Par Unité d’analyse politique de l’ACRPS
Pendant plus de quatre décennies, les États-Unis ont exprimé leur opposition officielle à la politique israélienne de colonisation de la Cisjordanie, qualifiée d’« illégale », puis d’« irrégulière » et enfin « d’obstacle sur le chemin vers la paix »[1]. Cette ligne politique inchangée depuis 1978, a récemment connu un retournement notable, avec la déclaration du secrétaire d’État américain, Mike Pompeo qui a annoncé, le 18 novembre, que les États-Unis cessaient de reconnaître la validité de l’avis juridique du Département d’État qui considère « l’établissement de colonies de civils israéliens en Cisjordanie » comme « contraire au droit international[2] ». Cette annonce s’inscrit dans la continuité des déclarations récentes de l’administration Trump, en rupture avec l’approche américaine qui prévalait depuis plusieurs décennies sur le dossier israélo-palestinien.
Ce repositionnement stratégique a commencé en décembre 2017 avec la reconnaissance de Jérusalem comme capitale de l’État israélien et le transfert de l’ambassade américaine dans la ville sainte. Il s’est ensuite poursuivi en septembre 2018, avec l’arrêt du financement de l’UNRWA (l’Office de Secours et de Travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine), puis avec la reconnaissance par l’administration Trump, en mars 2019, de l’annexion du plateau du Golan occupé par Israël depuis 1981. Le parti pris des Américains, qui légitime ainsi la colonisation, constitue une entrave au droit international. Cette décision a notamment suscité les protestations de nombreux États car elle laisse présager le scénario d’une annexion d’autres terrains de la Cisjordanie par Israël dans un futur proche.
Unité d’analyse politique de l’ACRPS
L’Unité d’analyse politique est un département du Arab Center for Research and Policy Studies (Doha) consacré à l’étude de l’actualité dans le monde arabe. Elle vise à produire des analyses pertinentes utiles au public, aux universitaires et aux décideurs politiques de la région et du reste du monde. En fonction des questions débattues, elle fait appel aux contributions de chercheurs et de spécialistes du ACRPS ou de l’extérieur. L’Unité d’analyse politique est responsable de l’édition de trois séries de publications scientifiques rigoureuses : Évaluation de situation, Analyse politique et Analyse de cas.
Les arguments avancés par Pompeo
En 1978, l’administration Carter, avait affirmé que l’établissement par Israël de colonies de civils en Cisjordanie serait contraire au droit international. Ce leitmotiv a été réaffirmé par l’administration Obama[3]. C’est cette position historique qu’a remise en cause Mike Pompeo[4], en affirmant qu’elle n’aurait pas aidé à « promouvoir la paix ». Il s’est appuyé pour défendre cette décision, sur une déclaration de Ronald Reagan qui avait en 1981, critiqué à titre personnel, l’avis juridique de 1978. Mike Pompéo a annoncé que l’administration Trump adopterait dorénavant le point de vue de Donald Reagan.
L’argumentation de Pompeo repose sur quatre principes essentiels [5] :
- Le gouvernement des États-Unis n’adopte aucune position systématique concernant le statut légal des colonies : à l’instar des tribunaux israéliens, elle considère que les conclusions juridiques concernant les colonies doivent être fondées sur une appréciation au cas par cas des faits et circonstances spécifiques sur le terrain. Par ailleurs, Pompeo considère que « la loi israélienne offre la possibilité de contester les activités de colonisation et d’évaluer les enjeux humains qui s’y rattachent[6]». Une position qui revient de fait à soumettre le droit international en matière d’occupation, au seul droit national de la puissance occupante.
- La décision de légaliser les colonies ne préjuge en rien de ce que sera le statut définitif de la Cisjordanie, la question étant laissée aux négociations entre les deux parties, israélienne et palestinienne. Pompeo estime par ailleurs que « le droit international n’impose aucune issue spécifique ni ne crée aucun obstacle juridique à quelque solution négociée que ce soit [7]». Dans les faits, il ne reste plus grand-chose de négociable entre Israéliens et Palestiniens, après que l’administration américaine a torpillé l’intégralité des dossiers dits « de statut permanent ».
- La décision des États-Unis de ne plus considérer les colonies israéliennes comme une infraction au droit international s’appuierait « sur l’histoire et les circonstances particulières qui ont conduit à l’implantation des colonies de civils en Cisjordanie[8]».
