06/02/2024

L’agriculture en Palestine : une histoire d’insécurité alimentaire et de résistance

Entretien avec Taher Labadi

Propos recueillis par Isabel Ruck
illustration agriculture Palestine

Dans l’actuelle offensive menée par Israël contre la bande de Gaza, le recours à la destruction des terres agricoles comme arme de guerre interroge. Cette stratégie de la « terre brûlée », serait mise en œuvre de manière délibérée selon le directeur Israël-Palestine de l’ONG Human Rights Watch, Omar Shakir[1]. Elle vise à anéantir les capacités de production alimentaire et à priver la population palestinienne des moyens de se nourrir. L’Organisation mondiale de la santé a récemment mis en garde contre le risque de famine qui s’installe dans la bande de Gaza en raison des hostilités en cours qui polluent l’air, détruisent les terres agricoles et contaminent l’eau et les sols.

Si l’agriculture palestinienne est ciblée dans la guerre actuelle, cela n’est pas nouveau. Elle a toujours été pour les Israéliens un moyen de contrôle de la population palestinienne. La colonisation israélienne en Palestine est consubstantielle à la spoliation des ressources (eau, terres, etc.), processus qui s’est considérablement accéléré depuis la fin des années 1960 avec l’installation de colonies agricoles juives (kibboutz). L’accaparement des ressources par l’État hébreu a dépossédé la population palestinienne d’un accès autonome à ces dernières, tout en la contraignant à importer des produits du marché israélien. L’eau et l’accaparement des terres agricoles sont ainsi devenus deux causes majeures du sentiment d’injustice des Palestiniens à l’égard d’Israël.

La destruction systématique du secteur agricole en Palestine s’est ainsi installée depuis la Nakba en 1948, et permet aux Israéliens d’effacer ce qui constitue en grande partie l’identité des Palestiniens : leurs champs, leurs oliviers et leurs paysages. Les différentes guerres ont contribué à cette entreprise de destruction et la non-réhabilitation de ces terres agricoles détruites reste malheureusement trop difficile et coûteuse.

Pour mieux comprendre la place de l’agriculture dans l’actuel conflit, nous avons posé quelques questions à Taher Labadi, chercheur de l’Ifpo à Jérusalem.

 
Isabel Ruck : Peut-on parler d’« agriculture palestinienne » ?

Taher Labadi

Taher Labadi est chercheur à l’Ifpo, Jérusalem. Ses travaux en cours portent sur les zones franches d’exportation industrielles en Palestine et au Moyen-Orient qu’il étudie comme des laboratoires de la libéralisation économique et de l’intégration dans la mondialisation.
Ses recherches interrogent plus généralement les discours, savoirs et pratiques économiques dans cette région en proie aux (néo) colonialismes, aux guerres et aux révoltes.

Taher Labadi : Il existe bien une agriculture palestinienne en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, bien que celle-ci soit en grande difficulté aujourd’hui. Outre la spoliation israélienne des terres et des ressources en eau qui menace directement les agriculteurs, il faut aussi tenir compte des restrictions imposées par la force occupante sur les échanges avec l’extérieur ou même à l’intérieur des territoires. Les agriculteurs palestiniens ont ainsi toutes les peines du monde à importer des machines ou à faire passer les intrants (semences, engrais…) requis pour leur activité et trouvent difficilement les débouchés pour écouler leurs récoltes.

Or les mesures prises par Israël après 1967 ont d’abord poussé les agriculteurs palestiniens à se spécialiser dans les cultures destinées au marché israélien ou à l’exportation, au détriment des cultures dédiées au marché local. Ces mesures, toujours à l’œuvre, peuvent être incitatives ou répressives, l’agriculteur étant encouragé ou pénalisé selon s’il adhère ou non aux orientations fixées par l’administration militaire en charge de la gestion des territoires occupés. D’un autre côté, la population palestinienne est devenue de plus en plus dépendante des importations en provenance d’Israël pour satisfaire ses propres besoins. Cela vaut pour le secteur alimentaire comme pour les autres secteurs d’activité, les produits palestiniens font face à la concurrence des produits israéliens qui bénéficient quant à eux de toutes les facilités logistiques et technologiques nécessaires.

Les quelques marges dont dispose l’Autorité palestinienne depuis sa création en 1993 n’ont malheureusement pas permis d’inverser cette tendance. Cette dernière a poursuivi une politique de libéralisme agricole en favorisant les cultures d’exportation prévues pour générer des revenus plus importants. Mais l’agriculture ne reçoit en réalité qu’une attention minime. Le très maigre budget alloué au secteur (moins de 1 % en moyenne au cours des vingt dernières années) sert davantage le développement de services de transformation et de commercialisation qu’un soutien aux agriculteurs mêmes. Le phénomène est semblable à ce que l’on peut observer un peu partout dans le monde en matière de libéralisation, à la différence que nous sommes là dans un contexte d’occupation coloniale.

