Au terme des élections présidentielles et législatives turques du 24 juin dernier, le Parti de la justice et du développement (AKP) et son allié le Parti d’action nationaliste (MHP) ont arraché une victoire électorale importante en remportant plus de la moitié des suffrages. Élu pour un mandat de cinq ans, le président Recep Tayyip Erdoğan, leader de l’AKP, dirigera donc le pays jusqu’en 2023, année du centenaire de la proclamation de la République turque. Ces résultats ont contredit la plupart des sondages, qui prédisaient la défaite d’Erdoğan dès le premier tour de la bataille présidentielle et ne s’attendaient pas non plus à ce que la coalition menée par le Parti de la justice et du développement obtienne une majorité de sièges parlementaires lui permettant de former un gouvernement. Les pronostics surévaluaient le nombre de voix que le Bon Parti (ou le İYİ Parti, une formation dissidente du parti nationaliste MHP), pouvait remporter, et en même temps sous-estimaient la popularité du Parti de la justice et du développement auprès des électeurs kurdes habitant les villes du sud-est de l’Anatolie, en particulier Mardin, Urfa, Batman et Ağri. On allait même jusqu’à envisager qu’en cas de second tour, Muharrem Ince, le candidat de la coalition de l’opposition (l’Alliance de la nation), puisse remporter la présidentielle.
Pourquoi cet échec de l’opposition ?
La coalition des partis d’opposition menée par le Parti républicain du peuple (CHP) n’a donc pas réussi à empêcher le Parti de la justice et du développement de conserver le pouvoir pendant deux décennies consécutives. Cet échec s’explique par un certain nombre de facteurs. En premier lieu, son incapacité à proposer un programme économique et politique à même de concurrencer celui du parti au pouvoir. En cette époque critique où la Turquie fait face à des défis cruciaux, l’opposition n’a pas su convaincre les électeurs de changer de cap pour miser sur un projet de changement qui lui semblait hasardeux.
Unité d’analyse politique
de l’ACRPS
L’Unité d’analyse politique est un département du Arab Center for Research and Policy Studies (Doha) consacré à l’étude de l’actualité dans le monde arabe. Elle vise à produire des analyses pertinentes utiles au public, aux universitaires et aux décideurs politiques de la région et du reste du monde. En fonction des questions débattues, elle fait appel aux contributions de chercheurs et de spécialistes du ACRPS ou de l’extérieur. L’Unité d’analyse politique est responsable de l’édition de trois séries de publications scientifiques rigoureuses : Évaluation de situation, Analyse politique et Analyse de cas.
La fragmentation de l’opposition et son incapacité à se rallier derrière un candidat unique ont joué également en faveur du président Erdoğan – citons l’insistance de Meral Akşener, la présidente du Bon Parti, à se porter candidate aux élections présidentielles plutôt que de soutenir la candidature de l’ex-président Abdullah Gül. En outre, l’opposition ayant refusé l’idée d’associer le Parti démocratique des peuples (HDP), issu du mouvement politique kurde, à l’Alliance de la nation, elle a perdu un nombre élevé de voix qui auraient pu l’aider à rester dans la course électorale jusqu’à un second tour et, partant, à empêcher le Parti de la justice et du développement de l’emporter dès le premier tour. Affaiblie par cette fragmentation et ces opportunités perdues, l’opposition n’a pas su convaincre les électeurs turcs de sa capacité à gagner les élections.
Par ailleurs, il semblerait que durant les dernières semaines ayant précédé les élections, le Parti de la justice et du développement ait réussi à reconquérir une partie de l’électorat qui se montrait critique à l’égard de sa politique économique ou de son étouffement des libertés civiles, et de la façon dont il a récupéré la tentative de putsch de juillet 2016 pour se débarrasser de ses adversaires politiques et museler les voix discordantes. Le président Erdoğan a en effet promis que s’il était réélu, il mettrait fin à l’état d’urgence, augmenterait les salaires et créerait des milliers d’emplois dans le secteur public. Ajoutons à cela que la stratégie de l’opposition consistant à se focaliser sur la personne du président Erdoğan, comme s’il s’agissait d’une bataille personnelle, plutôt que de se concentrer sur le programme et la politique de son parti, s’est révélée contreproductive, outre qu’elle a montré une fois de plus que l’opposition est impuissante à proposer un projet et une alternative politiques cohérentes.
