Par Racha Abazied
Fin février 2011, un nouveau vent de changement soufflait sur le monde arabe. Ben Ali et Moubarak venaient d’être renversés après 23 ans et 30 ans de règnes respectifs. Inspirés par les masses révolutionnaires dans les rues de Tunis et du Caire, quelques adolescents de Deraa, petite ville du sud de la Syrie, inconscients du danger auquel ils s’exposaient, griffonnaient sur un mur : « Ton tour arrive, Docteur ! », allusion au président et ophtalmologue Bashar al-Assad, dont ils souhaitaient le départ[1]. La réponse du régime ne s’est pas fait attendre. Traînés en prison, torturés, ongles arrachés, ils ont été les premières victimes d’une longue série d’horreurs qui marquera la décennie qui suivra. Mais l’étincelle de la révolution était allumée, bientôt des milliers allaient déferler dans les rues de Deraa, et dans toutes les villes syriennes. On se souvient encore des images de manifestations monstres de Hama en juillet 2011, qui avaient rassemblé près de 300 000 personnes dans cette ville que l’on croyait pourtant muselée à jamais après le massacre de 1982, perpétré sous le gouvernement du père Assad et qui avait causé la mort de 10 000 à 40 000 personnes[2].
On connaît la suite, et les bilans des dernières années. On connaît aussi, plus au moins, les chiffres des victimes syriennes : plus de 384 000 morts[3] et 106 000 disparus[4], mais le comptage semble toujours en dessous de la réalité (stoppé par le HCDH en 2014[5] et souvent contesté par les ONG). Si les chiffres doivent nous renseigner sur l’état meurtrier d’une guerre, ils restent aussi froids qu’un bulletin météo. Ces chiffres se succèdent dans les médias lors des dates anniversaires, comme celle du 15 mars prochain, date officielle du début de la révolution syrienne. Nous avons tous vu les milliers d’images d’immeubles éventrés, de dévastation, bombardements, sièges, massacres et autres crimes qui ont ponctué les années de guerre en Syrie. Mais l’horreur ne peut être figée par un constat, résumée par des chiffres et des images de presse bien qu’ils rendent compte d’un état de fait. Dès lors, que reste-t-il des souffrances et des horreurs commises en Syrie ? Quelle mémoire en conservera-t-on dans cinq, dix ou vingt ans ? Qu’en est-il des témoins, des traumatismes, des survivants ? Pourra-t-on leur rendre justice en jour ?
En ce dixième et triste anniversaire, alors que le régime Assad est toujours en place, que la situation intérieure frise le cauchemar, la Syrie n’est plus d’actualité. Elle le sera peut-être à nouveau, pendant quelques jours en ce mi-mars, pour marquer la date du début de la révolution syrienne. Peut-être un peu plus que d’accoutumée, à cause de l’effet rond du chiffre 10 et cela passera, soit ! Profitons-en au moins pour énumérer quelques-unes des rares initiatives qui ont lieu ici et là pour rappeler, condamner ou témoigner de la douleur syrienne, encore si vivace. La douleur des survivants, des mères endeuillées, des enfants orphelins, des millions de réfugiés et de ceux qui croupissent encore dans les couloirs de la mort des geôles syriennes.
Malgré la multitude des rapports et des crimes documentés, comme celui du dossier César[6], la justice internationale reste paralysée. En effet, en l’absence de ratification par l’Etat du statut de Rome de 1998, la Cour pénale internationale ne peut être saisie que par l’ONU[7]. Or, dans le cas syrien, les vétos russes et chinois ont toujours bloqué toute initiative de jugement de crimes contre l’humanité. Néanmoins, il reste quelques petits recours, comme celui de faire valoir la « compétence universelle » ou « extraterritoriale ». Ainsi, en ce début d’année, des avocats représentant des survivants d’attaques à l’arme chimique commises en août 2013 dans les faubourgs de Damas ont déposé plainte en France[8] contre des responsables de la 4e division de l’armée du régime qu’ils accusent de la mort de centaines de civils. Un acte certes symbolique mais qui fait écho à une procédure similaire ouverte l’an dernier à Berlin et peut-être bientôt à Barcelone.
