Sous couvert de diversité et de parité, la République a souvent promu des figures d’exception pour mieux verrouiller l’ordre établi. Derrière l’illusion d’inclusion, Nedjib Sidi Moussa met à nu le paradoxe d’une élite issue de l’immigration, devenue parfois l’avant-garde d’un tournant identitaire et autoritaire.
La diversité contre la diversité
Quand émergent les paradigmes de diversité et de parité dans les années 1990, nombreux sont les libéraux ou progressistes à y voir des outils favorables aux groupes marginalisés[1]. Si le gouvernement de la Gauche plurielle modifie en 1999 la Constitution afin de favoriser « l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives », l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République, change la donne, sur fond de promotion de la « discrimination positive[2] » par celui qui, à la tête du ministère de l’Intérieur, avait annoncé la nomination d’un « préfet musulman », contrevenant aux usages républicains[3].
En effet, en 2007, trois femmes originaires des anciennes colonies accèdent à de hautes responsabilités : Rachida Dati devient ministre de la Justice, Fadela Amara secrétaire d’État chargée de la Politique de la ville et Rama Yade secrétaire d’État chargée des Affaires étrangères et des Droits de l’Homme. Sur le terrain de la représentativité, le « gouvernement d’ouverture » du conservateur François Fillon semble dépasser celui du socialiste Lionel Jospin, tout en assumant un virage identitaire avec la création d’un ministère de l’Immigration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement confié à Brice Hortefeux, sur les conseils de Patrick Buisson, ancien rédacteur en chef du journal d’extrême droite Minute.
Ces nominations suivent celles de deux personnalités afro-américaines à la tête du Département d’État – Colin Powell en 2001 et Condoleezza Rice en 2005 –, sous la présidence du républicain George W. Bush, engagé dans la « guerre contre le terrorisme » après les attentats du 11 septembre. Mais ces désignations peuvent être perçues comme une réminiscence des premières années de la Vème République de Charles de Gaulle qui, parallèlement à la répression menée contre le peuple algérien engagé dans la lutte pour son indépendance, avait promu en 1959 Nafissa Sid Cara secrétaire d’État, tandis que Félix Houphouët-Boigny occupait le poste de ministre d’État dans le gouvernement dirigé par Michel Debré.
Nedjib SIDI MOUSSA
Nedjib SIDI MOUSSA est docteur en science politique (Université Panthéon-Sorbonne). Ses travaux portent sur l’Algérie coloniale, la France postcoloniale et des controverses internationales. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Histoire algérienne de la France (PUF, 2022), Algérie, une autre histoire de l’indépendance (PUF, 2019) et La Fabrique du Musulman (Libertalia, 2017).
À première vue, il semblerait tentant d’appréhender le renouvellement superficiel du personnel politique au début de notre siècle comme un sous-produit des luttes des enfants de l’immigration ouvrière. En effet, la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 avait constitué un point de bascule quant à la visibilité des descendants de travailleurs maghrébins dont le destin devenait irrémédiablement hexagonal malgré l’aversion des réactionnaires parmi lesquels les nostalgiques de « l’Algérie française » tenaient le haut du pavé.
Pourtant, force est de constater que les changements à dose homéopathique de l’élite dirigeante n’ont guère été accompagnés d’une amélioration substantielle de la qualité de vie de la grande majorité des prolétaires immigrés et de leurs descendants qui demeurent, pour beaucoup d’entre eux, exposés au racisme ou à la précarité malgré l’acquisition de la nationalité française, loin des fantasmes suscités par l’émergence d’une « beurgeoisie[4] ».
En outre, certaines personnalités issues de la diversité sont devenues les figures de proue des « guerres culturelles » en France, selon les méthodes éprouvées outre-Atlantique[5], en s’appuyant tant sur leurs origines que sur leur sexe, afin d’accompagner le tournant autoritaire d’un champ politico-médiatique saturé de polémiques qui alimentent un climat d’hostilité à l’égard des idéaux progressistes, avec pour cible de choix les immigrés – en particulier les hommes –, les musulmans ou les Algériens, boucs émissaires depuis un siècle[6].
