Par Isabel Ruck
La superpuissance américaine, moteur de la mondialisation, se trouve aujourd’hui paradoxalement dans la position de premier contestataire de l’ordre mondial. Tel est le constat que font Bertrand Badie et Dominique Vidal dans leurs analyses respectives sur l’avenir du leadership américain[1].
Depuis 1945, les États-Unis dominent le jeu international, ce qui leur a valu d’être qualifiés d’« hyperpuissance »[2] par le diplomate et homme politique français Hubert Védrine. Pourtant, ce destin de leader mondial, ne va pas de soi d’un point de vue historique. En effet, les États-Unis, historiquement plutôt tournés vers l’intérieur, ne deviennent véritablement un acteur international qu’à partir du 7 septembre 1941, date à laquelle ils décident de se ranger aux côtés des Alliés dans la deuxième guerre mondiale.
Spécificités historiques de l’hégémonie américaine
L’histoire de la naissance de l’impérialisme américain ne peut se comprendre sans analyser son rapport conflictuel avec l’impérialisme européen du XIXe siècle. La Révolution américaine de 1775 à 1783 qui marque la révolte des treize colonies britanniques d’Amérique du Nord pour plus de libertés et d’indépendance vis-à-vis de l’Angleterre et qui a conduit à la guerre d’indépendance, constitue un moment symbolique fort dans la construction nationale américaine. Cette expérience a non seulement imprégné les États-Unis naissants d’une image de soi anti-impérialiste, mais a également renforcé un certain nombre de valeurs américaines, comme la liberté politique ou encore le gouvernement constitutionnel. Cet héritage idéologique a poussé les États-Unis à s’opposer depuis lors à toute forme d’impérialisme européen traditionnel. Par ailleurs, la taille du territoire national américain était grande et riche en ressources naturelles. Cela a permis aux États-Unis de se développer économiquement par expansion interne plutôt que par une expansion externe alors même que l’insuffisance des ressources et l’augmentation des besoins économiques en pleine révolution industrielle, ont poussé les Européens, dans l’entreprise coloniale.
Compte tenu de ce positionnement historiquement anti-impérialiste des États-Unis, comment expliquer leur ascension au statut d’hégémon à partir de 1945 ? Deux facteurs permettent de comprendre la montée en puissance des États-Unis sur la scène mondiale après une longue période d’isolement. Tout d’abord, on peut citer la dimension messianique qui a sous-tendu la politique de Woodrow Wilson et qui découle directement du Manifest Destiny (1840). En effet, Wilson a fait savoir, à maintes reprises, que les États-Unis étaient dotés d’une « mission divine » : celle de porter la démocratie au reste du monde. La deuxième raison est le leadership politique, économique et militaire que les États-Unis ont acquis en Occident en se posant comme architecte en chef des plus grandes institutions internationales (Nations Unis, FMI, Banque mondiale, OTAN, etc.) du monde post-1945. Ce positionnement leur a permis d’accéder à une domination internationale dans la plupart des secteurs économiques, politiques et culturels, encourageant certains analystes, à l’instar de Robert Cox, à populariser l’idée d’une « hégémonie américaine »[3]. Mais cette hégémonie a rencontré ses limites au milieu des années 1970[4].
Facteurs explicatifs du déclin du leadership américain
C’est au cours des années 1970 et 1980, en effet, que l’hégémonie américaine a connu le début de son déclin sous le coup de facteurs à la fois intérieurs et extérieurs. Sur le plan de la politique intérieure, les États-Unis connaissent une vague de mobilisations citoyennes depuis le début des années 1970. À titre d’exemple, on peut noter le Civil Rights Movement, la mouvance de la « contre-culture » ou encore des mouvements féministes qui ont largement mis au défi les valeurs traditionnelles de la société américaine, au premier rang desquels l’impérialisme. S’ajoute à cela également le scandale du Watergate en 1974 qui a conduit à la démission du Président Nixon et qui a contribué à fragiliser l’exécutif américain.
Sur le plan de la politique extérieure, trois grands événements ont, selon Bertrand Badie, perturbé la donne, à savoir : la décolonisation, la mondialisation et la dépolarisation.
La décolonisation, notamment celle du continent africain, opérée par les pays du Nord de façon à minimiser l’impact de ceux du sud dans le jeu international en les excluant notamment de la gouvernance mondiale, a conduit ces derniers à s’installer dans une diplomatie contestataire, dont la cible privilégiée est l’Occident en général et les États-Unis en particulier.
La mondialisation, processus de transformation profonde du jeu international dans les domaines politique, économique mais aussi culturel, a également contribué au déclin de la puissance américaine. En effet, la mondialisation a engendré une formidable interdépendance entre tous les acteurs et à travers tous les domaines. Cette interdépendance fait que la puissance traditionnelle (économique et militaire) devient de plus en plus impuissante[5] aujourd’hui, puisque dans un monde interdépendant le fort dépend aussi du faible, tout comme le faible dépend du fort. On ajoute à cela que la mobilité des images et surtout des imaginaires a profondément modifié le rapport des sociétés entre elles.