À noter que l’apparition tardive dans la course électorale du candidat de la coalition de l’opposition, Muharrem Ince, l’a empêché d’entraîner Erdoğan dans un second tour. Peu connu du public turc avant les élections, il a néanmoins réussi à décrocher 30 % des voix, score d’autant plus élevé qu’il n’a pas pu mener une campagne électorale d’envergure et que son propre parti, tout comme les autres partis d’opposition, l’ont peu soutenu avant les élections. Au bout du compte, il a obtenu plus de voix en tant que candidat à la présidentielle que son parti n’en a obtenues aux législatives, et l’on peut dire que c’est lui qui a servi à mettre en avant son parti, et non le contraire.
Résultats surprise
Ces élections ont apporté leur lot de surprises :
La première, et la plus importante, c’est que le Parti d’action nationaliste – parti d’extrême-droite dirigé par Devlet Bahçeli – ait réussi à obtenir à lui seul près de 11 % des voix aux élections législatives, alors que les sondages s’attendaient à ce que sa part de sièges diminue de moitié après la défection du groupe de Meral Akşener et sa création d’une nouvelle formation ayant réussi elle aussi à franchir le seuil des 10 % de voix pour siéger au parlement. Ainsi, tous partis confondus, l’extrême-droite nationaliste a remporté près de 21 % du total des suffrages. Un bloc de cette taille est susceptible d’inquiéter l’ensemble des forces politiques turques, y compris le Parti de la justice et du développement, car malgré les tensions qui existent entre Akşener et Bahçeli, les deux chefs de file du camp ultra-nationaliste, il est fort possible que leurs formations, qui partagent un grand nombre d’idées et de principes politiques, réussiront à s’entendre pour former un bloc parlementaire influent et bouleverser l’échiquier politique turc.
Deuxième surprise, le Parti démocratique des peuples – une coalition nationaliste kurde –, a recueilli également près de 12 % des voix aux élections législatives, alors que son chef, Selahattin Demirtaş, se trouve en prison à ce jour et n’a réussi pour sa part qu’à obtenir environ 8 % des suffrages aux élections présidentielles. Autrement dit, près de 4 % des électeurs turcs soutenant d’autres partis ont voté pour le parti kurde aux législatives, mais se sont abstenus de le faire à la présidentielle. La même chose s’était déjà produite lors des élections législatives de juin 2015 : le parti kurde avait pu compter sur le vote d’électeurs qui n’adhéraient pas forcément à sa ligne politique. C’est ce qu’on appelle en Turquie un « vote de sûreté », en d’autres termes un vote utile : les partisans d’une formation choisissent de voter pour une autre formation pour en empêcher une troisième de recueillir des voix. Lors des dernières élections, on a pu observer cette tactique dans les régions kurdes, où les partisans du Parti républicain du peuple ont donné leurs voix au Parti démocratique des peuples pour contrecarrer le Parti de la justice et du développement. Le fait que le Parti démocratique des peuples ait réussi à franchir le seuil électoral pour siéger au parlement est une avancée démocratique incontestable. Ainsi, les voix de millions de Kurdes de Turquie n’auront pas été perdues. Reste à savoir comment ce parti va exploiter cette nouvelle opportunité de participer à la vie politique du pays sous la coupole du parlement – on se souvient que la fois précédente, il avait adopté une ligne radicale en appelant à la désobéissance civile et en soutenant les choix du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Que Recep Tayyip Erdoğan ait recueilli plus de 52 % des suffrages dès le premier tour de la présidentielle, alors que son parti n’a obtenu qu’environ 42 % des voix aux législatives, est une troisième surprise. Ayant ainsi perdu le pari de remporter une majorité de sièges au parlement (301 sur 600) pour pouvoir le contrôler seul, il sera obligé de composer avec la petite formation avec laquelle il a fait alliance, le Parti d’action nationaliste, pour le choix des politiques, des programmes, des portefeuilles ministériels et, plus largement, des postes-clés de la bureaucratie turque.