L’ambivalence des origines
Loin de se limiter à la dégradation du débat public, les prises de position des figures de la diversité réactionnaire, comme Fatiha Agag-Boudjahlat[7], Lydia Guirous[8], Malika Sorel-Sutter[9], etc., ont contribué à la détérioration du quotidien de millions de personnes, souvent membres des classes laborieuses, ainsi que l’attestent le durcissement de la législation en matière d’accueil des étrangers et la récurrence des polémiques autour du triptyque islam-immigration-insécurité afin d’accompagner les tendances liberticides et xénophobes du législateur, stigmatisant de nombreux citoyens au nom des « valeurs de la République ».
Or, ces « nouvelles femmes de droite[10] », doivent moins leur ascension à l’illusion méritocratique ou au jeu classique du clientélisme, qu’à leur cooptation au bénéfice de leurs attributs, suivant une logique de quotas plus ou moins assumée. Mais au lieu de jouer le rôle de médiatrices des fractions embourgeoisées des descendants de l’immigration – parmi lesquelles les opinions rétrogrades peuvent recevoir quelque écho –, ces « femmes puissantes » ont préféré adopter des postures revanchardes à l’égard des groupes auxquels leur patronyme les renvoie.
Ainsi que l’atteste la lecture de leurs ouvrages – douze publiés entre 2007 et 2022, sans compter les rééditions ou leurs interventions médiatiques –, le discours de ces égéries de la droite, est parsemé d’anecdotes autobiographiques au service d’une idéologie assimilationniste. Ainsi, pour Lydia Guirous, mariée à l’église Saint-Augustin, « l’intégration réussie s’appelle l’assimilation et l’intégration ratée, le communautarisme[11] ». Pourtant, leur propos, émaillé de formules-chocs, reste traversé par une ambivalence criante quant à leurs origines qui constituent un atout décisif mais révèlent également leur statut d’outsiders.
En effet, qu’elles soient nées en 1960 à Marseille à l’instar de Malika-Sorel-Sutter, en 1979 à Montbéliard comme Fatiha Agag-Boudjahlat ou en 1984 à Tizi Hibel pour Lydia Guirous, ces essayistes ont toutes grandi au sein de familles algériennes. Dans leurs livres aux titres explicites – Décomposition française, Combattre le voilement, Assimilation… –, la mention de ce parcours migratoire est associée à une profession de foi patriotique, comme pour dissiper tout soupçon : « Mon pays est la France. Ma langue est le français. (…) Je ne trahis personne en aimant la France, parce que je l’aime d’un amour citoyen[12]. »
Chez Lydia Guirous, cet amour pour la France et sa culture aurait été inculqué, dès l’enfance, dans son village de Kabylie : « Mon père me parlait de politique, de grandes écoles, de laïcité, de littérature française. Il me parlait des valeurs de la France, de la démocratie, de la liberté, de la solidarité[13]. » L’évocation positive de sa langue maternelle, le berbère, lui permet, par un contraste essentialiste, de se démarquer de l’arabité, chargée de négativité : « Ce n’est pas de l’arabe. Ni l’alphabet ni les sonorités ne se ressemblent. » Cette extériorité est formulée de la sorte par Malika Sorel-Sutter : « la langue arabe est demeurée pour moi une langue étrangère[14] », avant de livrer une confession troublante au sujet de ses parents : « j’appris qu’ils étaient en réalité tous deux berbères. Ils ne le savaient pas et ont quitté ce monde en se pensant arabes. » Comme pour rejouer l’opposition arabe-berbère inscrite dans l’idéologie coloniale[15].
Pour Fatiha Agag-Boudjahlat, dont la famille est originaire de Mascara, cette mise à distance s’exprime sur un mode similaire : « Je nourris des regrets. Celui de ne pas parler l’arabe, enfin, le dialecte oranais pour être plus juste[16]. » Mais cette confession sert à disqualifier les Elco (enseignements de langue et de culture d’origine), rejointe en cela par Lydia Guirous qui considère que « l’intégration passe d’abord par une bonne maîtrise de la langue du pays d’accueil[17] » avant de s’indigner : « En janvier 2013, un rapport ahurissant préconisait d’ajouter comme langues vivantes l’étude de langues africaines, de l’arabe ou de l’hindou » (sic).
