Par Racha Abazied
On ne dénombre plus les armes de guerre employées sur le sol syrien depuis 2011 : bombes aériennes, obus, barils explosifs, armes chimiques… mais dans cette énumération, on oublie souvent d’évoquer la plus terrible de toutes : le siège. Le régime syrien est pourtant passé maître dans l’emploi de ce moyen ignoble, celui de soumettre la population par la faim. On se souvient des sièges de Homs, d’Alep-Est et bien sûr de celui de la Ghouta orientale. Malheureusement, le siège du camp palestinien de Yarmouk de 2013 à 2015 ne marquera pas autant les esprits, peut-être parce que le nom de « Yarmouk » reste pour beaucoup associé à sa prise par Daesh en 2015 et à son évacuation en 2018. Mesurer l’ampleur du drame, c’est néanmoins se rappeler que Yarmouk, situé dans la banlieue sud de Damas, était le plus important camp palestinien du monde et a fortiori de Syrie. Construit en 1957 pour abriter les réfugiés palestiniens de 1948, il comptait 1 200 000 habitants jusqu’en 2011 sur une surface de 2,1 km². Beaucoup d’habitants fuient les bombardements dès 2012, tandis qu’environ 18 000 personnes restent bloquées durant le siège. 181 mourront de faim[1].
Du siège de Yarmouk imposé par le régime de Bachar al-Assad, une seule photographie, prise par l’Office de secours des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) en 2014, aura représenté l’exception médiatique en faisant le tour du monde et en suscitant l’indignation générale, dont celle d’intellectuels qui y ont vu « une image qui contient toutes les images de l’apocalypse à la fois[2]». Cette image, c’est celle d’une foule affamée et hagarde affluant vers un barrage dans l’espoir de recevoir un colis alimentaire. C’est l’un des rares convois d’aide humanitaire à avoir été autorisés durant le siège. Les témoignages et traces de ces deux années d’horreur se font également plus rares depuis la quasi-disparition du camp, qui était devenu – de décennie en décennie – une ville à part entière.
En salles depuis le 12 janvier 2022
Titre : Little Palestine, journal d’un Siège
Scénario et réalisation : Abdallah al-Khatib
Production : Bidayyat for Audiovisual Arts et Films de Force Majeure
Distribution : Dulac distribution
Le film Little Palestine : journal d’un siège, actuellement sur les écrans, a été très bien accueilli par la critique et a déjà reçu plusieurs récompenses. Pourtant son réalisateur, Abdallah al-Khatib, ne se destinait nullement au cinéma. Il vivait dans le camp du Yarmouk et travaillait pour l’UNRWA. Quand le siège s’intensifie, il récupère la caméra d’un ami qui la lui confie avant de tenter de franchir clandestinement le check-point de la sortie du camp, une décision qu’il payera de sa vie. Sentant le besoin de documenter la situation dramatique, Al-Khatib commence alors à filmer sans savoir ce qu’il adviendra de ses images et sans même savoir s’il allait survire au siège.
Certes, il aura fallu du temps pour construire le film et faire le montage qui se fera des années plus tard à Berlin, mais le résultat est un témoignage unique et un hommage extraordinaire au courage des habitants du camp de Yarmouk. Dire cela ne suffit pas cependant ; ce film est également une œuvre d’une grande sensibilité, pleine de justesse et de dignité, qui raconte l’indicible. Car il s’agit bien de cela : raconter ce que l’on ne peut concevoir, à savoir la lente descente à la mort, l’agonie, les privations qui transforment l’être et dévoilent l’humanité de chacun. Restituer le temps qui s’est arrêté brusquement, le temps qui passe lentement, trop lentement.
