« Les émissions produites pendant les soixante premiers jours de la guerre équivalent aux émissions annuelles d’entre vingt et trente-trois pays faiblement émetteurs : un pic soudain, un panache de CO₂, s’élevant au-dessus des décombres de Gaza » (p. 80).
Andreas Malm, figure majeure de l’écologie politique contemporaine et théoricien reconnu pour ses analyses incisives des liens entre capitalisme, énergies fossiles et crise climatique (notamment à travers des ouvrages fondateurs comme Fossil Capital[1] et Comment saboter un pipeline[2]), étend et radicalise sa critique de l’économie fossile dans son dernier essai percutant, Pour la Palestine comme pour la Terre.
Dans cet ouvrage, Malm propose de penser l’impérialisme fossile – cette forme de domination à la fois politique, économique, culturelle et militaire, intrinsèquement liée à la maîtrise, l’exploitation et le contrôle des ressources fossiles et de leurs infrastructures – comme une clé de lecture fondamentale du génocide palestinien en cours. Fidèle à son approche matérialiste et historique, il envisage le réchauffement climatique et l’assujettissement de la Palestine non pas comme des crises distinctes, mais comme les deux faces indissociables d’un même processus : celui du capitalisme extractiviste et de son impérialisme expansionniste, dont Israël serait, selon lui, un produit historique et un acteur structurant.
Retranscription d’une conférence donnée à l’université américaine de Beyrouth le 4 avril 2024, l’ouvrage adopte une approche résolument intersectionnelle. Il s’appuie sur une analyse serrée d’événements historiques afin de démontrer l’articulation profonde entre l’entrée dans l’anthropocène – ou plutôt le capitalocène, selon la terminologie de Jason Moore[3] – et l’instauration du système colonial en Palestine. Ce faisant, Malm plaide avec force pour une convergence des luttes anti-impérialistes et climatiques, les érigeant en un front commun et indispensable pour l’émancipation.
L’empire fossile, super-structure du projet sioniste
L’année 1840 est désignée par Andreas Malm comme un moment charnière où s’opère une double convergence fondamentale : celle des débuts de l’exploitation industrielle des combustibles fossiles et l’émergence des premières ambitions coloniales en Palestine. Dans le contexte de la deuxième guerre égypto-ottomane (1839-1841), opposant Ibrahim Pacha, fils de Mehmet Ali, à une coalition menée par la Grande-Bretagne, la supériorité militaire britannique devient flagrante. Cette hégémonie est rendue possible par l’efficacité de ses navires à vapeur, marquant l’entrée de la région dans ce que Malm nomme l’empire fossile. Il précise : « C’est par la projection de la violence que la Grande-Bretagne a intégré d’autres pays dans cette forme étrangère d’économie qu’elle avait créée – en transformant le capital fossile, pourrait-on dire, en empire fossile » (p. 30).
La victoire britannique à Saint-Jean d’Acre en novembre 1840 révèle aux puissances occidentales, et en particulier à l’Empire britannique, l’intérêt stratégique et économique croissant de cette région. Sa position géographique privilégiée en faisait un point névralgique pour les débouchés commerciaux et la sécurisation des routes vers l’Inde, une considération d’autant plus pressante avec le projet du Canal de Suez. Cette domination, intrinsèquement liée à l’avantage technologique découlant des combustibles fossiles, a non seulement permis l’intégration forcée de la région à une économie impériale, mais a également favorisé l’émergence de certains discours proto-sionistes.
À cette époque, il ne s’agit pas encore du sionisme politique tel qu’il sera théorisé par Theodor Herzl plus tard. Ces « discours proto-sionistes » (à l’instar de ceux portés par Lord Palmerston, Lord Shaftesbury, Churchill ou encore Gawler et Noah) doivent être compris comme une confluence d’intérêts géopolitiques britanniques et de motivations évangéliques. Des figures influentes au sein de l’establishment britannique, souvent animées par des convictions religieuses de retour des Juifs en Terre Sainte, y voyaient également une opportunité stratégique majeure : la possibilité d’établir une présence juive sous influence britannique en Palestine permettrait de fragiliser le contrôle ottoman sur la région et de créer un avant-poste amical pour protéger les intérêts impériaux britanniques dans un Moyen-Orient de plus en plus crucial pour le maintien de l’hégémonie britannique et de son économie fossile. Ainsi, il faut comprendre que l’émergence de ce discours sioniste précoce était moins axée sur l’autodétermination juive que sur la sécurisation et l’expansion des intérêts de l’Empire, utilisant la question juive comme un levier géopolitique.
Même si la colonisation effective de la Palestine ne se matérialise qu’au XXe siècle, Malm voit dans cette première phase un signe annonciateur du lien structurel entre sionisme et impérialisme fossile, qui prendra forme dans la Déclaration Balfour de 1917. Selon Malm, le sionisme aurait non seulement « d’abord existé au niveau de la superstructure, sur la base de l’empire fossile » (p. 66), mais aurait aussi été « impérial, avant d’être juif » (p. 69).