Le paradigme civilisationnel
L’évocation de l’Algérie reste, sous leur plume, antinomique du rapport enchanté à la France. Seule membre du trio à être née sur la rive sud de la Méditerranée, Lydia Guirous raconte, dans Allah est grand, la République aussi, son « arrivée à Roubaix dans le nord de la France, à l’âge de six ans pour fuir le terrorisme de la décennie noire en Algérie ». Or, la date de son départ, « un simple Alger-Lille, le 8 novembre 1989 », contredit la justification de cet exil, d’autant que son père et ses grands-parents étaient déjà établis en France. En effet, les historiens ont tendance à dater le début de la guerre civile au 12 janvier 1992 qui correspond à l’interruption du processus électoral par les autorités algériennes – « une décision radicale et salutaire » selon Lydia Guirous qui reprend le récit manichéen des « éradicateurs ».
Cette évocation d’une séquence douloureuse sert un agenda qui instrumentalise la laïcité ainsi que les principes républicains : « Par aveuglement ou par lâcheté, les dirigeants algériens ont laissé les islamistes pénétrer la société et le réveil fut tragique. Aujourd’hui les signaux sont identiques en France, mais quel républicain osera le dire et agir ? » Dans un autre essai, les centaines de milliers de victimes algériennes sont convoquées pour établir une analogie qui séduit les franges les plus paranoïaques et xénophobes de la société : « méfions-nous, en France, des associations humanitaires proches des Frères musulmans, qui tiennent des stands lors de chaque rassemblement islamiste au Bourget. Je suis convaincue qu’elles tentent déjà d’appliquer chez nous la stratégie initiée par le FIS[18] », à savoir le Front islamique du salut, qui s’était constitué une clientèle grâce à son militantisme caritatif et religieux[19].
La trajectoire de la doyenne du groupe témoigne d’une relation tout aussi alambiquée à l’histoire. En effet, dans Les dindons de la farce, Malika Sorel-Sutter écrit comprendre « le déchirement et la vive souffrance que ressentent les Pieds-noirs qui ont été brutalement arraché à la terre de leur enfance » puisqu’elle a été « brusquement emmenée en Algérie », à l’âge de dix ans, pour se retrouver « du jour au lendemain et sans aucune préparation, déracinée de l’environnement français où j’étais née et où j’avais grandi ».
L’expérience de sa jeunesse en Algérie – le « pays de mon père[20] » – qu’elle quitte diplômée de l’Ecole polytechnique, lui fait déclarer : « Le hasard de ma vie m’a amenée à vivre en immersion totale dans deux civilisations – je n’hésite pas à utiliser ce mot – différentes[21]. » Cette affirmation permet de défendre un paradigme civilisationnel[22] avalisé par Lydia Guirous qui rapporte une visite dans le Nord, après ses études à Bordeaux : « Ce fut le choc des civilisations. Roubaix était devenue méconnaissable. Le communautarisme avait tout envahi. C’était une sorte de « bled » importé dans le nord de la France[23]. »
Dès son premier livre, Malika Sorel-Sutter revisite l’histoire, dans une optique identitaire, pour en souligner les « erreurs » : « Pendant cent trente ans, la France a voulu croire que l’Algérie était française, quand le peuple algérien ne se pensait pas français et rejetait l’identité française[24]. » Son second ouvrage reprend l’argumentaire selon lequel les colonisés algériens auraient été soumis, de 1830 à 1962, à une « intégration forcée à la communauté française[25] ».
Au mépris des faits, ce sophisme permet de réduire la colonisation à un problème d’identité pour mieux éviter de traiter de la violence, de l’expropriation ou du racisme consubstantiels à ce processus – rejoignant en cela un déni bien français[26] – avant d’asséner : « Dans cette histoire, ni les pieds-noirs, ni les Arabes, ni les Français de la métropole ne sont coupables ».
