Centre Arabe de Recherches et d’Études Politiques de Paris

14/10/2025

Penser la justice environnementale post-conflit dans le monde arabe  :

leçons d’Irak, de Syrie et de Gaza
Par Chaden Diyab
Destruction Douma
Photo : Destruction in Douma near Damascus par Goran, AdobeStock

Introduction

Au Moyen-Orient, les conflits armés n’ont pas seulement décimé des populations et détruit des infrastructures, ils ont aussi profondément marqué les écosystèmes, en particulier les sols, souvent considérés comme des victimes silencieuses. De la Syrie à Gaza, du Liban au Yémen, jusqu’à l’Irak, la guerre a engendré une série de pollutions diffuses et persistantes : hydrocarbures infiltrés dans les nappes phréatiques, terres agricoles contaminées par les métaux lourds ou les munitions, destruction des couverts végétaux et prolifération de déchets toxiques. Ces atteintes à l’environnement ont des répercussions sanitaires, sociales et économiques durables, aggravées par une gouvernance souvent affaiblie et par l’absence de mécanismes robustes de réparation et de justice environnementale.

Or, penser la justice environnementale dans un contexte post-conflit, ce n’est pas seulement traiter les séquelles visibles des guerres, mais aussi interroger une forme d’écocide silencieux, celui qui s’enracine dans les sols abîmés, dans les écosystèmes empoisonnés et dans les corps des générations à venir. Toutefois, dans le monde arabe, où la reconstruction matérielle mobilise déjà des ressources colossales, la reconstruction écologique reste reléguée au second plan, comme si la nature pouvait guérir seule de décennies de violences. Pourtant, ignorer cette dimension revient à prolonger l’injustice et à hypothéquer l’avenir : une terre rendue stérile ou une nappe phréatique polluée deviennent autant de fractures sociales et politiques que de catastrophes écologiques.

Cet article se propose d’explorer comment les dommages environnementaux, souvent invisibles, redessinent les conditions de vie et posent avec acuité la question d’une justice qui dépasse les réparations classiques pour intégrer la protection du vivant et des générations futures.

Cadre théorique et méthodologie

La littérature scientifique consacrée aux liens entre conflits armés et dégradation environnementale a connu un essor au cours des deux dernières décennies. Les travaux fondateurs sur l’écologie des conflits[1] ont d’abord mis en évidence la manière dont les pressions environnementales peuvent alimenter l’instabilité politique et sociale. Dans ce champ, l’accent a souvent été placé sur la raréfaction des ressources (eau, terres agricoles) et sur le rôle du changement climatique comme facteur aggravant des tensions. La pollution des sols, en revanche, demeure un angle relativement marginal de cette littérature. Lorsqu’elle est évoquée, c’est le plus souvent à travers l’étude des zones post-conflit (Bosnie, Kosovo, Irak), où les bombardements, l’usage d’armes chimiques, les fuites industrielles ou la destruction d’infrastructures pétrolières ont laissé des séquelles durables sur les écosystèmes et sur la santé publique[2].

Ce déséquilibre thématique traduit plusieurs tendances. D’une part, la focalisation des études occidentales sur les liens entre environnement et sécurité a contribué à privilégier les approches stratégiques – l’« environmental security » – au détriment des dimensions écotoxicologiques[3] précises. D’autre part, la pollution des sols constitue un phénomène plus difficilement mesurable que la déforestation, l’épuisement hydrique ou les variations climatiques, car elle exige des enquêtes de terrain, souvent impossibles dans des contextes instables.

S’agissant du monde arabe, les recherches disponibles apparaissent particulièrement limitées. La production académique occidentale a surtout mis en avant les liens entre sécheresses, désertification et instabilité sociale, comme en témoignent les débats sur la sécheresse syrienne précédant le soulèvement de 2011[4]. En revanche, la question de la contamination des sols liée aux guerres – que ce soit en Irak, en Palestine, au Liban ou en Syrie – reste sous-documentée, malgré des signaux préoccupants : pollution par les hydrocarbures brûlés, métaux lourds issus des munitions, effondrement d’industries chimiques et pétrolières ciblées lors des bombardements.

Cette lacune s’explique en partie par ce que Diana K. Davis[5] a désigné sous le nom d’« imaginaires environnementaux » : une construction intellectuelle et politique qui tend à représenter les espaces arabes comme naturellement arides, fragiles et voués à la désertification. Ce cadrage a contribué à invisibiliser les dimensions écologiques fines, notamment les pollutions diffuses et persistantes générées par les conflits. En d’autres termes, les guerres dans la région sont perçues comme des accélérateurs d’un désastre écologique préexistant, plutôt que comme des facteurs producteurs de nouvelles formes de contamination mesurables et spécifiques.

