21/08/2024

Ce que la philosophie arabe peut apporter à l’écologie

Recension d'ouvrage par Isabel Ruck

Couverture livre écologie et pensée arabe
Comment penser autrement l’écocide qui se déroule sous nos yeux ? Cette question s’impose comme le fil conducteur de l’ouvrage « Écologie et pensée arabe » (Éditions Mimesis, 2023) d’Éric Marion, dans lequel cet agrégé de philosophie tente de montrer quel pourrait être le rôle de la pensée arabe médiévale pour aborder sous un nouveau jour ce que l’on appelle désormais la « crise écologique ». Sa réflexion s’appuie sur l’étude de plusieurs œuvres majeures de la pensée arabe classique – allant du philosophe Abu Hayyan Al-Tawhidi (vers 930-1023) à Ibn Khaldoun (1332-1406) – qui lui permettent de dégager une autre vision de la nature, marquée par une expérience du décentrement et un sens de l’hospitalité envers tous les vivants.

Le constat d’une crise de sens

La crise écologique est pour Éric Marion plus qu’une crise « environnementale ». Elle est aussi, voire avant tout, une crise de sens. L’écocide en cours est « archéo-logique », écrit-il. Autrement dit, la crise écologique affecte toute chose et modifie également le sens de tout ce qui est et qui arrivera. Ainsi son constat est sans appel : « [la crise écologique] entraîne une modification catégorielle intégrale, une mutation parfois imperceptible de toutes les significations. L’arrosage insouciant d’une pelouse, l’achat d’aliments traversant les océans, l’usage chaque matin d’une voiture, d’un téléphone ou d’un ordinateur… chacun de nos gestes au quotidien devient problématique et voit sa signification se troubler. Il devient si difficile, à peine supportable, de vivre dans ce dérangement permanent du sens. Notre époque sort de ses gonds. Et ce qui nous arrive fait tout vaciller » (p. 9).

Cette crise de sens se traduit également par la multiplicité des dénominations que nous avons inventées pour qualifier notre époque : « anthropocène », « capitalocène », « technocène », « plantationocène », « chthulucene ». Si elle révèle notre quête de sens et la nécessité de mettre des mots sur les événements, elle montre tout autant à quel point nous ne parvenons pas à nous entendre sur ce qui nous arrive.

Ainsi le concept d’« anthropocène » nous renvoie à la responsabilité des humains dans la destruction des ressources sur terre. Toutefois, ce concept a aussi été critiqué pour son exceptionnalisme humain et la non-considération d’autres formes du vivant (arbres, insectes, rochers, etc.)[1]. D’autres l’ont désapprouvé pour son silence sur l’imbrication de la crise écologique avec l’histoire coloniale[2]. Cette imbrication se trouve mieux soulignée par les concepts de « capitalocène » et de « plantationocène ». Ces derniers sont décrits par Donna Haraway comme nous obligeant « à porter attention à la culture de la nourriture et à la plantation comme système de travail forcé multi-espèces ». Le concept de « chthulucene », également proposé par Haraway, insiste, contrairement aux autres, sur l’impossibilité des vivants de faire table rase des erreurs du passé et de la nécessité de devoir apprendre à « faire avec » ce qui est déjà là, à survivre dans les ruines, à réhabiliter l’existant[3]. C’est en cela qu’Haraway a été inspiré par la Pimoa Cthulhu, cette petite araignée californienne qui, en tirant ses fils, répare sa toile, refait les liens ou trouve de nouveaux points d’attaches[4] ». On peut compléter cette liste de néologismes avec le terme « symbiocène »[5], proposé par le philosophe australien Glenn Albrecht en 2019, pour penser l’après-anthropocène comme un monde où les hommes vivront en symbiose avec leur environnement.

Cette incapacité de saisir la complexité de notre époque contemporaine nous pousse vers un attentisme, ou dans une « phase de latence », pour le dire dans les mots du sociologue allemand, Ulrich Beck[6], avant que les maux ne deviennent « logiques » (compréhensibles) pour tout le monde. Face à cette crise de sens qui nous asphyxie, notre salut pourrait-il venir de la philosophie ?

De l’importance de la philosophie pour nous sortir de nos impasses intellectuelles

La philosophie comme remède à nos impasses intellectuelles, c’est ce que propose Éric Marion dans son ouvrage. En effet, la philosophie en général, mais pour ce qui nous intéresse ici, la philosophie non-occidentale en particulier, constitue des puits de savoir et de manières de penser autrement le monde qui nous entoure.

Le recours à la philosophie nous permettrait de nous « débloquer ». En effet, selon Éric Marion nous serions intellectuellement « bloqués » face à la crise. Notre structure mentale serait incapable de l’affronter, de penser sa complexité. Ainsi il écrit, « bien que nous sachions ce qui nous arrive, nous n’y croyons pas. Il y aurait quelque chose d’inimaginable et d’inconcevable dans l’écocide en cours ». L’écocide dont il est question ici, ne touche pas seulement « à la nature », mais affecte tout autant nos catégories de pensées et avec elles, notre vie en société.

