Gaza, publié en septembre 2024, dénote par rapport à ses précédents travaux. Joe Sacco nous a habitués à la BD-reportage, un genre dont il est l’un des pionniers et dans lequel il excelle. Bien qu’il ait consacré des reportages dessinés à divers conflits dans le monde — Bosnie, Canada, Seconde Guerre mondiale, etc. —, Sacco reste profondément attaché à la Palestine, à laquelle il a déjà consacré plusieurs albums majeurs.

On se souvient notamment de Palestine : une nation occupée (1993) et Palestine : dans la bande de Gaza, regroupés ultérieurement sous le titre Palestine (1996), ou encore de Gaza 1956, en marge de l’histoire (2009), qui raconte les massacres de Khan Younès et Rafah en 1956. Ce dernier ouvrage a été salué non seulement pour ses qualités esthétiques, mais aussi comme un remarquable travail de documentation, accessible à tous. Il a largement contribué à asseoir la reconnaissance de Sacco dans les milieux journalistiques et académiques.

Son dernier album sur Gaza n’est plus un reportage, mais un cri. L’auteur confiait récemment à France Culture : « Un ami palestinien m’a contacté et m’a dit : “Fais quelque chose.” J’ai réfléchi à ce que je pouvais faire, et j’ai fait la seule chose que je sais faire : dessiner. » Le résultat est une dénonciation sans détour de l’inhumanité, de l’abjection, et de la lâcheté des puissants. En une trentaine de pages en noir et blanc, Sacco expose la guerre, le traitement politique qui en est fait par les États-Unis de Joe Biden, par Israël, et par les grands médias. Il se met en scène comme à son habitude, observateur-narrateur impuissant mais lucide, convaincu que sa voix d’artiste compte — et il a raison.

Joe Sacco démonte avec précision l’efficacité perverse du discours israélien et américain. Il décortique les faux-semblants du langage politique, sans excès, mais avec une redoutable finesse. À l’heure de l’extermination, il reste des dessins.

Extrait BD Joe Sacco
Cases extraites de « Guerre à Gaza » de Joe Sacco. © Futuroplis, 2024.

Mohammad Sabaaneh : 30 secondes pour l’éternité

La deuxième BD, 30 secondes à Gaza, est signée par l’auteur palestinien Mohammad Sabaaneh. Il s’agit de son deuxième album publié en France, cette fois par la maison marseillaise Alifbata, spécialisée dans la bande dessinée arabe.

Sabaaneh est illustrateur et caricaturiste pour de nombreux médias arabes, et enseigne à l’université Arabe Américaine dans le gouvernorat de Jénine, en Cisjordanie. Membre actif du « Cartoon Movement » et représentant du Moyen-Orient au sein du « Cartoonists Rights Network International », il a reçu plusieurs prix internationaux pour ses œuvres.

L’album a pourtant connu une diffusion confidentielle, malgré un soin éditorial manifeste. Il s’ouvre sur une préface conjointe de l’historien israélien Ilan Pappé et de l’historienne palestinienne Nadia Naser-Najjab, tous deux à la tête du Centre européen d’études sur la Palestine de l’université d’Exeter (GB).

Le point de départ est glaçant : « 30 secondes. C’est le temps que durent les vidéos postées depuis Gaza sur les réseaux sociaux… Trente secondes pour un bref aperçu de l’enfer que vivent des êtres ni plus ni moins humains que nous… »
Installé à Ramallah, Sabaaneh a entrepris de documenter les images fugitives de Gaza, vouées à disparaître sous la censure des plateformes. Il les fige dans des dessins à l’encre de Chine, une matière qu’il choisit justement pour son indélébilité : « Elle est indélébile comme l’est le sang qui coule dans les rues de Gaza, dans ses hôpitaux et sur les visages de ses enfants que rien, jamais, ne pourra effacer de nos mémoires. »

Ce n’est pas une BD classique, mais une suite de 92 planches, instantanés graphiques inspirés des vidéos postées depuis Gaza. Ces images, saisies après le 7 octobre 2023, racontent l’horreur au présent. L’album est paru en octobre 2024. L’auteur n’est venu en France que brièvement pour sa promotion. Les rares ventes ont servi à financer des programmes d’aide aux civils.

Certaines planches glacent le sang. Et pourtant, elles ont été dessinées avant l’aggravation dramatique de la situation à Gaza. Début 2025, on espérait encore que les camions ne resteraient pas bloqués à la frontière. Aujourd’hui, dix mois plus tard, une question surgit : qu’aurait-il dessiné maintenant ?

extrait BD Sabbaneh
Planches de l’album « 30 secondes à Gaza » de Mohammad Sabaaneh. © Alifbata, 2024.

Mazen Kerbaj : dessiner l’intolérable

La troisième bande dessinée est signée par le dessinateur et trompettiste libanais Mazen Kerbaj. Connu pour son talent musical mais aussi pour ses carnets incisifs sur la guerre au Liban, où il croquait la réalité de son pays avec un humour cinglant. Mais Gaza n’est pas Beyrouth. Un mot à peine énoncé qu’il fait trembler la ligne.

Ici, chaque dessin est une réaction directe à une image ou une vidéo en provenance de Gaza. Il ne s’agit pas d’un récit construit, mais d’une succession de croquis publiés d’abord sur les réseaux sociaux, entre le 9 octobre 2023 et le 24 septembre 2024. Kerbaj ne pouvait pas ne pas dessiner : l’horreur l’appelait. On y voit un père transporter, dans un sac plastique, les restes de son enfant. Une mère, muette, qui ne sait plus comment rassurer sa fille affamée, et des appels au monde libre, sourd à la souffrance palestinienne.

Tout comme pour l’album de Sabanneh, le recueil de planche graphiques de Kerbaj a été réalisé avant la rupture du cessez-le-feu du 2 mars 2025, avant l’escalade, l’intensification des bombardements, avant le blocus humanitaire, avant le septième — ou huitième — déplacement forcé des Palestiniens de Gaza. Et pourtant, il est déjà déchirant. Il rapporte ce que l’on refuse de voir : le vécu, le cru, la douleur.

Mais ce cri visuel n’est pas resté sans écho. Malgré sa renommée et nombreux soutiens, Mazen Kerbaj a aussi subi une campagne de dénigrement. Certains groupes ont même envoyé des lettres d’intimidation à des libraires diffusant son ouvrage, les incitant à le retirer de leurs rayons et accusant l’auteur d’antisémitisme. Accusation absurde et totalement infondée.

Extrait BD Mazen Kerbaj
Planches extraites de l’album « Gaza », de Mazen Kerbaj. © Actes Sud, 2025.

Il semble que certains dessins, comme certains mots, dérangent plus que d’autres. Surtout lorsqu’ils disent ce que l’on tente d’étouffer. Ces trois bandes dessinées sont autant d’actes de résistance graphique, de chroniques visuelles contre l’indicible, de lignes tendues entre l’urgence et la mémoire.

Peut-être encore des cris perdus dans le vent.
Mais des cris, tout de même.
Et ce n’est pas rien.