- La stigmatisation des colons depuis 1978 aurait favorisé un climat de peur et non de paix : avoir stigmatisé les colonies israéliennes comme autant de contraventions au droit international n’aurait pas permis de promouvoir la paix.
Les limites des justifications avancées par Pompeo
Les arguments avancés par Pompeo pour justifier la décision de son administration ne résistent pas à l’analyse. Contrairement à ce qu’avance le secrétaire d’État de Donald Trump, l’avis juridique émis par le département d’État américain en 1978 qui qualifie les implantations israéliennes en Cisjordanie d’illégal est parfaitement conforme au droit international, l’article 49 de la quatrième convention de Genève interdisant à toute « puissance occupante » de procéder à des déplacements forcés collectifs ou individuels des populations occupées, ainsi qu’à des « déportations hors du territoire occupé dans le territoire de la puissance occupante ou dans celui de tout autre État, occupé ou non, quel qu’en soit le motif ». Le même article stipule que « la puissance occupante ne peut procéder à la déportation ou au transfert d’une partie de sa propre population civile dans le territoire occupé par elle[9] ». Le Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale, confirme que « l’éloignement ou le déplacement forcé » d’un peuple occupé constitue un « crime de guerre », tout comme l’est « le transfert direct ou indirect par la puissance occupante d’une partie de sa population civile dans le territoire qu’elle occupe[10] ».
Par ailleurs, l’allégation de Pompeo selon laquelle la position de l’administration Trump reprendrait celle du Président Reagan qui aurait en son temps rejeté les conclusions du département d’État de 1978 est sibylline, car s’il est vrai que Reagan a adopté cette posture à titre personnel, cela ne fut pas le cas de son administration : la position officielle des États-Unis demeura, y compris sous l’administration Reagan, fidèle à l’avis juridique de 1978[11].
Quant à son propos sur l’existence, en Israël, d’un système judiciaire auquel il serait possible d’avoir recours pour contester l’activité colonisatrice, il s’agit là aussi d’un argument fallacieux car les tribunaux israéliens sont précisément ceux de la puissance occupante. Ces derniers ont certes prononcé l’illégalité de certaines « implantations sauvages » et la nécessité de les évacuer, mais ils ont par là même conféré une légalité implicite au reste des colonies en Cisjordanie et à Jérusalem Est.
De fait, si les questions du statut de Jérusalem, des réfugiés et des frontières ne figurent plus parmi les enjeux centraux du conflit, que reste-t-il comme objet de litige et de négociation ?
Même inconséquence lorsque Pompeo prétend que l’administration Trump ne cherche pas à imposer sa conception d’une solution définitive pour la Cisjordanie et laisse cela aux négociations entre Israéliens et Palestiniens. Il suffit pour réfuter cette allégation de rappeler les propos de David Friedman, l’ambassadeur américain en Israël, qui déclarait en juin 2019 qu’Israël avait le droit d’annexer certaines zones de la Cisjordanie[12]. En septembre 2019, Netanyahou s’est quant à lui engagé à procéder à l’annexion de la vallée du Jourdain ainsi que des colonies juives de Cisjordanie[13], et la mise à exécution de sa promesse semble imminente, après cette dernière déclaration américaine. Le fait qu’aucune paix ne sera possible tant que persistera un conflit autour des implantations israéliennes en Cisjordanie ne semble poser aucun problème à Mike Pompeo. De fait, si les questions du statut de Jérusalem, des réfugiés et des frontières ne figurent plus parmi les enjeux centraux du conflit, que reste-t-il comme objet de litige et de négociation ?
Les ressorts de la décision américaine
Les raisons qui président à la nouvelle posture américaine ont trait à la fois aux calculs politiques de Trump, notamment en matière de politique intérieure et à la vision du dossier israélo-arabe qui dominée dans l’administration Trump.