Enfin, si le candidat du Parti républicain du peuple, Muharrem Ince, a recueilli près de 30 % des suffrages lors de l’élection présidentielle, son parti n’a obtenu qu’environ 22 % des voix aux législatives. Le contraste n’est pas négligeable : depuis les précédentes élections législatives, le Parti républicain du peuple a perdu pas moins de trois points. Ces résultats provoqueront sans doute de vives dissensions dans les rangs de ce parti de gauche, comme le veut la coutume après chaque échec électoral. L’actuel chef du parti, Kemal Kılıçdaroğlu, pourrait être obligé de démissionner pour laisser la place à son rival de toujours, Muharrem Ince, afin d’épargner au parti une nouvelle vague de scissions et de dissidences qui l’affaibliraient encore plus.
Enjeux futurs
En décidant d’organiser des élections anticipées lui garantissant de rester à la présidence pour un nouveau mandat de cinq ans avec des pouvoirs quasi absolus – en vertu de la nouvelle constitution –, le président turc semble avoir fait le bon pari. De surcroît, les résultats particulièrement tranchés de ces dernières élections laissent présager que le paysage politique du pays restera stable dans les années à venir, alors que les sondages d’opinion allaient dans le sens de résultats électoraux plus rapprochés, moins décisifs, qui auraient complexifié un échiquier politique déjà particulièrement complexe.
La composition du nouveau parlement sera très différente de celle du parlement actuel, puisque cinq partis y seront représentés plutôt que quatre. L’opposition y sera beaucoup plus forte, mais il convient de prendre en considération le fait que les coalitions actuelles, autant celle du pouvoir que celles de l’opposition, pourraient ne pas faire long feu, car ce ne sont que des alliances électorales de circonstance qui ne reflètent pas une réelle entente politique. Sur ce plan, on doit s’attendre à de nombreux remaniements dans les mois à venir. Le Parti de la justice et du développement lui-même se trouvera bientôt en porte-à-faux avec son allié et partenaire électoral, le Parti d’action nationaliste, dont les idées et les revendications sont en contradiction avec le programme du parti du président Erdoğan. Toutefois, sa relation avec le MHP pourrait ne pas être le principal souci du Parti de la justice et du développement dans la période à venir. Il doit en effet faire face à un nombre non négligeable de défis de taille, tant sur le plan intérieur que sur le plan extérieur, qui requièrent des décisions et des actions urgentes : la crise économique et financière qui agite le pays depuis des mois, une situation régionale extrêmement complexe dans les pays voisins – la Syrie et l’Irak, mais aussi Chypre –, une relation au point mort avec l’Europe, une crise sans fin avec les États-Unis…
Les chiffres des élections, qui autorisent Erdoğan et son parti à exiger d’un certain nombre de capitales qu’elles respectent la volonté des électeurs turcs, peuvent aussi être lus dans l’autre sens : durant la période à venir, la direction du Parti de la justice et du développement devra mener une évaluation globale des résultats et du sens de ces élections et procéder à son autocritique. Il s’agira en particulier d’analyser l’impasse à laquelle a abouti le traitement de nombreux dossiers, principalement les critères de droit civils, politiques et sociaux formulés par l’Union européenne et le Conseil européen. Rappelons que le Parti de la justice et du développement les a adoptés à sa création en 2001, que cette posture a constitué l’un des facteurs essentiels de son accession au pouvoir, et qu’elle l’a aidé également à rester à la tête du pays durant toute cette période.
Désormais, l’AKP n’a pas d’autre choix que de revoir de fond en comble les décisions et les politiques qui ont conduit à la fracture de la société civile turque, à présent profondément clivée entre partisans et opposants au pouvoir en place. Nombreux sont ceux qui attendent du président Erdoğan qu’il tienne sa promesse, à savoir que sa victoire aux élections marquera « le début d’une nouvelle ère de stabilité », mais aussi de réformes, de changement et d’ouverture, tant sur le plan intérieur qu’extérieur.
(traduction de l’arabe par Stéphanie Dujols)