 

Chaden Diab

Chaden Diyab

Chaden Diyab est ingénieure chimiste et docteure en sciences de l’environnement, diplômée de l’Université Pierre et Marie Curie (France). Spécialiste du changement climatique, de la justice environnementale et de la dépollution des sols et zones contaminées, elle a dirigé de nombreux projets en Europe et au Moyen-Orient dans les domaines de la gestion de l’eau, de la réhabilitation environnementale et de l’adaptation au climat. Enseignante dans plusieurs universités et grandes écoles d’ingénieurs à Paris, notamment à l’École Supérieure de l’Environnement et à l’École Supérieure des Ingénieurs du Bâtiment, elle est également coach certifiée, consultante auprès du Fonds Bleu de l’Union européenne, et ambassadrice pour la paix et l’économie auprès de l’Institute for Economics and Peace (IEP, Sydney).

En parallèle de ses activités scientifiques, Chaden Diyab est écrivaine et poétesse. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages en arabe et en français, dont Le Musicien de l’âme, Les Visages invisibles et Une chance avec le monde, ainsi que de livres pour enfants sur l’éducation environnementale. Elle a également signé le scénario du film Hope. Lauréate de nombreuses distinctions internationales, elle a été honorée en tant que Chunhui et Overseas Elite Talent par le gouvernement chinois, et reconnue par le ministère français de l’Environnement lors de la COP21 pour son engagement en faveur du climat et des générations futures.

Pourtant, une meilleure compréhension de la pollution des sols en contexte post-conflit est essentielle : non seulement pour évaluer les risques sanitaires de long terme (cancers, maladies respiratoires, perturbations des chaînes alimentaires), mais aussi pour penser la reconstruction écologique et sociale des territoires affectés. Dans un monde arabe marqué par la récurrence des guerres, cette thématique apparaît comme un champ de recherche à la fois urgent et encore largement en friche.

C’est pourquoi notre article propose une analyse critique des enjeux de justice environnementale au Moyen-Orient en mobilisant les apports de la Political Ecology et des Environmental Studies. Notre démarche repose à la fois sur l’étude de textes et rapports secondaires et sur une observation participante nourrie par l’expérience de l’auteure en tant qu’experte internationale, ayant contribué à plusieurs travaux et rapports sur le sujet. L’article s’articule en trois volets : la première partie retrace le nexus entre conflits armés, destructions environnementales et justice ; la deuxième se focalise sur la pollution des sols, conséquence directe des guerres dans la région du Moyen-Orient ; enfin, la troisième aborde la question des (in)justices environnementales et discute des mécanismes possibles de réparation.

Penser le lien entre conflit, environnement et justice

Les conflits armés ont toujours engendré des répercussions sur l’environnement. Depuis l’Antiquité, la « politique de la terre brûlée » s’est imposée comme une stratégie récurrente : détruire volontairement les ressources pour contraindre l’adversaire à la capitulation[6]. On en retrouve des traces chez les Égyptiens.et Mésopotamiens, qui détruisaient les récoltes pour affamer l’ennemi, ou encore chez les Scythes, qui empoisonnaient les puits afin de ralentir l’avancée perse au Ve siècle av. J.-C. Cette logique préindustrielle de la guerre de dévastation se prolonge bien plus tard : la « Marche vers la mer » du général Sherman[7], durant la Guerre de Sécession américaine (1861-1865), visait à briser non seulement l’économie mais aussi le moral des populations civiles. Déjà à cette époque, sans qu’on le formule ainsi, se posaient les premières interrogations sur une justice environnementale et ses conséquences pour les civils.

Pourtant, le droit de la guerre occidental classique, en se développant à partir des traditions médiévales et des codifications modernes (des ordonnances royales aux Conventions de La Haye de 1899 et 1907), n’a pas pensé ce lien entre guerre et environnement. Les textes fondateurs se concentraient sur la protection des combattants blessés, des prisonniers et des civils, mais l’environnement n’était jamais envisagé autrement que comme un « théâtre d’opérations » à disposition des armées. Ainsi, l’interdiction de piller ou de détruire sans nécessité militaire visait d’abord la propriété privée et les droits des souverains, pas la préservation des écosystèmes. Les forêts, les cours d’eau ou les sols étaient considérés comme des ressources militaires, et non comme des biens communs dignes de protection.