L’incompatibilité entre l’impératif d’une économie de croissance, celui d’une croissance démographique et la finitude des ressources sur la planète devient de plus en plus flagrante. Et chacune de nos actions va devenir problématique, traduisant une véritable dissonance avec une quelconque pensée écologique et une vie dans la sobriété. Ce décalage se reflète jusque dans nos normes juridico-politiques. L’impératif de l’abondance industrielle et du confort inhérent à la société de consommation dissimule mal la violence sans limite qui la menace et qui nous expose tous à une insécurité croissante.

Face à cette situation inédite, Éric Marion distingue deux manières d’agir. Soit, nous décidons de fermer les yeux et de continuer le business as usual ; soit nous décidons d’affronter la crise dans un esprit de lucidité en changeant de matrice. Cette dernière option, nous appelle à l’excentrement, à sortir de nos schémas de pensées établis pour pouvoir « voir autrement ».  Elle nous oblige aussi à abandonner l’approche binaire qui opposerait l’« homme » à la « nature ». C’est en cela que la philosophie arabe médiévale aurait toute sa place dans une pensée écologique.

Le rôle de la philosophie arabe pour appréhender la « crise écologique » autrement

Si la pensée médiévale arabe a été oblitérée et malmenée de nombreuses manières, elle reste toutefois porteuse d’une véritable philosophie écologique, estime l’auteur. En passant en revue les travaux d’Al-Tawhidi, Al-Ma’arri, Ibn Tufayl et Ibn Khaldun, Éric Marion montre qu’il existe une manière de penser la « nature » différente de celle offerte par la philosophie gréco-arabe. En s’intéressant à l’adab, à la poétique du désert ou encore à la pensée politique et historique d’Ibn Khaldûn, Éric Marion montre comment cet « ailleurs méconnu » permet d’éclairer la question écologique. Nous avons décidé de revenir ci-après sur trois idées fortes de son livre.

D’abord, l’adab. L’adab ne renvoie pas ici au sens général de la littérature. Dans l’étude des œuvres de Tawhidi, il fait plutôt référence à une pensée philosophique qui intègre la philosophie gréco-arabe sans pour autant s’y réduire. Selon Éric Marion, il existerait « un continent de la philosophie, qui reste encore méconnu et très insuffisamment exploré. Une philosophie irréductible à la métaphysique […] et qui se conforme au principe de non-contradiction » (p. 35). En quoi l’adab de la « parole conversante » dans le Kitab al-Imta’ wa-l-Mu’anasa (Le Livre de la convivialité et de l’amicalité) d’Al-Tawhidi permet-il de renouer avec une pensée écologique ? Selon Éric Marion, l’œuvre de Tawhidi est avant tout une ode à l’excentrement, car elle ne place aucune espèce au centre. L’absence de centralité de l’homme dans la pensée d’Al-Tawhidi signale une égalité entre tous les vivants. Dans la narration, l’adab permet ensuite de créer des liens d’amicalité entre tous les acteurs, ajournant ainsi la violence et la domination envers toute forme de vie. Ainsi, l’adab accorde à chaque acteur une place dans la conversation, évitant ainsi la violence oppositionnelle. Nous savons aujourd’hui que la violence que les hommes s’infligent mutuellement est inséparable de la violence faite à la nature et aux vivants non humains. C’est dans cette perspective que l’adab, avec le respect et la bienséance qu’il véhicule envers l’autre, permettrait de penser écologiquement le respect envers tout être vivant, humain et non-humain.

Deuxième idée forte du livre est celle de l’hospitalité inconditionnelle, présente dans la philosophie d’Ibn Tufayl et plus généralement dans le soufisme. Cette hospitalité se décline de plusieurs manières : éthique, politique et esthétique. Sur le plan éthique, elle nous rappelle l’importance d’accueillir celui qui souffre, celui qui nécessite de la protection. Marion rappelle que cet accueil inconditionnel traduit aussi une idée politique claire : celle du rejet de la domination et de la colonisation (p.91). Sur le plan esthétique, l’idée de l’hospitalité inconditionnelle se retrouve aussi dans la poésie et la musique. Partant de ces éléments, la pensée d’Ibn Tufayl pourrait alors donner lieu à une nouvelle lecture de nos rapports avec la vie qui nous entoure : le respect envers la nature qui nous accueille et dont nous devons prendre soin (p.92). Pour Tufayl, la supériorité de l’homme ne viendrait pas de sa domination prédatrice, mais de sa capacité à s’excentrer et de prendre soin de ce qui l’entoure. Si cette pensée écologique peut être rapprochée du modèle de l’« intendance », l’un des quatre modèles dégagés par le philosophe américain J.B. Callicott[7], elle constitue pour Éric Marion plutôt un cinquième modèle distinct, inséparable de la culture arabo-musulmane. Cette vision tranche avec le naturalisme de notre époque qui appelle à la sauvegarde de la « nature »[8] et, ce faisant, continue à perpétuer une vision binaire entre l’homme et la nature, plutôt que de considérer l’homme comme une partie intégrante de celle-ci ou, comme un « soignant du vivant ».