Le rejet du multiculturalisme
Cette rhétorique révisionniste s’inscrit dans la droite ligne du discours conservateur tel qu’il s’est exprimé durant le débat sur la loi du 23 février 2005, au cours duquel la défense du « rôle positif de la colonisation » s’est associée au dénigrement des « jeunes issus de l’immigration[27] ». Le lien est établi par Malika Sorel-Sutter qui, dans Immigration, intégration, assimile aux pieds-noirs les « personnes issues de l’immigration extra-européenne qui possèdent, certes, les papiers d’identité, mais pas l’identité française ». La formulation est caractéristique du confusionnisme de l’essayiste qui, dans une note de blog, plaçait sur le même plan le fait de « vouloir nier que l’immigration a pu jouer un rôle positif pour la France » et « vouloir nier que la France a pu jouer un rôle positif au cours de sa période coloniale[28] ».
Chez Lydia Guirous, la question sert à minimiser le racisme pour stigmatiser ceux qui, parmi les descendants d’immigrés, avanceraient « l’argument de la colonisation » afin de « justifier chacun de leurs échecs », selon la méthode suivante : « développer la culpabilité post-coloniale pour acquérir des droits dérogatoires, des aides ou des postes[29]. » Son essai Ça n’a rien à voir avec l’islam ? persiste dans l’inversion accusatoire et s’interroge quant à la France : « Doit-on lui en vouloir à jamais, ressasser éternellement son passé colonial comme une excuse aux échecs ou au manque de patriotisme de certains ? » Fidèle à une trame qui met en équivalence tout et son contraire, son dernier livre assène : « La colonisation ? Oui, ce n’était pas une belle page de notre histoire. Elle a existé, et si les pays colonisés avaient eu la possibilité de coloniser eux aussi, ils l’auraient fait[30]. »
Seule membre du trio à avoir fait de l’histoire un métier, Fatiha Agag-Boudjahlat avance cette qualité pour affirmer, dans Les Nostalgériades, ne pas vouloir « ergoter » sur la colonisation dont elle aurait une « approche scientifique ». Pourtant, l’essayiste botte en touche : « Je ne m’approprierai pas la souffrance des Algériens qui ont vécu la colonisation et ont souffert de la guerre d’indépendance. (…) Je ne l’exploiterai pas pour mon ego ou mon agenda politique. Ce n’est pas mon histoire, c’est leur histoire et c’est l’histoire. » Cependant, dans un entretien au FigaroVox, l’autrice met en cause les autorités algériennes au sujet de « l’inculcation et l’instrumentalisation d’un traumatisme » chez les descendants d’immigrés : « Dès qu’elles sont confrontées à un problème, elles invoquent la guerre d’Algérie et la colonisation[31]. »
Mais l’essentiel n’est pas là puisque ces essayistes s’accordent pour décréter l’échec du multiculturalisme, à l’instar des conservateurs européens[32]. Ainsi, Malika Sorel-Sutter déclare à Valeurs actuelles : « Les Français ne veulent pas du multiculturalisme, ce qui leur importe, c’est leur identité profonde[33]. » Son livre Décomposition française confirme cette perspective : « Les Français se sentent menacés dans leur identité en tant que peuple car l’Etat a laissé s’installer, puis s’enraciner, le communautarisme et promu le multiculturalisme. »
Dès son premier livre, Lydia Guirous rejette le concept de « double culture » présenté comme un piège : « c’est à celui qui arrive de s’adapter à la culture française et de faire un pas vers elle et non l’inverse[34]. » Dans des tribunes parues entre 2015 et 2017 dans Valeurs actuelles, le multiculturalisme s’oppose chez elle à la mobilité sociale des élèves, l’égalité entre les femmes et les hommes, la cohésion nationale, la culture française ou encore l’émancipation.
Seule Fatiha Agag-Boudjahlat reconnaît que « la France est un pays multiculturel[35] ». Toutefois, ce constat l’amène à rejeter le multiculturalisme défini comme « l’adaptation juridique et politique du droit territorial aux minorités ». Ses tribunes parues en 2023 dans le FigaroVox et en 2024 dans Le Point, confirment que cette notion revêt une connotation tout aussi péjorative que la binationalité, au diapason de ses homologues prêtes à remettre en cause le droit du sol.