I.R. : Quelle différence y a-t-il entre l’exercice de cette activité en Cisjordanie et à Gaza ?

Taher Labadi : Les différences sont au moins de trois ordres. Les surfaces cultivées sont d’abord plus importantes en Cisjordanie, où les zones rurales sont nombreuses, que dans la bande de Gaza, territoire exigu qui connaît une densité de population parmi les plus élevées au monde.

La seconde différence tient au traitement différent qu’accorde Israël à ces deux territoires. En Cisjordanie, la construction du mur de séparation et l’extension des colonies constituent un défi majeur pour les agriculteurs qui se voient dépossédés ou simplement privés d’accès à leurs terrains. Les zones cultivées se sont au fil des ans rapprochées des agglomérations palestiniennes, moins exposées à la colonisation, en même temps qu’elles se sont réduites du fait de l’urbanisation croissante. De même, une importante partie de la production palestinienne continue d’alimenter le marché israélien comme je l’ai expliqué plus tôt. La bande de Gaza connaît un tout autre sort depuis 2007 bien que le territoire soit soumis à un blocus qui restreint très fortement tout échange avec l’extérieur. Depuis 2005, Israël impose également une « zone tampon » le long de la frontière, laquelle rend partiellement ou totalement inaccessible environ 35 % des terres arables de la bande. L’armée tire ainsi régulièrement sur les agriculteurs dont les champs se situent à l’intérieur de cette zone, ou pulvérise des herbicides qui ravagent les récoltes.

Enfin, il y a une différence dans les politiques mises en œuvre par l’administration palestinienne dans chacun des territoires. En Cisjordanie, l’Autorité palestinienne s’en tient à une stratégie de libéralisme agricole, tandis que le gouvernement tenu par le Hamas à Gaza s’est efforcé de développer une agriculture en autarcie et de « résistance ».

I.R. : Qui sont les agriculteurs palestiniens ? Possèdent-ils leurs terres et quelles sont les conditions d’exercice de leur métier dans les différentes zones palestiniennes ?

Taher Labadi : Les profils sont très variés. On trouve des propriétaires terriens qui emploient des ouvriers salariés, d’autres qui pratiquent le métayage en confiant à une ou plusieurs familles la culture d’un terrain contre un partage du produit, et enfin des paysans qui sont propriétaires de leurs terres et dont l’activité principale est encore attachée à l’agriculture. La fragmentation des terrains cultivés est par ailleurs très grande avec une grande majorité des exploitations qui ne dépassent pas les 3 dunums (0,3 hectare).

Les conditions de travail diffèrent énormément d’une situation à l’autre et d’une région à l’autre, en fonction de la proximité du mur ou des colonies israéliennes, de la disponibilité des ressources ou des équipements techniques. À ce propos, le recrutement de travailleurs agricoles, que ce soit contre un salaire ou une partie de la récolte, est devenu de plus en plus difficile en Cisjordanie et de nombreux terrains sont négligés voire abandonnés. Les travailleurs des zones rurales, dont certains sont eux-mêmes propriétaires de terrains agricoles, préféreront souvent se faire employer dans des entreprises israéliennes où les salaires sont bien plus élevés : dans le bâtiment, la restauration et même dans l’agriculture.

I.R. : L’extension de la colonisation israélienne depuis les années 1960 a conduit à de nombreuses spoliations de terres agricoles et ressources palestiniennes. Quel est l’impact de cet accaparement progressif des terres sur le secteur agricole ?

Taher Labadi : Plusieurs facteurs sont effectivement venus affecter l’agriculture palestinienne, dont les principaux sont la confiscation par Israël des terres et de l’eau. La construction de colonies israéliennes de routes de contournement a entraîné une réduction dramatique de la superficie des terres agricoles et privé les Palestiniens de l’accès aux ressources en eau et aux zones de pâturage naturelles. La construction d’un mur de séparation constitué de parois en béton, de clôtures et de fossés, est également considérée comme une cause majeure du déracinement des cultures et des vergers, et de la désertification des terres. Pour se rendre sur son terrain situé de l’autre côté du mur, un agriculteur palestinien doit obtenir un permis d’accès auprès de l’administration militaire israélienne, dont le taux de délivrance se réduit d’année en année. Il en va de même pour les terrains situés à proximité des colonies de Cisjordanie.