Tournons-nous à présent vers la troisième et dernière idée qui a marqué notre lecture du livre : la poétique du désert d’Ibn Khaldun. Si la pensée socio-politique d’Ibn Khaldun est plutôt bien connue en Occident, son ancrage écologique l’est beaucoup moins. C’est sur ce dernier qu’Éric Marion met l’accent en montrant que peu de chercheurs se sont penchés sur l’ancrage écologique de la ‘asabiyya. Il écrit que « l’interaction de l’individu et du groupe tribal est aussi interaction avec le milieu désertique dont elle porte la trace et l’empreinte. […] La cohésion sociale n’est ainsi que l’expression de la solidarité du lien qui attache le groupe à son milieu. […] La solidarité entre humains est inséparable de la dureté du climat désertique qui renforce la dépendance envers les vivants non humains, plantes et animaux » (p. 106-107). Pour Éric Marion, l’horizon éthique de l’« habiter désertique » arabe rejoint ainsi le nôtre, celui de la désertion de l’ « habiter du consumérisme global » et de l’anthropocène, qui ne laisse pas d’autre issue que de s’émanciper de la production de la surabondance et de l’exploitation du travail d’autrui. Mais là, ce ne serait pas la seule convergence. L’horizon temporel arabe croiserait aussi le nôtre dans l’idée de « garder la mémoire du passé vivante afin de différer l’éloignement de celui-ci » (p. 117).

Conclusion

Cette recension n’est qu’un aperçu d’un travail d’étude minutieux et érudit. L’ouvrage d’Éric Marion constitue une véritable mine d’informations pour celles et ceux qui souhaitent aborder la pensée arabe classique sous un angle nouveau, mais aussi pour les lecteurs avides de nouvelles idées pour penser notre époque et sortir des discours fatalistes sur la crise écologique en cours. L’auteur nous invite à réfléchir, tout au long des cent soixante-cinq pages du livre, à l’importance des concepts et des récits que nous utilisons pour décrire le monde, car ce sont eux qui informent et déforment notre vision du réel. « L’humanité réduit ses possibles et s’asphyxie, littéralement comme métaphoriquement, par son incapacité à s’excentrer », écrit-il en conclusion.

Le péril de l’anthropocène pourrait alors bien être l’occasion de redécouvrir une pensée arabe classique capable d’offrir une nouvelle grille de lecture à nos préoccupations écologiques actuelles. Cette pensée arabe médiévale nous oblige non seulement à déconstruire notre rapport à la « nature » et aux vivants, mais aussi à envisager une recomposition alternative, qui peut s’enrichir de toutes les manières de vivre, anciennes et nouvelles à la fois. Il ne s’agit pas de faire « table rase » des erreurs du passé, mais de réinterpréter le passé et de repenser notre présent, car c’est ainsi que se joue notre avenir.

Notes :

[1] Donna Haraway, Staying with the trouble. Making Kin in the Chthulucene, Durham, Duke University Press, 2016.

[2] Voir par exemple Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris, Seuil, 2019.

[3] Florence Caeymeaex, Vinciane Despret et Julien Pieron (éds.), Habiter le trouble avec Donna Haraway, Bellevaux, éditions Dehors, 2019. [URL]

[4] Donna Haraway, op.cit., p. 47.

[5] Glenn Albrecht, Earth Emotions. New Words for a New World. Ithaca, Cornell University Press, 2019, paru en 2021 chez Les Liens qui Libèrent en français sous le titre Les émotions de la terre. Pour Albrecht, au Symbiocène, l’empreinte des humains sur la Terre sera réduite au minimum. Toutes les activités humaines seront intégrées dans les systèmes vitaux et ne laisseront plus de trace.

[6] Ulrich Beck, La société du risque : Sur la voie d’une autre modernité. Paris, Aubier, 2001.

[7] J. Baird Callicott, Pensées de la terre. Méditerranée, Inde, Chine, Japon, Afrique, Amériques, Australie : la nature dans les cultures du monde. Marseille, Wildproject Éditions, 2011.

[8] L’auteur dénonce d’ailleurs la violence du « naturalisme » qui, selon lui, peut prendre deux formes : celle de l’exploitation de la nature d’une part ; celle de la préservation de la nature d’autre part. Toutes deux sont des attitudes opposées mais solidaires, qui vident la nature des peuples qui y vivent (p. 147).