Féminisme ou « fémonationalisme » ?
De fait, ces essayistes convergent vers un même « fémonationalisme[36] ». Dans leurs écrits et leurs interventions, les droits des femmes françaises seraient menacés par les hommes immigrés musulmans. De façon retorse, la revendication féministe – Lydia Guirous et Fatiha Agag-Boudjahlat ne cachent pas leur admiration pour Elisabeth Badinter qui préface Combattre le voilement – sert à dénigrer la gauche, comme leur statut de musulmanes offre un blanc-seing pour jeter la suspicion sur leurs coreligionnaires.
Dans Décomposition française, Malika Sorel-Sutter fustige « la France d’en haut » qui permettrait « que le rapport entre hommes et femmes varie selon l’origine culturelle des individus, et que l’égalité homme-femme ne soit donc pas applicable à tous. » En réaction au harcèlement sexiste d’archéologues à Saint-Denis, l’essayiste fait mine de se demander, dans un entretien à Altantico : « Sommes-nous encore en France ? Manifestement, non[37]. » Avant de prendre appui sur sa propre expérience : « Ces situations, je les ai vues et parfois vécues durant mes quinze longues années de vie en Algérie ».
Le contraste entre l’Algérie et la France se décline chez Lydia Guirous dans Allah est grand, la République aussi : « En France, avec du courage, beaucoup de choses sont possibles. (…) Ça ne l’était pas dans l’Algérie des années 1990 et surtout pas pour une fille ».
Cependant, Fatiha Agag-Boudjahlat assume le plus cet exercice dans sa confrontation avec les « indigénistes », en jouant sur des ressorts identiques – subjectivisme, outrance, extrapolation. Les Nostalgériades relate le traumatisme de l’abandon paternel, lors de vacances passées en 1991 en Algérie qui devient « le pays des hommes tout-puissants sur leurs femmes et leurs enfants. » L’essayiste partage une anecdote familiale pour étayer sa démonstration : « Ma grand-mère a été mariée à 13 ans, à un homme qui en avait 35. C’était la tradition. La nuit de noces, il l’a attachée au lit pour la violer. Mais c’était la tradition. »
Par ce biais, elle chercherait à « faire comprendre simplement que le patriarcat oriental est plus violent et oppressif que son pendant occidental », hiérarchisation à laquelle souscrit Lydia Guirous selon qui « dans la culture orientale, le sexe est tabou et la virginité, elle, est sanctifiée[38] ». Le paradigme civilisationnel se redéploie en désignant l’islamisme comme « le premier péril pour les droits des femmes en France et en Europe[39] ». Plus encore, l’autrice de « Ça n’a rien à voir avec l’islam ? » adopte une rhétorique belliciste : « L’Occident, pour gagner sa guerre culturelle contre l’islamisme, doit avoir les femmes de son côté. »
Mais les définitions de l’islamisme illustrent le flou de cette notion, ouvrant la voie à la stigmatisation des personnes de confession ou de culture musulmane. Dans Le grand détournement, ce serait « l’exigence de reconnaissance d’un statut spécifique pour l’islam, enrôlant dans les exigences de la foi ceux qui, pourtant, ne la partagent pas. » Ce qui autorise Fatiha Agag-Boudjahlat à opérer cet amalgame : « Pour les islamistes et pour les musulmans, l’école est un lieu à risque[40]. »
Chez Lydia Guirous, l’islamisme ne serait « rien d’autre que l’islam dans sa lecture violente et politique, un islam radicalisé qui prend sa source dans le Coran, et en est partie intégrante[41] ». L’essayiste enjoint donc les Français musulmans à « décréter l’intransigeance face au moindre commencement de radicalisation d’enfants, de sœurs, de frères, de voisins », à travers la délation et la collaboration avec les autorités. En 2021, la préface à la réédition de son ouvrage précise : « Stigmatiser les islamistes est un exercice de salut public, surtout pour les Français de confession musulmane. Le silence est une complicité ».