Le contrôle des frontières ainsi que plusieurs décennies de politiques économiques définies par Israël ont par ailleurs contribué à éroder l’appareil productif palestinien et augmenter sa dépendance à l’égard d’Israël. C’est l’administration israélienne qui accorde jusqu’en 1993 (accords d’Oslo) les autorisations nécessaires pour construire une maison, forer un puits, démarrer une entreprise, sortir ou entrer sur le territoire, importer ou exporter des produits. Cette situation est toujours d’actualité dans les zones C[2], sous contrôle israélien exclusif, qui couvre 62 % de la superficie de la Cisjordanie. La part du secteur agricole dans le PIB des territoires occupés a ainsi chuté de 28 % dans le milieu des années 1970 à 6 % de nos jours, quand sa contribution à l’emploi est passée de 32 % à 11 %.

I.R. : Depuis la fin de la seconde Intifada (2000-2006), on en assiste en Palestine à l’émergence d’une économie de résistance (iqtisad al-muqawama) qui s’est également déclinée à l’échelle agricole. Qu’en est-il réellement et qui en sont les acteurs ?

Taher Labadi : En réalité l’idée de résister économiquement à l’occupation est ancienne et on trouve déjà ses traces à l’époque du mandat britannique sur la Palestine. La grande grève palestinienne de 1936 peut en cela être considérée comme un moment fondateur au cours duquel les organisations politiques et syndicales vont appeler au boycott des économies britannique et sioniste, et promouvoir l’idée d’une économie arabe autonome, presque comme un préalable à l’indépendance politique. Un autre motif sous-jacent fera également son chemin avec le mot d’ordre du Sumud, qui désigne le fait de « tenir bon » face à l’entreprise sioniste de colonisation des terres et d’expropriation de ses habitants. La première Intifada (1987-1993) a probablement constitué un autre moment fondateur de cette résistance économique, beaucoup plus présent dans la mémoire collective palestinienne jusqu’à nos jours. Celle-ci offre un exemple local de mobilisation de masse et de tentative de désengagement de l’économie coloniale et de ses modes de production, ce qui s’est traduit par le refus de payer différents impôts israéliens, le boycott des marchandises israéliennes et la préférence accordée aux productions locales, le développement d’une agriculture de subsistance, ou encore l’abandon du travail dans les entreprises israéliennes.

L’appel à développer une économie de résistance revient finalement en force depuis une quinzaine d’années, en parallèle d’une critique de plus en plus aiguë de « l’économie d’Oslo » – nommée ainsi par référence au régime établi à la suite des accords d’Oslo en 1993 et aux politiques de l’Autorité palestinienne. Dans ce cadre, l’agriculture bénéficie d’une attention toute particulière. Celle-ci est la première affectée par la spoliation israélienne des terres et des ressources, et son développement selon une logique réfléchie d’autosuffisance permettrait en théorie de réduire la dépendance alimentaire de la population palestinienne.

La mise en pratique de ce discours rencontre toutefois de nombreux défis. En Cisjordanie, plusieurs coopératives agricoles ont vu le jour, selon un modèle se voulant plus responsable sur les plans à la fois politiques, social et écologique. Or malgré la mise en réseau de ces initiatives, l’effort peine à dépasser le niveau micro-local et continue de se trouver en porte-à-faux du libéralisme agricole pratiqué par l’Autorité palestinienne, sans parler des mesures coloniales israéliennes. C’est donc probablement à Gaza qu’on trouve l’expérience la plus avancée en matière de résistance économique. Le siège imposé depuis 2007 a donné lieu à de nombreuses initiatives locales portées par des coopératives, des ONG et surtout le gouvernement de Gaza, dans l’objectif d’y recouvrer une souveraineté alimentaire. Outre la transformation de toits en béton en véritables potagers, et le développement de jardins et de micro-fermes familiales, c’est la politique menée par le ministère de l’agriculture à Gaza qui paraît constituer un phénomène inédit en la matière. Celui-ci est même parvenu à proposer un programme complet de restructuration du secteur pour couvrir une gamme de plus en plus large de produits, dans une volonté explicite d’autosuffisance et de résistance. Pour ce faire, il a assisté les agriculteurs dans l’adoption de nouvelles directives de production, ce qui passe par le développement de fermes expérimentales, la mise à disposition de matériel et de plants, l’organisation de débouchés locaux ou encore la formation d’ingénieurs agronomes. En quelques années, le secteur agricole gazaoui est parvenu à couvrir la majeure partie des besoins en fruits, légumes et volailles du territoire. Ce succès a permis en retour au gouvernement d’interdire l’importation d’un nombre croissant de produits israéliens. Cette expérience n’a pas rendu le siège sur la bande de Gaza moins sévère, car de nombreux produits de base ont continué de manquer, mais elle a très bien mis en évidence le caractère stratégique de la bataille conduite sur le terrain économique et pour constituer un appareil productif palestinien autonome.