La dépolarisation, au-delà de la symbolique victoire du capitalisme sur le communisme a surtout marqué la fin de la puissance traditionnelle (militaire et économique) dans le jeu international. La chute du Mur de Berlin, en 1989, a amorcé une extraordinaire « tectonique des sociétés »[6] qui entrent alors dans le jeu international. Ce phénomène se vérifie encore aujourd’hui en dehors du vieux continent, du Moyen-Orient à l’Amérique latine à travers les manifestations civiles des Printemps arabes et au Chili.
Depuis les années 1970, on peut observer les différentes stratégies mises en œuvre par les présidents américains successifs pour enrayer le déclin amorcé par les États-Unis. Pour les uns, cela a passé par le recours à une politique étrangère offensive, à l’instar de la Bush Doctrine sous la présidence de George W. Bush Jr., alors que d’autres présidents américains ont tenté une stratégie de rapprochement et de coopération avec les autres acteurs du jeu international, à l’instar du discours intitulé « A new beginning »[7] prononcé par Obama au Caire le 4 juin 2009 comme un signe de main tendue vers le monde arabo-musulman. Tous ont essayé de freiner le déclin de la puissance américaine à l’échelle mondiale en gardant, dans une certaine mesure, une posture d’ouverture sur le monde, que celle-ci ait été offensive ou défensive.
Toutefois, l’élection de l’actuel président américain, Donald Trump, a marqué une rupture claire avec ses prédécesseurs : l’heure n’est plus à l’ouverture, mais à la fermeture des frontières et au repli sur soi.
L’Amérique de Trump : de la superpuissance à la puissance contestataire
En effet, l’élection de Donald Trump marque un véritable tournant dans le positionnement des États-Unis sur la scène internationale. La peur d’un certain électorat américain vis-à-vis des effets d’une mondialisation pourtant encouragée et portée en premier lieu par les États-Unis, explique le succès du projet néo-nationaliste du Président Trump. Ce néo-nationalisme à la Trump se caractérise essentiellement par trois éléments : d’abord par un protectionnisme économique qui se traduit notamment par une forte taxation des produits à l’importation ; ensuite, par la célébration du retour des valeurs et des traditions américaines comme le montre la montée en puissance des mouvements WASP un peu partout aux États-Unis ; enfin, par la rupture avec le multilatéralisme, incarnée aussi bien par les retraits militaires en Syrie que par le retrait des États-Unis de nombreux accords internationaux, à l’instar du retrait de l’accord sur le nucléaire iranien ou celui de l’Accord de Paris. Certains pourraient même être tentés de voir dans le slogan « America first » (l’Amérique d’abord) un certain retour à l’« isolationnisme modulable »[8] des années de l’avant-guerre.
Mais le monde en 2019 n’est plus celui de 1939 : la mondialisation a créé des interdépendances à tous les niveaux et dans tous les domaines (le simple exemple de la dépendance au pétrole suffit pour prendre la mesure de l’ampleur des interdépendances à l’échelle mondiale). Le coût d’un retour à une politique aussi isolationniste que celle de l’avant-1945 serait beaucoup trop élevé pour les États-Unis et économiquement peu favorable pour un pays dans lequel entre 50 et 100 millions[9] de personnes vivent dans la pauvreté.
Ainsi, l’hégémon déclinant se trouve pris au piège des effets et des mécanismes politiques et économiques d’une mondialisation, qu’il a pourtant largement impulsée, et qui risquent de l’affaiblir davantage à l’avenir. S’ajoute à cela que la popularité des États-Unis auprès de l’opinion publique internationale n’est plus au rendez-vous. Ainsi, dans un sondage réalisé par la Fondation Bertelsmann en 2007, 61 % des interviewés seulement ont répondu que les États-Unis seraient encore les leaders du monde en 2020, alors qu’ils étaient 81 % en 2007, ce qui constitue une chute de 20 %[10].
Face à cette réalité, l’ennemi, dès lors, n’est plus l’autre, mais la mondialisation dans son ensemble. Il est tout à fait intéressant d’observer ce retournement de situation qui a fait du « maître » un « esclave » en faisant basculer la superpuissance américaine, moteur de la mondialisation, dans la position du plus grand contestataire de cette même mondialisation. La politique contestataire américaine fait appel à un référentiel différent de celui des relations internationales traditionnelles qui, elles, sont basées sur des logiques politiques. Elle puise sa force dans des logiques culturelles ou identitaires qui émanent d’une grammaire des mobilisations internationales libérée de toutes normes et ne conduisant, en l’absence d’un véritable contrat social, à aucun projet politique concret. C’est en cela que l’actuelle politique de Trump est destructrice non seulement pour les États-Unis, société melting-pot par excellence, mais aussi pour les relations internationales dans son ensemble.
