Centre Arabe de Recherches et d’Études Politiques de Paris

15/07/2025

« Mets ton âme sur ta main et marche » : le témoignage posthume d’une photojournaliste de Gaza

Par Racha Abazied
Sepideh Farsi lors d'une projection de son film à Paris. Photo : RA.

Certains films bouleversent par leur humanité, par la sincérité de leur regard car leurs réalisateurs ont réussi à créer ce lien émotionnel magique avec le spectateur. D’autres portent cette humanité presque naturellement, en montrant la vérité brute, sans artifice, captée avec modestie et justesse. Put Your Soul on Your Hand and Walk, présenté à Cannes en mai dernier dans la sélection de l’ACID[1], appartient à cette catégorie rare. Un documentaire qui nous atteint de plein fouet, simplement en montrant la vie, la guerre, la résistance à travers le regard d’une femme.

Le documentaire a été réalisé par Sepideh Farsi, cinéaste franco-iranienne reconnue, vivant en France depuis qu’elle a quitté son pays d’origine (elle avait été emprisonnée par le régime iranien à l’âge de 16 ans). Son militantisme et ses prises de positions politiques sont aussi présents dans plusieurs de ses précédentes réalisations : Harat (2008), qui montre la vie et difficultés quotidiennes à Téhéran, ou Red Rose (2009) qui brise les tabous sur la sexualité des jeunes iraniens. Tous deux interdits en Iran.

Le film Put Your Soul on Your Hand and Walk retrace les échanges quotidiens que la réalisatrice a entretenus pendant plus de 200 jours avec Fatima Hassouna – dite « Fatem » – une jeune photojournaliste gazaouie. Elle a été tuée le 16 avril 2025 avec dix membres de sa famille lors d’un bombardement israélien sur sa maison. Ce film est devenu, malgré lui, un témoignage posthume. Dans une tribune publiée dans Libération, près de 400 personnalités du cinéma mondial ont salué sa mémoire et la présidente du jury du Festival de Cannes, Juliette Binoche, lui a rendu hommage lors de la cérémonie d’ouverture. Fatma Hassouna devait se rendre au Festival.

Tout commence par un refus. Celui de la réalisatrice, qui ne supporte plus le massacre en cours à Gaza, ni le silence assourdissant qui l’entoure. Elle se rend en Égypte avec l’espoir d’entrer à Gaza. Impossible, bien sûr. Elle filme alors des réfugiés palestiniens, jusqu’à ce qu’un réfugié lui parle d’une jeune photographe restée sur place. La connexion s’établit, fragile : un lien numérique, un téléphone, une voix. À travers les conversations, souvent entrecoupées par les coupures de réseau, les silences et l’inquiétude, naît une forme documentaire inédite. On entend les missiles au loin, les bruits sourds des frappes, la peur contenue. Fatem parle de la faim, des abris, de la lenteur du temps. Elle rêve de voyages, de poulet, de chocolat. Depuis des mois, elle n’a pas mangé un seul légume ou fruit. Elle raconte les distributions alimentaires dans les écoles, quand il y en avait encore.

La réalisatrice choisit de conserver la mauvaise qualité des images. Pas de caméra, pas de lumière de cinéma. Une simple captation d’écran de portable par un autre portable. L’image est tremblante, comme un miroir de la situation. Sur l’écran, le visage de Fatem. C’est quasiment la seule image du film, entrecoupée parfois par des vues de la fenêtre sur le voisinage en ruine, ou par des clichés photos que Fatem envoie régulièrement via son téléphone. Farsi insère aussi des images de l’écran de télévision posée chez elle. Les chaînes d’information continue CNN ou Al-Jazeera y diffusent les infos de Gaza, comme pour ponctuer les événements et le temps qui passe, interminable, sous les bombes. Fatem parle peu d’elle, elle raconte ses aspiration et rêves de liberté mais ne se plaint presque jamais. Vers la fin seulement, elle avoue — à demi-mot — que son cerveau ralentit, qu’elle est épuisée. Son sourire, pourtant, reste. Une joie de vivre incroyable, qui crève l’écran jusque dans les instants les plus sombres.

Ce lien intime, cette complicité entre les deux femmes, traverse le film et en fait sa force. Comme le dit Farsi : « Elle m’a prêté ses yeux pour voir Gaza. Moi, je suis devenue un lien entre elle et le reste du monde. » Ce prêt devient un legs.

Le film entre en résonance avec Little Palestine, journal d’un siège, d’Abdallah Al-Khatib, autre documentaire tourné dans un territoire assiégé — le camp de Yarmouk en Syrie. Là aussi, la caméra devient un outil de survie. Les images tremblent, mais disent l’essentiel : tenir, résister, raconter. Montrer l’inhumain par les gestes du quotidien.

Depuis sa présentation à Cannes – quelques jours après la mort de Fatem – Put Your Soul on Your Hand and Walk est sorti discrètement dans quelques salles françaises. Trop peu. Il mérite d’être vu, entendu, relayé, et diffusé plus largement. Comme d’autres films récents sur la Palestine, il participe à une mémoire collective nécessaire. Le Fema, festival du film de La Rochelle a d’ailleurs consacré cette année une section spéciale, Du côté de la Palestine, avec notamment le très beau No Other Land, coréalisé par Basel Adra et Yuval Abraham, qui a reçu le Prix du public à la Berlinale 2024, et l’Oscar du meilleur film documentaire le 2 mars 2025, alors qu’il n’est toujours pas distribué en salles aux États-Unis.

Avec Put Your Soul on Your Hand and Walk, Sepideh Farsi signe un film hors du commun, sans prétention. Un film qui donne à la résilience palestinienne un visage, une voix, une dignité. Celle d’une une jeune femme de 24 ans qui avait des rêves et qui voulait simplement raconter ce qu’elle voyait et témoigner. C’est un cri calme. Un film fragile et puissant à la fois. Un adieu.

Put Your Soul on Your Hand and Walk

de Sepideh Farsi
Genre : Documentaire
Année de sortie : 2025
Durée : 01h50

Notes : 

[1] L’ACID (Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion) possède sa propre section parallèle au Festival de Cannes. Elle présente des longs métrages indépendants français et internationaux et défend le cinéma d’auteur indépendant.