I.R. : Depuis plusieurs années, de nombreuses ONG internationales, dont Oxfam, avaient déjà alerté sur la destruction systématique des terres agricoles à Gaza par l’armée israélienne et le recours à l’insécurité alimentaire comme arme de guerre. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Taher Labadi : Des installations économiques et des équipements industriels sont effectivement ciblés par l’armée israélienne à chaque nouvelle guerre. Les fermes, les terres agricoles, les arbres fruitiers ou encore les cheptels animaliers sont aussi frappés par les bombardements, voire directement rasés par les bulldozers blindés israéliens, de même que des installations d’approvisionnement en eau ou des stations d’épuration des eaux usées. Plusieurs organismes internationaux parmi lesquels l’ONU ont établi après enquête que de telles destructions ne répondent à aucune nécessité militaire mais visent à anéantir les capacités de production alimentaire et à priver la population des moyens de se nourrir. Les dégâts causés au secteur de l’agroalimentaire par la guerre de mai 2021 n’ont ainsi toujours pas été réparés.

La guerre actuelle semble malheureusement donner lieu à ce même genre de pratiques avec une ampleur inégalée. Le ciblage de bâtiments économiques (usines, fermes, commerces…) et des équipements productifs a pu être constaté dès les premières semaines. Les dégâts ont aussi été causés par le défrichement de terres et la construction de digues pour protéger les véhicules blindés de l’armée israélienne. Des images satellites montrent que de vastes zones de terres autrefois cultivées ont été considérablement endommagées. Et la pénurie alimentaire est encore accrue par le siège imposé sur la bande de Gaza. Israël a suspendu l’approvisionnement en électricité, réduit l’approvisionnement en eau, et continue de restreindre l’entrée de l’aide humanitaire et de carburants. Dans ces conditions, l’activité économique est presque complètement mise à l’arrêt. Les déplacements forcés et l’installation dans les camps fragilisent encore davantage la population et accroissent la malnutrition aujourd’hui observée partout à l’échelle du territoire. On parle déjà de plusieurs centaines de milliers de personnes en situation de famine d’après l’ONU qui met en garde contre une accélération dramatique de la catastrophe humanitaire.

I.R. : Face à l’ampleur des violences et des dégâts causés par la guerre actuelle, que restera-t-il de l’agriculture et de l’économie palestinienne, d’après vous ?

Taher Labadi : S’il est encore difficile d’établir un bilan précis des dégâts causés par cette guerre, il est déjà certain que l’agriculture et l’économie palestinienne en sortiront gravement sinistrées.

Il est d’ailleurs à craindre que les dégâts causés à l’agriculture de la bande de Gaza soient durables car la réhabilitation des terres agricoles à la suite de conflits armés peut être extrêmement difficile. Il faudra certainement nettoyer les terres contaminées, reconstruire les infrastructures détruites dédiées à l’eau, l’énergie, le transport.

Mais la guerre n’est pas seule en cause, en particulier si l’on se projette vers l’avenir. Plusieurs décennies d’occupation, de colonisation, de fragmentation et de siège avaient déjà entraîné la fragilisation de l’appareil productif palestinien et sa dépendance à l’égard d’Israël. Le maintien de cette situation dans la durée signifierait donc le prolongement de la catastrophe humanitaire en cours et son extension progressive vers la Cisjordanie, qui souffre aussi de restrictions et d’agressions accrues depuis le début de la guerre.

Face à de tels dégâts, il est impératif de parvenir rapidement à un cessez-le-feu et une levée du siège sur la bande de Gaza pour permettre la reconstruction accélérée et le rétablissement d’un appareil productif capable de répondre aux besoins de la population palestinienne. Cette dernière a déjà prouvé sa capacité d’adaptation et de résilience et il y a fort à parier que le développement d’une agriculture de résistance mieux à même de couvrir les besoins alimentaires, en Cisjordanie comme à Gaza, soit davantage une priorité dans les années à venir.

Notes :

[1] Ynès Khoudi, « Eau, sols et air pollués, l’autre grande menace pour Gaza », Le Monde, 1er février 2024.

[2] À la suite des accords intérimaires sur la Cisjordanie et la bande de Gaza, les Territoires palestiniens occupés ont été scindés en trois zones. Les zones A et B, dites « autonomes » sont gérées civilement par l’Autorité palestinienne tandis que la zone C, incluant les colonies, est entièrement sous contrôle israélien.