Cette cécité juridique s’explique : les juristes occidentaux de Grotius à Clausewitz concevaient la guerre comme un affrontement entre volontés politiques, et non comme une perturbation durable des équilibres naturels. La dévastation environnementale était considérée comme un dommage collatéral inévitable, voire légitime, dès lors qu’elle contribuait à la victoire. Ce biais s’est maintenu longtemps : ni les tranchées défigurant les paysages de la Première Guerre mondiale, ni les bombardements massifs et les déforestations stratégiques[8] de la Seconde Guerre mondiale n’ont suscité de véritable débat juridique sur l’environnement. Ce n’est qu’avec les séquelles visibles des conflits au XXe siècle – sols pollués par des munitions non explosées, nappes phréatiques contaminées, paysages durablement stérilisés – que la question de la responsabilité intergénérationnelle a commencé à émerger.

La mise au jour, dans les années 2000, de sites fortement contaminés par des munitions non explosées de la Seconde Guerre mondiale en France a relancé le débat sur la gestion des séquelles environnementales et des risques sanitaires à long terme, soulevant la question cruciale de la responsabilité intergénérationnelle[9]. Ailleurs, notamment en Afrique du Nord, les mines non explosées représentent toujours un danger immédiat pour les populations, tout en contribuant à la dégradation durable des sols. En Égypte, près de 2 680 km² de territoire demeurent contaminés[10]. Quant aux tristement célèbres lignes « Challe » et « Morice », érigées le long de la frontière tunisienne, elles représentent un autre héritage empoisonné de cette époque. Aujourd’hui encore, ces zones largement non déminées incarnent une menace persistante, à la fois pour l’environnement et pour les civils[11].

La guerre du Vietnam et l’utilisation par les États-Unis de défoliants chimiques comme l’Agent Orange (1964-1975)[12] constitue un tournant majeur, avec une prise de conscience de la catastrophe écologique et sanitaire en cours. C’est d’ailleurs dans ce contexte que naissent l’idée “d’écocide” (la destruction volontaire de l’environnement comme un crime contre la paix) et le besoin d’un cadre légal international pour condamner de tels crimes.

La destruction de l’environnement, une violence lente et insidieuse

La destruction de l’environnement liée aux conflits armés constitue une illustration paradigmatique de ce que Rob Nixon qualifie de « violence lente[13] ». Contrairement aux destructions immédiates des affrontements conventionnels, cette forme de violence agit sur le temps long, par accumulation et par diffusion. La destruction des écosystèmes, la contamination des sols et des nappes phréatiques ou encore l’empoisonnement de l’air ne se traduisent pas instantanément par des morts visibles, mais par une altération durable des conditions de vie. L’incendie des puits de pétrole au Koweït en 1991[14], ou plus récemment la destruction ciblée d’infrastructures agricoles en Syrie, en Ukraine ou à Gaza, démontrent que la dégradation environnementale est utilisée comme stratégie militaire. Ses conséquences ne se limitent pas aux pertes matérielles : elles compromettent la sécurité alimentaire, fragilisent la résilience écologique et condamnent les populations locales à des trajectoires d’appauvrissement et de dépendance accrues. Cette violence, diffuse et différée, touche avant tout les communautés les plus vulnérables, déjà fragilisées socialement et économiquement, qui se trouvent en première ligne des injustices environnementales.

Cette lenteur et cette invisibilité rendent particulièrement difficile l’évaluation des dégâts, renforçant l’impunité des acteurs responsables. Comme l’a montré Ulrich Beck dans son analyse de la « société du risque[15] », les menaces contemporaines, qu’elles soient industrielles, environnementales ou militaires, échappent souvent à une maîtrise totale et s’imposent comme des risques globaux, invisibles et différés. De même, Soraya Boudia et Nathalie Jas soulignent, dans leur étude sur la « gouvernance d’un monde toxique[16] », qu’il est illusoire de croire que les risques liés à la pollution puissent être totalement maîtrisés ou éliminés. Les modes de gouvernance évoluent dès lors vers une « gouvernance par l’adaptation », c’est-à-dire une tentative de composer avec l’impossibilité de restaurer entièrement les environnements contaminés. Or, dans de nombreux contextes marqués par des conflits persistants, comme au Moyen-Orient, les capacités institutionnelles restent limitées, les modèles de développement demeurent dépendants de logiques exogènes, et la vulnérabilité structurelle des États réduit encore davantage la possibilité de répondre à ces crises écologiques. Ces dynamiques alimentent une spirale de fragilité qui, loin de se résorber, se perpétue de génération en génération.

