Dans Du pouvoir des médias, Mehdi K. Benslimane propose une relecture ambitieuse du rôle des médias dans les configurations politiques contemporaines. À rebours des approches normatives qui envisage la presse comme contre-pouvoir ou relais du pouvoir, l’auteur défend l’idée que le pouvoir médiatique ne relève ni d’une essence ni d’un attribut stable. Il se construit, se négocie et se déploie dans des configurations historiques et politiques spécifiques, au croisement de pratiques professionnelles, de structures organisationnelles et de rapports de force.
Pour saisir cette dynamique, Benslimane élabore un cadre théorique fondé sur un triptyque associant compétence professionnelle, indépendance organisationnelle et leadership médiatique. L’ouvrage cherche ainsi à dépasser la figure consacrée du « quatrième pouvoir » pour analyser concrètement les mécanismes par lesquels les médias peuvent peser sur le champ politique. Ce cadre est mis à l’épreuve à travers l’étude du journal marocain Le Journal (1997–2010), mobilisé comme un observatoire privilégié des marges de manœuvre médiatiques dans un régime à pluralisme limité, où l’autonomie journalistique demeure structurellement fragile.
En articulant ambition théorique et enquête empirique, Du pouvoir des médias s’inscrit dans une réflexion plus large sur la fabrique du pouvoir médiatique dans les contextes autoritaires ou hybrides. L’ouvrage entend ainsi contribuer à une sociologie politique des médias attentive aux conditions concrètes de l’influence journalistique, à ses usages stratégiques et à ses limites.
Cadre conceptuel et enjeux théoriques
Dès l’introduction, Benslimane clarifie un point central : les médias n’imposent pas, ils influencent, dans une perspective proche de Joseph Nye, politiste américain et théoricien du soft power, pour qui le pouvoir contemporain consiste davantage à coopter qu’à contraindre. Le livre cherche ainsi à dépasser l’imaginaire du « quatrième pouvoir » autonome, en montrant que l’autorité médiatique se fabrique, et qu’elle dépend de conditions de possibilité que les acteurs ne maîtrisent jamais totalement.
Le triptyque proposé constitue l’apport théorique majeur de l’ouvrage. Toutefois, l’auteur adopte parfois une démarche plus érudite que démonstrative : pour chaque pilier, il entreprend un travail de clarification conceptuelle mobilisant des références provenant de la sociologie, de la philosophie politique ou des sciences de l’information, avant de préciser son propre usage. Cette mise en perspective est intellectuellement stimulante, mais elle atténue légèrement l’argumentation et ne contribue pas toujours à renforcer la cohérence d’ensemble.
Compétence : un socle théorique sous-investi empiriquement
La compétence est définie comme la capacité du journaliste à agir sur son environnement informationnel. Benslimane la décline en quatre pouvoirs d’action : construction de la situation, positionnement dans celle-ci, transformation de la situation, et réflexivité à posteriori. Éléments qui constitueraient la première couche du pouvoir médiatique.
L’argument est convaincant sur le plan théorique, mais il reste moins directement illustré par le cas du Journal, contrairement aux deux autres piliers. L’auteur avance que « le pouvoir d’influence d’un média dérive en somme de la compétence de ses journalistes », sans toutefois démontrer empiriquement comment cette compétence a contribué à la trajectoire du titre. Le lecteur peut ressentir une légère incertitude quant à la manière dont la compétence s’observe concrètement ou se mesure, qu’il s’agisse d’un postulat normatif ou d’une variable explicative.
Indépendance : un pilier pertinent, mais trop dépendant du cas étudié
La section consacrée à l’indépendance constitue le cœur empirique du livre. Benslimane l’aborde d’abord dans son acception la plus large, en opérant un détour théorique nourri par des références issues de plusieurs disciplines. Il mobilise ainsi les travaux du sociologue Jean Charron, les réflexions d’Albert Memmi sur les rapports de domination et les dépendances structurelles, ainsi que la pensée du philosophe Taha Abderrahmane.
Après ce détour théorique, Benslimane recentre son propos sur le journalisme comme pratique concrète. Il retient alors une définition opératoire de l’indépendance, non comme un idéal abstrait, mais comme un ensemble de distances effectives que le journaliste parvient à instaurer dans son travail. Il reprend ici la formulation d’Élizabeth Bourgeois et Catherine Ghosn, pour qui :
« Ces formes [pratiques] d’indépendance peuvent être articulées autour de trois thématiques : les modalités de distance prise avec les informateurs institutionnels, la marge de manœuvre par rapport à la hiérarchie dans l’entreprise et l’individualisation de pratiques axiologiquement structurées. »
Sur la base des entretiens réalisés, Benslimane décline cette indépendance en quatre formes observables au Journal. L’indépendance politique d’abord, revendiquée par Narjis Reghaye, qui insiste sur le fait que le titre était « indépendant des partis politiques, du pouvoir ». Elle suggère d’ailleurs que l’expression la plus juste serait celle de « presse privée » plutôt que « presse indépendante », soulignant déjà l’ambiguïté du terme. Vient ensuite l’indépendance économique et financière, illustrée par Saad B., pour qui les actionnaires « n’intervenaient pas » dans le contenu, une situation rare dans le paysage médiatique marocain.