La question du voile apparaît déterminante à cet égard. Ainsi, dans une tribune pour Valeurs actuelles, Malika Sorel-Sutter affirme que « depuis trente ans, les pressions pour le port du voile ne cessent de s’intensifier[42] ». Dans Combattre le voilement, Fatiha Agag-Boudjahlat préconise de priver de sorties scolaires les mères voilées tandis que Lydia Guirous, dans Allah est grand, la République aussi, se déclare favorable à l’interdiction du voile à l’université avant de se prôner son interdiction dans l’espace public dans Assimilation.
Action psychologique et lutte de classe
Enfin, toutes les trois partagent le fait d’avoir connu la pauvreté dans leur jeunesse. Leur ascension sociale s’est effectuée grâce à l’éducation nationale, le champ politico-médiatique ou l’entreprise privée. En effet, après avoir enseigné l’histoire-géographie, Fatiha Agag-Boudjahlat, est devenue principale adjointe en collège. Outre ses responsabilités partisanes, Lydia Guirous a été éditorialiste (LCI, RTL, Sud Radio, Cnews et BFMTV) et directrice associée de l’agence EPOKA. Tandis que l’eurodéputée Malika Sorel-Sutter a travaillé en tant qu’ingénieure d’affaires et de recrutement de cadres[43].
C’est pourquoi il convient de comprendre leur discours identitaire – au même titre que d’autres transfuges réactionnaires de la diversité et de la parité – non seulement comme un écho anachronique à l’action psychologique en contexte colonial mais surtout comme un effort d’assimilation à la bourgeoisie française catholique dont elles ont épousé, au propre comme au figuré, l’idéologie nationaliste, illibérale et austéritaire.
D’ailleurs, l’incorporation des valeurs du groupe dominant – et donc le rejet de celles des groupes subalternes – passe aussi par un travail permanent sur l’apparence ainsi que le relate Malika Sorel-Sutter : « Mon époux m’a connue cheveux frisés comme un mouton. Voilà des années que je ne sors plus sans que mes cheveux soient lissés – tant bien que mal. Toujours ce souci de passer inaperçue[44]. » Ce qui ne l’empêche toutefois pas d’être victime de racisme dans son propre pays : « Je parle correctement le français, suis habillée à l’occidentale, me conduis à l’occidentale, et pourtant, je me retrouve confrontée à des situations inqualifiables… »
Notes :
[1] Walter Benn Michaels, La diversité contre l’égalité, Paris, Raisons d’agir, 2009.
[2] Yazid et Yacine Sabeg, Discrimination positive. Pourquoi la France ne peut y échapper, Paris, Calmann-Lévy, 2004.
[3] Jean-Michel Bezat, « Sarkozy, le préfet musulman et le philosophe », Le Monde, 17 décembre 2003.
[4] Catherine Wihtol de Wenden et Rémy Leveau, La beurgeoisie. Les trois âges de la vie associative issue de l’immigration, Paris, CNRS éditions, 2001.
[5] Andrew Hartman, A War for the Soul of America. A History of the Culture Wars, Chicago, The University of Chicago Press, 2019.
[6] Slimane Kiouane, « Les sidis à l’opinion publique », Le Libertaire, 7 février 1925.
[7] Engagée à 18 ans au sein du Mouvement des citoyens de Jean-Pierre Chevènement, elle est chargée des questions d’éducation pour le Mouvement républicain citoyen en 2015, avant de cofonder avec Céline Pina Viv(r)e la République en 2016, mouvement dont elle démissionne deux ans plus tard.
[8] Membre du Parti radical en 2012, elle est assignée aux valeurs de la République et à la laïcité pour l’Union pour un mouvement populaire en 2015 avant d’assurer le porte-parolat des Républicains jusqu’en 2016. Nommée préfète à l’égalité des chances en Gironde en 2023, elle est démise de ses fonctions deux ans plus tard.
[9] Nommée en 2009 au Haut conseil à l’intégration, proche de François Fillon durant la présidentielle de 2017, elle figure en seconde position sur la liste du Rassemblement national pour les européennes de 2024.
[10] Magali Della Sudda, Les nouvelles femmes de droite, Marseille, Hors d’atteinte, 2022.