Partant de cette lecture, Malm rejette donc l’idée selon laquelle le soutien américain à Israël serait uniquement dû à l’influence d’un puissant lobby. Il y voit plutôt la volonté des puissances occidentales de maintenir un « ordre fossile » (sécuritaire et pétrolier) régional, dans lequel Israël joue un rôle de plus en plus stratégique.
S’inscrivant dans cette perspective matérialiste et systémique, Malm propose une réinterprétation décisive du soutien indéfectible des États-Unis à Israël. Il dépasse ainsi l’explication souvent avancée de la seule influence d’un puissant lobby, qu’il ne nie pas nécessairement mais qu’il insère dans une logique plus vaste.
Pour Malm, ce soutien est avant tout le reflet d’une volonté persistante des puissances occidentales de maintenir un « ordre fossile » régional. Cet ordre, à la fois sécuritaire et pétrolier, vise à garantir le contrôle des ressources énergétiques, la stabilité des voies d’approvisionnement et la domination géopolitique dans une région cruciale pour l’économie mondiale. Dans cette architecture impériale dépendante des énergies fossiles, Israël se voit attribuer un rôle de plus en plus stratégique, agissant comme un acteur clé pour la projection de puissance et la sécurisation de ces intérêts.
Ce rôle d’acteur stratégique dans l’ordre fossile mondial s’est d’ailleurs considérablement confirmé ces dernières années. Avec la guerre en Ukraine, Israël a vu son importance accrue en devenant un exportateur significatif de gaz vers l’Europe, consolidant ainsi sa place au cœur de l’économie fossile globale.
Le champ gazier de Tamar, situé au large de Gaza, illustre cette imbrication : temporairement fermé après le 7 octobre en raison des attaques de la résistance palestinienne, cet événement a révélé de manière éclatante à quel point l’expansion énergétique d’Israël est directement exposée et vulnérable à la lutte pour la libération palestinienne. Par ailleurs, l’engagement d’acteurs majeurs comme l’entreprise Ithaca Energy, filiale du groupe israélien Delek, dans l’exploitation de réserves gazières parmi les plus controversées sur le plan climatique, souligne la profondeur de cette intégration. En parallèle, les accords de normalisation entre Israël et plusieurs pays arabes ne se limitent pas à des rapprochements diplomatiques ; ils intègrent des projets énergétiques communs de grande envergure, scellant ainsi une alliance extractiviste régionale consolidée.
Tous ces faits illustrent, selon Malm, l’insertion croissante et structurelle d’Israël dans l’empire fossile. Cette consolidation se fait cependant au détriment direct des Palestiniens, qui demeurent privés de toute souveraineté sur leurs propres ressources énergétiques et territoriales. Ainsi, Malm conclut que « le soutien impérialiste à l’entité sioniste est une structure, pas un évènement. La structure a été forgée par le pouvoir exceptionnel accordé à ceux qui bénéficiaient de l’arme des énergies fossiles » (p. 71).
L’anti-impérialisme au croisement des luttes
La corrélation entre le génocide à Gaza et le réchauffement climatique, tous deux résultats de l’impérialisme fossile, fonde la nécessité d’une convergence des luttes. En rapprochant les catastrophes naturelles dues au dérèglement climatique de la situation palestinienne, Malm propose une lecture unifiée de la violence systémique. Il parle ainsi d’une « seconde Nakba », en écho à celle de 1948, mais élargie à l’échelle planétaire.
Prenant l’exemple de la tempête Daniel survenue en Libye en septembre 2023, Malm établit une analogie entre les morts causées par les désastres climatiques et celles causées par le génocide, au-delà même de l’intentionnalité : « Quand les compagnies pétrolières et gazières extraient leurs produits et les livrent à la combustion, elles n’ont pas l’intention de tuer qui que ce soit en particulier. Elles savent cependant que ces marchandises vont, d’une certaine façon, tuer des gens – ça peut être des gens en Libye, ou au Congo, ou au Bangladesh, ou au Pérou, c’est sans conséquence pour elles. » (p. 27)
En ce sens, les morts climatiques doivent être considérées comme imputables aux responsables industriels, au même titre que les morts palestiniennes le sont aux logiques impérialistes et coloniales. Gaza devient alors à la fois une catastrophe humanitaire et écologique, un triste emblème des dynamiques destructrices à l’œuvre.