L’espace réduit du camp ne permet pas d’échappatoire dans cette prison à ciel ouvert. Les ruelles et bâtiments sont exigus et pour beaucoup détruits. Une artère principale revient régulièrement à l’écran, celle d’une rue qui constituait l’axe routier central du camp et qui reliait, avant le siège, le camp à Damas. Cette voie désormais barrée par le mur immense du check-point militaire est l’un des rares champs où Al-Khatib pose régulièrement sa caméra. Les habitants y déambulent, parfois à la recherche de nourriture, parfois pour sortir simplement de chez eux, déambuler sans but, passer à vélo, trottant sur une chaise ou boitant sur une canne. C’est à ces moments-là aussi, qu’al-Khatib pose sa voix pour donner un autre sens aux images et décrire de manière poétique et intime son ressenti, ce que les images ne peuvent à elles seules décrire :
« Le siège est un long emprisonnement, fait d’attente et d’ennui, qui ne pose pas de limites aussi claires que les barreaux d’une prison : il s’étale comme un désert écrasé de chaleur en plein été. Le siège est un chemin qui conduit à la folie et au suicide, et le seul moyen d’y échapper, c’est de trouver une idée qui vaille la peine de vivre[3]. »
La caméra suit également les habitants, fait des plans rapprochés sur des visages, à commencer par celui de la mère d’Al-Khatib, infirmière qui effectue régulièrement sa tournée auprès des personnes âgées afin de tenter de soulager leurs souffrances, malgré le manque de médicaments et surtout de nourriture. Les enfants sont aussi très présents. Ces habitants, on les voit vivre, interagir avec le réalisateur, s’acclimater à la dure réalité, comme cette fillette désabusée qui ramasse les herbes sauvages dans une cour, en mangeant quelques-unes et mettant le reste dans un sac pour le bouillon du soir que préparera sa mère. Une gamine qui ne sursaute même plus au son des obus qui tombent sur un immeuble voisin…
Malgré la dureté de ce quotidien, Little Palestine n’est pas un film triste pour autant ; il y a les solidarités qui se nouent, le courage des manifestants qui essayent de briser le siège, leurs joies et danses aussi. On chante autour d’un piano posé en pleine rue, on plaisante entre jeunes et vieux et les enfants rient et rêvent d’un lendemain. La force de la vie est là malgré le chaos.
Al-Khatib filme avec une grande pudeur ; on ne voit ni cadavre, ni corps décharné, ni blessé, en dépit de la dévastation que côtoie le réalisateur. Le siège est tellement pesant et présent, dans chaque recoin, chaque visage, chaque geste, qu’aucune surenchère n’est nécessaire. Le quotidien et les portraits suffisent. Al-Khatib confie d’ailleurs :
« Ce que je peux dire avec le recul, c’est que je faisais attention à ne pas porter atteinte à la dignité des gens que je filmais à Yarmouk. Je n’étais pas conscient de ce choix à l’époque, mais il y avait quelque chose en moi qui m’empêchait de filmer certaines scènes. Je n’ai pas commencé ce film en tant que réalisateur ou cinéaste. Mais aujourd’hui, après deux ans de travail acharné, je peux dire que j’ai fait ce film autant qu’il m’a fait[4]. »
Si le film documente le siège de Yarmouk et l’horreur de la guerre syrienne, la tragédie du peuple palestinien n’est jamais absente des récits. Vers la fin du film, un vieux Palestinien entonne, une larme à l’œil, un chant patriotique comme une ritournelle rappelant une tragique condition palestinienne qui n’en finit plus de se perpétuer. Les souffrances du passé, celles du premier exode sont dans les histoires que racontent les anciens, dans ce questionnement et ces doutes sur une guerre qui n’était pas la leur, mais dont ils ont tout de même payé le prix en continuant à scander à gorges déployées, comme dans une unité de malheurs partagés : « Un, un, les peuples syrien et palestinien sont unis. »
Notes :
[1] Site de l’UNRWA (Office de secours des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient) : https://www.unrwa.org/where-we-work/syria/yarmouk-unofficial-camp
[2] Oliver Rohe, « A Yarmouk, “une image qui contient toutes les images de l’apocalypse à la fois” », Libération, 27/11/2021 : https://www.liberation.fr/culture/photographie/oliver-rohe-a-yarmouk-une-image-qui-contient-toutes-les-images-de-lapocalypse-a-la-fois-20211127_N7VMZYTB7VANNF5VN7FIVCPB7E/|%C3%A0/
[3] Citation extraite du document d’accompagnement du film distribué dans les salles, Dulac distribution/ ACID, 2022.
[4] D’après un entretien réalisé par Rasha Salti, extrait du document du dossier de presse, Dulac distribution, 2022.