[11] Lydia Guirous, # Je suis Marianne, Paris, Grasset, 2016.
[12] Fatiha Agag-Boudjahlat, Le grand détournement, Paris, les éditions du Cerf, 2017.
[13] Lydia Guirous, Allah est grand, la République aussi, Paris, Jean-Claude Lattès, 2014.
[14] Malika Sorel-Sutter, Les dindons de la farce, Paris, Albin Michel, 2022.
[15] Daniela Merolla, De l’art de la narration tamazight (berbère), Louvain, éditions Peeters, 2006.
[16] Fatiha Agag-Boudjahlat, Les Nostalgériades. Nostalgie, Algérie, Jérémiades, Paris, éditions du Cerf, 2021.
[17] Lydia Guirous, Allah est grand, la République aussi, op. cit.
[18] Lydia Guirous, « Ça n’a rien à voir avec l’islam ? » Face à l’islamisme réveillons-nous, réveillez-vous !, Paris, Plon, 2017.
[19] Myriam Aït-Aoudia, « La genèse d’une mobilisation partisane : continuités et politisation du militantisme caritatif et religieux au sein du FIS », Politix, n° 102, 2013.
[20] Malika Sorel-Sutter, Décomposition française. Comment en est-on arrivé là ?, Paris, Fayard, 2015.
[21] Malika Sorel-Sutter, Les dindons de la farce, op. cit.
[22] Samuel P. Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.
[23] Lydia Guirous, Allah est grand, la République aussi, op. cit.
[24] Malika Sorel, Le puzzle de l’intégration, Paris, Mille et une nuits, 2007.
[25] Malika Sorel-Sutter, Immigration, intégration : le langage de vérité, Paris, Mille et une nuit, 2011.
[26] Karima Lazali, Le trauma colonial. Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie, Paris, La Découverte, 2018.
[27] Romain Bertrand, « La mise en cause(s) du « fait colonial ». Retour sur une controverse publique », Politique africaine, n° 102, juin 2006.
[28] Malika Sorel-Sutter, « Les négationnistes de l’Histoire », malikasorel.fr, 12 octobre 2007.
[29] Lydia Guirous, Allah est grand, la République aussi, op. cit.
[30] Lydia Guirous, Assimilation : en finir avec ce tabou français, Paris, éditions de l’Observatoire, 2021.
[31] Alexandre Devecchio, « Fatiha Agag-Boudjahlat : ‘La mode est à la victimisation’ », lefigaro.fr, 13 mai 2021.
[32] Rita Chin, The Crisis of Multiculturalism in Europe: A History, Princeton, Princeton University Press, 2017.
[33] Anne-Laure Debaecker et Raphaël Stainville, « L’identité perdue », Valeurs actuelles, 26 novembre 2015.
[34] Lydia Guirous, Allah est grand, la République aussi, op. cit.
[35] Fatiha Agag-Boudjahlat, Combattre le voilement, Paris, éditions du Cerf, 2019.
[36] Sara R. Farris, In the Name of Women’s Rights. The Rise of Femonationalism, Durham, Duke University Press, 2017.
[37] Guylain Chevrier et Malika Sorel-Sutter, « Face au harcèlement de jeunes femmes archéologues à Saint-Denis, que faire ? », atlantico.fr, 19 juillet 2023.
[38] Lydia Guirous, Allah est grand, la République aussi, op. cit.
[39] Lydia Guirous, Le suicide féministe, Paris, éditions de l’Observatoire, 2018.
[40] Fatiha Agag-Boudjahlat, Abaya, hijab, burqa. Combattre le voilement, Paris, éditions du Cerf, 2024.
[41] Lydia Guirous, « Ça n’a rien à voir avec l’islam ? », op. cit.
[42] Malika Sorel-Sutter, « Déchirer le voile de l’hypocrisie en Occident », Valeurs actuelles, 6 octobre 2022.
[43] Charlotte d’Ornellas, « Malika Sorel : ‘La France s’autodétruit sans rendre service aux immigrés’ », Le Spectacle du Monde, 1er octobre 2010.
[44] Malika Sorel-Sutter, Les dindons de la farce, op. cit.