L’auteur identifie également l’indépendance éditoriale, permise par l’absence de ligne imposée et une autonomie réelle des journalistes ; Laetitia G. affirme ainsi n’avoir connu « jamais de censure ! », les refus relevant davantage de contraintes rédactionnelles que d’un contrôle politique direct. Enfin, Benslimane évoque une indépendance d’écriture, où la subjectivité assumée devient critère d’intégrité professionnelle. K. Jamaï tourne en dérision le mythe d’une objectivité journalistique neutre : « l’objectivité ?! Khawar dyal [c’est du n’importe-quoi] l’objectivité ! » et revendique la responsabilité personnelle dans la production du sens.
Ces typologies éclairent efficacement la trajectoire singulière du Journal et montrent comment l’étiquette d’indépendance a pu être convertie en crédibilité puis en influence jusqu’à attirer un lectorat plus engagé et des soutiens financiers. Elles révèlent aussi que l’indépendance analysée reste fortement liée au contexte spécifique du Journal, et pourrait se manifester différemment dans d’autres médias ou régimes. À mesure que l’auteur accumule ces caractéristiques propres au Journal, l’indépendance apparaît donc moins comme une catégorie analytique générale que comme le résultat d’un écosystème socio-politique spécifique, marqué par un régime à pluralisme limité, des équilibres économiques fragiles et des acteurs atypiques capables d’« incarner » cette indépendance.
Ainsi, la tension entre ambition généralisable et singularité empirique du cas se fait sentir : l’indépendance fonctionne pleinement pour comprendre le Journal, mais sa portée analytique hors de ce contexte reste prudente.
Leadership médiatique : glissement du concept au récit
Le troisième pilier, le leadership médiatique, visait à synthétiser les deux premiers. L’idée de leadership comme capacité à incarner et défendre un positionnement médiatique est pertinente, mais l’analyse s’oriente rapidement vers une biographie d’Aboubakr Jamaï. Si la figure du fondateur du Journal éclaire indéniablement l’histoire du titre, elle absorbe presque totalement la réflexion sur les modalités de leadership médiatique.
Ce glissement méthodologique reflète le choix de l’auteur de mettre en avant la trajectoire individuelle pour illustrer le leadership. Cela limite légèrement l’approche structurale mais devient alors une qualité personnelle, non une propriété analysable du champ médiatique. Le triptyque perd en cohérence : la compétence reste théorique, l’indépendance est solide mais singulière, le leadership devient personnification.
L’ouvrage de Benslimane propose un cadre stimulant, particulièrement utile pour penser les médias dans des régimes à pluralisme limité. Les quelques tensions entre théorisation et étude de cas – compétence très conceptuelle, indépendance contextuelle, leadership incarné – sont naturelles dans une telle entreprise et n’affectent pas la pertinence globale de l’analyse.
Conclusion
Du pouvoir des médias constitue une contribution importante pour comprendre les recompositions du champ médiatique au Maroc de la fin du XXᵉ siècle au début du XIXᵉ. Le livre a le mérite de rappeler que le pouvoir médiatique n’est jamais donné, mais pérformé. Il résulte de l’agencement fragile d’acteurs, de ressources, de pratiques professionnelles et de cadrages symboliques, toujours pris dans des rapports de dépendance.
Le triptyque proposé par Benslimane se révèle heuristique et offre des outils stimulants pour pense l’influence médiatique. Son articulation à l’étude du Journal met cependant en lumière certaines tensions entre ambition théorique et encrage empirique. La compétence, fortement conceptualisée, est moins directement observable dans l’enquête ; l’indépendance apparaît étroitement liée aux conditions singulières d’émergence et de fonctionnement du titre ; quant au leadership médiatique, il tend à se cristalliser autour d’une trajectoire individuelle particulièrement structurante. L’étude de cas, d’une grande richesse, devient ainsi le lieu principal où se déploie le modèle, au risque de réduire la distance analytique avec celui-ci.
Ces tensions n’entament toutefois ni la cohérence de l’ouvrage ni sa portée. Elles rappellent au contraire la difficulté de penser le pouvoir médiatique à partir de contextes autoritaires ou hybrides, où les catégories analytiques sont constamment mises à l’épreuve par les configurations empiriques. En ce sens, le livre de Benslimane ouvre des pistes fécondes pour une sociologie politique des médias attentive aux conditions concrètes de l’autonomie journalistique, à ses usages stratégiques et à ses fragilités structurelles.