La montée en puissance des sociétés ?
Certains chercheurs (d’ailleurs souvent américains), à l’instar de Charles Kindleberger[11], Robert Keohane[12] ou Robert Gilpin[13], pensent qu’un monde sans « leader » ou « gendarme du monde » ne peut être que chaotique et qu’il serait donc préférable de maintenir un hégémon, aussi contesté soit-il, pour maintenir un certain ordre et des règles. Or, Bertrand Badie a montré dans son dernier ouvrage intitulé L’Hégémonie contestée[14] que la domination d’un État sur les autres se trouve reléguée aujourd’hui au statut de mythe, car elle nécessiterait « une adhésion réelle et consentie à l’instar de celle qu’a connu la ligue de Délos formée par les cités grecques autour d’Athènes ».
En revanche, il montre qu’il existe d’autres formes d’organisation internationale, à l’instar des nouvelles formes d’interaction et d’interdépendance, qui ont remplacé la soi-disant « domination hégémonique » des états. On citera notamment le retour en force des sociétés dans le jeu des relations internationales, qui rend toute tentative de posture hégémonique de la part d’un état difficile, voire impossible. L’irruption du social dans la politique internationale a également engendré l’internationalisation des conflictualités sociales qui, échappant au contrôle des états, deviennent à leur tour structurantes de l’ordre mondial. Citons à titre d’exemple les divers mouvements contestataires issus de la société civile qui sont aujourd’hui porteurs de projets politiques alternatifs à travers tous les continents. C’est en leur sein que réside probablement l’avenir du monde. Que cet avenir soit meilleur dépendra de la volonté des peuples à s’entendre et de leur capacité à faire de l’intégration sociale internationale le moteur de leur combat.
Notes :
[1] Bertrand BADIE et Dominique VIDAL, Fin du leadership américain ? L’Etat du monde 2020. Paris, La Découverte, 2019.
[2] Hubert VEDRINE, « Les États-Unis : Hyperpuissance ou empire ? » in : Cités, n°20, 2004, pp.139-151.
[3] Robert COX, “Global restructuring: making sense of the changing international political economy” in R. STUBBS et G. UNDERHILL (eds), Political economy and the changing global order. Oxford, Oxford University Press, 1994.
[4] Ce phénomène a été théorisé dans les théories des relations internationales par le concept de « imperial overstretch ». Ce terme a été utilisé pour la première fois en 1987 par l’historien britannique Paul Kennedy dans son ouvrage The Rise and Fall of Great Powers (New York, Random House, 1987).
[5] Bertrand BADIE, L’impuissance de la puissance : essai sur les nouvelles relations internationales. Paris, Fayard, 2004.
[6] Nous empruntons ce terme à Bertrand Badie. Ce dernier entend par « tectonique des sociétés » une histoire « dense », définie par les relations sociales, humaines et que les théories classiques des relations internationales ont largement omis. Pour aller plus loin, voir : Bertrand BADIE, Quand l’Histoire commence. Paris, CNRS Editions, 2013.
[7] Le texte du discours prononcé par le président américain peut être consulté à l’adresse suivante : https://obamawhitehouse.archives.gov/issues/foreign-policy/presidents-speech-cairo-a-new-beginning (consulté le 07/11/19)
[8] Pierre MELANDRI, “Naissance de l’hégémonie américaine » in : Bertrand Badie et Dominique Vidal, La Fin du leadership américain ?L’Etat du monde 2020. Paris, La Découverte, 2019.
[9] Le chiffre du gouvernement américain annonce 43,5 millions de personnes en 2013 alors que des chercheurs, à l’instar de Stephen Haymes, annoncent un chiffre en 100 millions (en incluant des personnes qui sont proche du seuil de pauvreté). Pour aller plus loin, voir : Haymes, Stephen N. et al., eds. Routledge Handbook of poverty in the United States. London and New York, Routledge, 2015, p. 7.
[10] Bertelsmann Foundation, Who rules the world? The results of the second representative survey in Brazil, China, France, Germany, India, Japan, Russia, the United Kingdom, and the United States. Berlin, October 2007. URL: https://www.bertelsmann-stiftung.de/fileadmin/files/BSt/Presse/imported/downloads/xcms_bst_dms_23371_23372_2.pdf (consulté le 06/10/2019).
[11] Charles KINDLEBERGER, The world in depression, 1929-1939. Berkeley, University of California Press, 1973.
[12] Robert O. KEOHANE, After Hegemony: Cooperation and Discord in World Political Economy. Princeton, Princeton University Press, 1984.
[13] Robert GILPIN, The political economy of international relations. Princeton, Princeton University Press, 1987.
[14] Bertrand BADIE, L’Hégémonie contestée : les autres formes de domination internationale. Paris, Odile Jacob, 2019.