Notes :

 

[1] Thomas Homer-Dixon, Environment, Scarcity, and Violence. Princeton University Press, 1999 ; Nancy Lee Peluso, Michael Watts (dir.), Violent Environments. Cornell University Press, 2001; Coline H. Khal, States, Scarcity, and Civil Strife in the Developing World. Princeton University Press, 2006.

[2] Dieter Jaspers, Environmental Security and Post-Conflict Reconstruction. Routledge, 2009; Douglas Weir, The Toxic Remnants of War: Assessing Civilian Harm from Military Activities. PAX Report, 2017.

[3] Il s’agit d’un ensemble de données scientifiques qui démontre les effets nocifs d’une substance chimique sur les organismes vivants et les écosystèmes. L’étude écotoxicologique vise à comprendre comment les substances se propagent dans l’environnement (air, eau, sol) et à évaluer leur impact sur la santé des espèces non-humaines, des populations et des communautés à court, moyen et long terme.

[4] Colin P. Kelley, Shahrzad Mohtadi, Mark A. Cane, Richard Seager et Yochanan Kushnir, “Climate change in the Fertile Crescent and implications of the recent Syrian drought”, Proceedings of the National Academy of Sciences, 112(11), 3241–3246, 2015.

[5] Daniel K. Davis, Resurrecting the Granary of Rome: Environmental History and French Colonial Expansion in North Africa. Ohio University Press, 2007; Daniel K. Davis, The Arid Lands: History, Power, Knowledge. MIT Press, 2016.

[6] Don Vaughan. “Scorched-earth policy”, Britannica, URL: https://www.britannica.com/topic/scorched-earth-policy. Voir aussi : Emmanuel Kreike, Scorched Earth: Environmental Warfare as a Crime. New York, Princeton University Press, 2021.

[7] Myles Hudson, “Sherman’s March to the Sea”, Britannica, URL : https://www.britannica.com/topic/Shermans-March-to-the-Sea. Voir aussi : “Anthony Gallipoli, Sherman’s March to the Sea: A March in Brilliance”, Constellations, 12(2), 2012. URL : https://doi.org/10.29173/cons29467

[8] Voir : Williams, Owain H. et Naomi L. J. Rintoul-Hynes, “Legacy of war: Pedogenesis divergence and heavy metal contamination on the WWI front line a century after battle”, European Journal of Soil Science, Volume 73, Numéro 4, Juillet-août 2022. URL : https://doi.org/10.1111/ejss.13297 ; Voir aussi : Daniel Hubé. “Industrial-scale destruction of old chemical ammunition near Verdun: a forgotten chapter of the Great War”, First World War Studies, 8(2–3), 2017, pp. 205–234. URL : https://doi.org/10.1080/19475020.2017.1393347

[9] Sénat, Une question vitale en instance depuis 80 ans: Le déminage. Rapport d’information n°429 (2000-2001) de M. Jacques Machet, fait au nom de la commission des lois, déposé le 5 juillet 2001. Paris, Sénat, 3 avril 2023. URL : https://www.senat.fr/rap/r00-429/r00-429.html

[10] « Les sables égyptiens d’El Alamein encore minés 75 ans après la bataille », La dépêche, 2017. URL : https://www.ladepeche.fr/article/2017/10/28/2674485-sables-egyptiens-el-alamein-encore-mines-75-ans-apres-bataille.html

[11] Jihan Seniora, « Le Moyen-Orient et le désarmement : le cas des mines antipersonnel et des armes à sous-munitions dans un contexte d’interdiction », Les Cahiers de l’Orient, vol.105 no 1, 2012, pp. 127‑147. URL : https://shs.cairn.info/revue-les-cahiers-de-l-orient-2012-1-page-127

[12] Rafik Bedoui, « Un agent nommé orange – mécanique d’une destruction sans fin », Institut de Relations Internationales et Stratégiques, Décembre 2017. URL : https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2017/12/Observatoire-sante-Agent-Orange-dec-2017.pdf

[13] Rob Nixon, Slow Violence and the Environmentalism of the Poor. Cambridge, Harvard University Press, 2011.

[14] Jean-François Polo, « Tous les puits de pétrole en feu au Koweït sont éteints », Les Échos, 5 novembre 1991.

[15] Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité. Trad. de l’allemand par L. Bernardi, Paris, Aubier, 2001.

[16] Soraya Boudia et Nathalie Jas, Gouverner un monde toxique. Versailles, Éditions Quae, 2019.