Dans le cadre de la politique intérieure des États-Unis, il ne faut pas sous-estimer le rôle joué par des groupes évangéliques qui constituent une grande partie de la base électorale de l’actuel président américain (près de 80 % de son électorat) [14]. Ces « Chrétiens sionistes » (Christian Zionists), qui constituent environ 25 % de la population américaine, soutiennent la droite israélienne pour des raisons d’ordre religieux[15]. Certaines grandes figures de l’administration Trump sont des représentants de cette mouvance des Chrétiens sionistes, comme son vice-président Mike Pence, son secrétaire d’État Mike Pompeo et d’autres encore. La stratégie évangéliste du gouvernement Trump semble dont porter ses fruits, comme en attestent les applaudissements qui ont accompagné la déclaration du secrétaire d’État, parmi les dirigeants des églises évangéliques américaines[16]. Le soutien des électeurs sionistes est d’autant plus nécessaire à Donald Trump que les tensions se font vives entre son administration et certains milieux démocrates dont les jeunes partisans d’orientation ultra-libérale[17], rechignent aujourd’hui à soutenir inconditionnellement Israël.
En ce qui concerne la politique étrangère, plusieurs éléments suggèrent que le calendrier de cette déclaration a été pensé pour venir en aide à Netanyahou, à un moment où ce dernier se trouve dans une situation délicate pour se maintenir au pouvoir après deux élections qui n’ont pas apporté les résultats escomptés. S’ajoute à cela les scandales personnels et sa mise en examen pour corruption, fraude et abus de confiance. Aujourd’hui, Netanyahou a grand besoin d’une nouvelle assemblée de la Knesset pour lui garantir l’immunité dans ces différentes affaires. Or avec l’échec de Benny Gantz – le dirigeant du parti « Bleu et blanc » et principal adversaire de Netanyahou – à former une alliance gouvernementale, le spectre de nouvelles élections législatives se profile en Israël et ce, pour la troisième fois de l’année. Dans ce contexte, l’annonce de l’administration Trump peut être vue comme un coup de pouce à Netanyahou en vue des élections à venir.
De manière plus générale, l’administration Trump cherche aussi à redessiner les contours du conflit israélo-arabe et à définir de nouveaux paramètres qui profitent aux Israéliens, au détriment des Palestiniens et des Arabes israéliens. C’est dans ce cadre que s’inscrivent les dernières décisions de l’administration Trump, à savoir : la reconnaissance de Jérusalem comme capitale de la puissance occupante ; la décision de cesser de financer l’UNRWA et de limiter par la suite l’ensemble des aides aux Palestiniens ; enfin, la reconnaissance de la souveraineté israélienne sur le Golan. Par ces mesures, l’administration américaine dit vouloir « neutraliser » ce qu’elle considère être des « obstacles » à un « règlement » du conflit arabo-palestinien avec Israël. Mais dans les faits, elle prétend éliminer les problèmes en légitimant le statu quo. Quant au Président Donald Trump, celui-ci a justifié sa décision de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël, en affirmant qu’il s’agissait là d’« une très bonne chose, puisque c’est un problème de moins sur la table des négociations[18] ». Aujourd’hui, Pompeo suit ce même raisonnement au sujet des colonies, en arguant qu’« avoir dénoncé l’implantation des colonies de civils comme contraire au droit international n’a débouché sur aucune solution, ni n’a renforcé les chances de parvenir à la paix[19] ».
Conclusion
L’administration Trump continue à mettre en œuvre ce que la presse a baptisé le « deal du siècle », qui consiste en fait à sceller le sort des dossiers dits de « statut permanent » (à savoir la question de Jérusalem, des réfugiés, de la souveraineté, du territoire et des frontières). Sa manière de gérer la question israélo-palestinienne, consiste tout bonnement à imposer un fait accompli par la force de l’occupant. Depuis avril dernier, l’administration Trump a cessé de qualifier la Cisjordanie d’« occupée[20] ». Elle ne cache pas non plus avoir abandonné la solution des deux États[21] et préférer se concentrer sur le volet économique, comme cela s’est illustré avec « l’atelier de Manama[22] » en juin dernier. Ce faisant, les États-Unis consacrent sans trop de gêne le système de ségrégation raciale (apartheid) dans l’État hébreu. Compte tenu du fait que deux des responsables américains en charge du dossier sur les négociations israélo-palestiniennes (Jared Kushner, le conseiller et gendre du Président, et David Friedman, l’ambassadeur des États-Unis en Israël) comptaient déjà parmi les soutiens majeurs d’Israël, et ce avant même que Trump n’accède à la présidence, cette nouvelle décision n’a rien de surprenant.
Quelle sera la réaction des autorités palestiniennes de Ramallah et de Gaza au-delà des condamnations officielles, et celle des autres États arabes ? La réponse à cette question est d’autant plus incertaine que les autorités palestiniennes sont absorbées par les problèmes de gouvernance et que le peu de temps libre qui leur reste est gaspillé dans la guerre intestine à laquelle se livrent le Fatah et le Hamas.
