Recension de Notre mémoire nous appartient, film de Rami Farah
Par Racha Abazied
Yadan, Oudaï et Rani sont tous trois originaires de Deraa, ville où a débuté la révolution syrienne, le 18 mars 2011. Ils participent aux premières manifestations et deviennent rapidement ce qu’on appelle communément « des activistes ». Étudiant, juriste et sportif, ils s’improvisent journalistes-citoyens. Ils participent au soulèvement contre le régime et documentent ce qui s’y passe.
Rami Farah est réalisateur, il réunit les trois amis dix ans plus tard dans un théâtre parisien. Sur une scène sans public, ils sont tous les quatre debout devant un écran géant où sont projetées les images brutes, les rushes documentant les événements. Ces images filmées sont les leurs, mais aussi celles de nombre de leurs camarades, aujourd’hui décédés ou disparus. Un échantillon des 12 756 vidéos confiées sur un disque dur au réalisateur et qui font aujourd’hui partie du projet d’archives ouvertes sur les réfugiés de l’université de Birmingham. Rami Farah passe les images dans l’ordre chronologique des événements, fait des arrêts, pose des questions et les trois protagonistes commentent les lieux, les personnes, les faits… Face à l’écran, ils se souviennent, expliquent et commémorent ensemble des moments vécus.
Notre mémoire nous appartient
Réalisé par Rami Farah
Danemark, 2021 / 89 minutes
Consultable en accès libre sur Arte jusqu’au 27 mai 2022.
Décortiquer l’histoire au fil des images d’archives
Ils racontent les débuts, les détails de ces moments historiques de 2011. Les premières manifestations pacifiques, les funérailles des deux premiers martyrs, les moments d’espoir et de ferveur de ce qui semblait inimaginable sous la chape de plomb de la dictature. Le 18 mars, la statue d’Hafez al-Assad tombe sous le regard ébahi des manifestants, Oudaï commente « On ne voulait pas la faire tomber au début, on voulait juste manifester, mais les nouvelles affluaient en direct du Sanamein, village voisin de Deraa, 5 martyrs, 8, et puis 10. Dans les mégaphones, j’ai annoncé la mort de civils, les manifestants s’en sont alors pris à la statue et ont arraché les portraits géants de Bachar al-Assad, c’était la première fois où l’on a crié en Syrie ‟le peuple veut la chute du régime” » et Rani d’ajouter, « C’est le plus beau moment de toute la révolution ! Vous savez, des gens se sont pris des balles pour cela devant nos yeux, il y a eu des blessés et des morts. Les tirs provenaient de la maison du gouverneur ». Les balles crépitent. Pourtant au début, on doute de leur réalité : « C’était impensable ! Ce jour-là, on pensait qu’ils tireraient avec des balles en caoutchouc, jamais on n’aurait pu imaginer que c’étaient des balles réelles », dit Yadan, puis il s’étonne de la force des symboles en ces termes : « Sincèrement, j’ai toujours imaginé que cette statue était indéboulonnable. Je la croyais faite du plomb le plus solide qui existe. En réalité, elle était facilement inflammable, faite d’une sorte de fibre de glace de pacotille. »
Les premiers martyrs sont pourtant bel et bien là et les cortèges funéraires se transforment rapidement en rassemblements géants. On accompagne les dépouilles en dansant, épaule contre épaule, la Dabké de la révolte anti-régime. Mais la répression s’intensifie. Assad répond par un discours devant l’Assemblée pour discréditer les images de Deraa en disant que « les troubles ont été fabriqués de toute pièce par des chaînes satellites et des forces étrangères ennemies qui ont joué la carte communautaire et formé des groupes armés salafistes organisés ». Deraa s’embrase, les villages voisins du Houran rejoignent le mouvement, alors que le reste de la Syrie observe encore en silence. Dans les rues, on ne scande plus seulement « Liberté, liberté » ou « Le peuple veut la chute du régime », mais plutôt « La mort plutôt que l’humiliation », car comme dit Oudaï « le sang avait coulé », celui d’un ami, d’un voisin, celui d’un cousin ou d’un frère. La ville est bouclée, l’armée arrive avec ses chars et blindés. Les militaires entourent les mosquées avant la prière du vendredi et les services de sécurité sévissent : arrestations, prison, torture et snipers sur les toits. Les obus et missiles pleuvent sur les maisons et les quartiers sont vidés de leurs habitants. Pour les activistes, il n’y a plus de retour en arrière possible, la clandestinité, la peur et la précarité sont désormais leur destin.
Exorciser la violence
Le film suit encore les événements qui se succèdent en images : destruction de leur ville, militarisation de la révolution, silence des délégations internationales et arabes, perte des amis, blessures et exil forcé. Mais le plus difficile n’est-il pas de revoir ces images ? De se remémorer ? Revivre les moments de joie, de rire et de douleur ? Certaines scènes sont insoutenables. Les trois activistes refusent de voir l’extrait où leur ami Abou Nemer, alias Mohammad al-Hourani (devenu reporter d’Al-Jazeera et voix de la révolution) se fait abattre dans la rue qui désormais porte son nom à Deraa.
En conviant les trois activistes sur cette scène parisienne, Rami Farah ne cherche pas seulement à faire témoigner les auteurs des images. Le but est de rassembler les souvenirs individuels, de les confronter aux images afin d’écrire ensemble une mémoire collective. Le choix du lieu n’est pas anodin. Le théâtre est le lieu où on raconte l’histoire, le lieu où on la met en scène, pour la jouer et la rejouer encore, comme pour défier le temps, les années qui sont passées et celles à venir. Le lieu de la répétition de la même histoire, celle dont la partie ne peut se terminer par la victoire d’un régime répressif. Pour ces activistes, on pourra toujours requalifier les événements, mais jamais on n’effacera la réalité de leur révolution. L’expérience est certes éprouvante à cause de la force évocatrice de cette matière brute que sont les images d’archive, mais elle est nécessaire pour situer, raconter et expliquer. Car derrière chaque image, il y a des êtres, des compagnons de route dont « 80 % sont ensevelis ou en prison » aujourd’hui.
Dans cet exercice qui semble se rapprocher de la thérapie, la question qui hante le réalisateur face à toute cette violence est « Comment survit-on ? En oubliant, ou en se souvenant ? ». Rami Farah répond « moi, j’ai choisi de ne pas oublier ». Le seul gardien de l’histoire, de la réalité des faits n’est-il pas justement cette mémoire collective, qu’aucune répression, ni force ne peut ôter ? Le rapport de force peut l’emporter un temps mais que peut-il face à la mémoire de tout un peuple ?
Assad aura beau réécrire l’histoire de cette révolution, de la Syrie, comme le dit Friedrich Nietzsche : « Le futur appartient à celui qui a la plus longue mémoire. »