Si la justice prendra des années avant de faire entendre la parole des victimes, comme ce fut le cas pour d’autres massacres et génocides dans l’histoire, la mission de préserver la mémoire d’une révolution et d’une guerre doit demeurer primordiale. Une tâche qui incombe aux Syriens mais aussi à l’humanité tout entière. On peut en effet citer quelques initiatives : le réseau Syrian Network for Human Rights ou la base de données Syrian archives, qui recensent les violences et les crimes de guerre commis par toutes les parties impliquées dans la guerre en Syrie, ou encore, avec une démarche plus artistique, La mémoire créative de la révolution syrienne qui rassemble le travail des artistes syriens et archive aussi les pancartes, panneaux, graffitis produits par les manifestants depuis le début de la révolution.
Plus spécifiquement, en ce mois de mars 2021, nous signalons une exposition et un livre, intitulés : Tous témoins, réunissant les dessins de Najah Albukai accompagnés des textes d’une vingtaine d’écrivains français et étrangers : Philippe Claudel, Dominique Eddé, Laurent Gaudé, Jérôme Godeau, Nancy Huston, Farouk Mardam-Bey, Wajdi Mouawad, Olivier Py… Des dessins et des gravures aux traits noirs, d’un réalisme glacial, montrant des corps humains humiliés, suppliciés qui témoignent de l’horreur vécue pendant un an par l’artiste dans l’univers carcéral syrien. L’exposition sera inaugurée le 17 mars, le jour de la sortie du livre, à la Galerie Fait & Cause[9]. Il y aura certainement d’autres initiatives pour commémorer la mémoire des victimes, mais celle-ci mérite vraiment le détour, pour sa qualité artistique et surtout parce qu’elle porte ce message essentiel : le refus de se résigner à la banalisation de la violence et à l’impunité des bourreaux.
Et après ? eh bien, en attendant le prochain anniversaire, promettons-nous d’essayer de ne pas baisser le rideau, ce sera déjà ça !
NOTES :
[1] À Deraa, les jeunes révolutionnaires sont passés du graffiti aux armes, L’Express, 16 juin 2018, https://www.lexpress.fr/actualites/1/monde/a-deraa-les-jeunes-revolutionnaires-sont-passes-du-graffiti-aux-armes_2017768.html
[2] Syrie : l’ombre du massacre de février 1982 plane toujours sur Hama, Le Monde, 2 février 2012, https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2012/02/02/syrie-l-ombre-du-massacre-de-fevrier-1982-plane-toujours-sur-hama_1637713_3218.html
[3] Syrie : plus de 380 000 morts en neuf ans de conflit, Le Point/AFP, 14 mars 2020 : https://www.lepoint.fr/monde/syrie-plus-de-380-000-morts-en-neuf-ans-de-conflit-14-03-2020-2367140_24.php
[4] Emmnuel Haddad, Disparus de Syrie : le chantage impuni, Equal Times, 30 août 2017, https://www.equaltimes.org/disparus-de-syrie-le-chantage?lang=fr#.YEjHUNzjIfc
[5] Bilan des victimes : l’impossible comptage, Libération, 10 mars 2016, https://www.liberation.fr/planete/2016/03/10/bilan-des-victimes-l-impossible-comptage_1438845/
[6] Syrie : du dossier « César » au dossier « Bachar », Le Monde, 16 décembre 2015, https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/12/16/syrie-du-dossier-cesar-au-dossier-bachar_4833112_3218.html
[7] Le 5 février 2020, la Cour pénale internationale (CPI) s’est déclarée compétente pour les faits survenus dans les Territoires palestiniens occupés, ce qui pourrait ouvrir la voie à une enquête pour crimes de guerre. Mais la récente saisine de la CPI par sa Procureure n’a pu être possible que parce que la Palestine a ratifié le Statut de Rome en janvier 2015, et ce malgré la non-ratification par Israël de ce même statut.
[8] John Iris, Plainte déposée en France pour des attaques chimiques en Syrie en 2013, La Tribune, 2 mars 2021, https://www.latribune.fr/depeches/reuters/KBN2AU113/plainte-deposee-en-france-pour-des-attaques-chimiques-en-syrie-en-2013.html
[9] L’exposition sera suivie par une soirée à La Maison de la poésie et au MUCEM le 20 mars, avec des lectures de textes par des écrivains.