(traduit de l’arabe par Marianne Babut)
Notes :
[1] Jennifer Hansler, Nicole Gaouette & Jeremy Diamond, “Pompeo Announces Reversal of Longstanding US Policy on Israeli Settlements”, CNN, 18/11/2019, consulté le 21/11/2019, sur : https://cnn.it/2D4R0na
[2] “Secretary Michael R. Pompeo Remarks to the Press”, U.S. Department of State, 18/11/2019, consulté le 21/11/2019, sur : https://bit.ly/338Kk26
[3] Pompeo a également épinglé l’administration de Barak Obama pour avoir confirmé l’illégalité de la colonisation israélienne, en ne faisant pas usage de son droit de veto lors du vote par le Conseil de sécurité de la résolution 2334 – qui condamne la construction de colonies israéliennes en Cisjordanie ainsi qu’à Jérusalem-Est.
[4] “Secretary Michael R. Pompeo Remarks to the Press”, U.S. Department of State, 18/11/2019, consulté le 21/11/2019, sur : https://bit.ly/338Kk26
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] “Convention (IV) relative to the Protection of Civilian Persons in Time of War. Geneva, 12 August 1949”, International Committee of the red cross, consulté le 21/11/2019, sur : https://bit.ly/2D5w9QC
[10] “Rome Statute of the International Criminal Court”, International Criminal Court, consulté le 21/11/2019, sur : https://bit.ly/37slRIa
[11] Zack Beauchamp, “Mike Pompeo’s Big Announcement About Israeli settlements, Briefly Explained”, VOX, 18/11/2019, consulté le 21/11/2019, sur : https://bit.ly/338ZzYE
[12] David M. Halbfinger, “U.S. Ambassador Says Israel Has Right to Annex Parts of West Bank”, The New York Times, 08/06/2019, consulté le 21/11/2019, sur : https://nyti.ms/2QBYPsr
[13] Oliver Holmes, “Netanyahu Vows to Annex Large Parts of Occupied West Bank”, The Guardian, 10/9/2019, consulté le 21/11/2019, sur : https://bit.ly/335NrIa
[14] Steve McQuilkin, “White Evangelicals Just Elected a Thrice-Married Blasphemer: What that Means for the Religious Right”, USA Today, 10/11/2016, consulté le 21/11/2019, sur: https://bit.ly/2D4fflr
[15] Lara Jakes & David M. Halbfinger, “In Shift, U.S. Says Israeli Settlements in West Bank Do Not Violate International Law”, The New York Times, 18/11/2019, consulté le 21/11/2019, sur : https://nyti.ms/35orFRn
[16] Hansler, Gaouette & Diamond.
[17] Lira à ce sujet : « Ce que l’interdiction par Israël de l’accès à son territoire à deux élues démocrates américaines dit de l’évolution des relations américano-israéliennes », CAREP Paris, 10/09/19, consulté le 01/12/19 sur : https://bit.ly/2YeLLLD
[18] “Trump : Israel Will Pay ‘Higher Price’ for His Jerusalem Recognition”, Ynet, 22/8/2018, consulté le 21/11/2019, sur : https://bit.ly/2XxQhEo
[19] “Secretary Michael R. Pompeo Remarks to the Press.”
[20] Ron Kampeas, “State Department No Longer Calling West Bank, Golan ‘Occupied’ By Israel”, The Forward, 14/03/2019, consulté le 21/11/2019, sur : https://bit.ly/2D5Z6My
[21] « كوشنر للجزيرة: ورشة المنامة ناجحة وجهات تدعو لعدم الحضور » [«Kushner à Al-Jazeera : l’atelier de Manama est une réussite, même si certains appellent à ne pas s’y rendre »] , Al-Jazeera, 24/6/2019, consulté le 21/11/2019, sur : https://bit.ly/2OC1fVk
[22] Les 25 et le 26 juin 2019, la capitale de Bahreïn, Manama, a accueilli la conférence portant sur le volet économique du plan de paix américain pour le Moyen-Orient, rebaptisée sobrement « atelier ». Washington est parvenu à réunir des pays arabes clés durant cette rencontre, malgré l’opposition des principaux bénéficiaires du plan, les Palestiniens. Reste que le volet économique du plan de paix a été très critiqué.