Comme le souligne Andreas Malm, il existe une zone grise délicate lorsqu’il s’agit de déterminer l’intentionnalité derrière ces tragédies. Si, pour la Palestine, un consensus croissant émerge parmi les juristes pour qualifier les actes de génocide, la situation des morts climatiques offre une nuance cruciale sans pour autant présenter une différence fondamentale ou qualitative dans leurs conséquences. Malm illustre cela par l’exemple des pires sécheresses jamais enregistrées en Afrique australe, causant des millions de morts de faim au Mozambique, en Zambie et ailleurs. Ce n’est pas, dit-il, que les investisseurs dans les énergies fossiles aient activement recherché ces drames ou qu’ils considèrent ces agriculteurs comme des ennemis. C’est simplement « qu’ils s’en fichent complètement ». Ils continuent d’investir massivement dans les combustibles fossiles (les investissements dans la production de pétrole et de gaz ayant même augmenté de 7 % l’année dernière), déversant toujours plus de capitaux malgré toutes les informations sur les populations du Sud qui périssent des conséquences de cette combustion[4].
Si cela ne correspond pas à la définition standard du génocide en termes d’intentionnalité directe de détruire un groupe, Malm introduit le terme de paupéricide[5] pour désigner précisément ce « meurtre systémique des pauvres – même s’ils ne sont pas ciblés intentionnellement – perpétré par ceux qui investissent dans les énergies fossiles. » Gaza révèle alors non seulement les logiques du paupéricide par l’expansion des infrastructures fossiles au-delà des seuils d’habitabilité de la planète, mais aussi la convergence des violences coloniales et extractivistes qui menacent l’existence même des populations et de leurs écosystèmes.
Conclusion
En somme, dans une démonstration à la fois historique et militante, Malm identifie le combat pour une Palestine libérée de l’apartheid et la lutte contre le réchauffement climatique comme deux fronts d’une même guerre contre la super-structure impérialiste fondée sur l’extractivisme.
Loin des accusations d’« antisémitisme vert » formulées par certains critiques[6], l’essai de Malm ancre sa démonstration dans une critique matérialiste et systémique des rapports de pouvoir. Il ne s’agit pas d’une attaque essentialiste contre un peuple ou une identité, mais d’une dissection impitoyable des logiques de domination – colonialisme, extractivisme, et impérialisme – qui structurent l’ordre mondial. Israël est ainsi analysé pour son rôle structurel au sein de l’économie fossile globale et de l’architecture impériale, au même titre que d’autres États ou entités dont l’implication dans ce système est dénoncée. Malm s’attache à démasquer les intérêts économiques et géopolitiques qui cimentent cette super-structure, plutôt que de stigmatiser un projet national.
Plus qu’une simple analyse, l’ouvrage de Malm agit aussi comme un puissant catalyseur, entrant en résonance directe avec la mobilisation croissante de mouvements écologistes qui reconnaissent l’indissociabilité de ces combats. Les campagnes de désinvestissement ciblant l’industrie fossile et militaire israélienne, ou les actions de blocage des infrastructures pétrolières (#BlockTheBoats), en sont des manifestations concrètes. Elles incarnent cette prise de conscience que la justice climatique ne peut être dissociée de la justice sociale et de l’autodétermination des peuples.
En définitive, Pour la Palestine comme pour la Terre est un appel urgent à repenser les stratégies de résistance face à des systèmes interconnectés d’oppression. Andreas Malm exhorte à une convergence des luttes, démontrant avec force que la libération de la Terre de l’emprise fossile et la libération des peuples opprimés sont des facettes complémentaires et intrinsèquement liées d’une même quête d’émancipation.
À l’heure où les crises climatiques, sociales et géopolitiques s’intensifient et se nourrissent mutuellement, la lecture de Malm devient essentielle pour quiconque cherche à comprendre les racines profondes de ces oppressions et à envisager des voies de résistance plus efficaces, plus solidaires et véritablement transformatrices. Son œuvre est un manifeste pour une solidarité radicale, indispensable à la construction d’un avenir juste et vivable.
Notes
[1] Andreas Malm, Fossil Capital: The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming. Londres, Verso, 2016.
[2] Andreas Malm, Comment saboter un pipeline. Paris, La Fabrique, 2020.
[3] Jason Moore, Capitalism in the Web of Life. Ecology and the Accumulation of Capital. London, Verso, 2015.
[4] Isma Le Dantec, « Andreas Malm : La Palestine est un signe du présent et de l’avenir qui nous attend », Fracas, 6 mai 2025. URL : https://fracas.media/2025/05/06/andreas-malm-la-palestine-est-un-signe-du-present-et-de-lavenir-qui-nous-attend/
[5] Andreas Malm and Wim Carton, Overshoot. How the World Surrendered to Climate Breakdown. London, Verso, 2024.
[6] Sylvaine Bulle, « Andreas Malm et l’antisémitisme vert », K. Les Juifs, l’Europe et le XXIe siècle, 11 septembre 2024. URL : https://k-larevue.com/malm-antisemitisme-vert/