Par Idriss HADJ NACER
Après une visite chargée de trois jours à Alger et Oran, le séjour d’Emmanuel Macron en Algérie s’est soldé par la Déclaration d’Alger pour un partenariat renouvelé entre l’Algérie et la France[1]. Le président algérien Abdelmadjid Tebboune a qualifié cette visite de « très réussie », mais aussi de « nécessaire, excellente et utile[2] ». Cet accord symboliserait ainsi une « volonté de définir un agenda conjoint d’avenir à l’horizon 2030 et de conclure un nouveau pacte pour la jeunesse ».
Cette Déclaration est en réalité très courte et ne se concentre que sur six aspects principaux.
- Le premier concerne le « dialogue politique » entre les deux pays. Celui-ci aborde la création d’un « Haut Conseil de coopération au niveau des chefs d’États » dont le but serait d’apporter des « réponses adaptées aux questions bilatérales, régionales et internationales d’intérêt commun ».
- Le deuxième est intitulé « histoire et mémoire ». Les deux États ambitionnent d’établir « une commission conjointe d’historiens algériens et français ». Celle-ci aurait pour vocation d’aborder diverses questions dont « celles concernant l’ouverture et la restitution des archives, des biens et des restes mortuaires des résistants algériens, ainsi que celles des essais nucléaires et des disparus, dans le respect de toutes les mémoires ».
- Le troisième traite de la « dimension humaine et la mobilité ». Les deux pays s’engagent à « définir les contours d’une plus grande coopération dans ce domaine ». L’accord souligne aussi la nécessité de « valoriser le potentiel que représentent la communauté algérienne en France et les citoyens binationaux ».
- Pour ce qui est du « partenariat économique et de la transition énergétique », la priorité serait donnée aux secteurs du « numérique, des énergies renouvelables, des métaux rares, de la santé, de l’agriculture et du tourisme ». Concernant la transition énergétique, « une coopération dans les domaines du gaz et de l’hydrogène » est évoquée.
- Le cinquième volet porte sur la « coopération éducative, scientifique, culturelle et sportive ». Il évoque notamment une coopération renforcée dans les domaines de la création, de la production cinématographique, du rayonnement culturel, des fouilles archéologiques, ainsi que le lancement de programmes de recherche environnementaux et une collaboration accrue entre les institutions des deux pays.
- Enfin, le dernier point est centré sur la « jeunesse ». Il prévoit, entre autres, la création d’un incubateur de start-up et l’appui aux projets d’investissement à travers un fonds de 100 millions d’euros pour les entrepreneurs de la diaspora. Il revient également sur de nombreux éléments détaillés dans les autres points de la Déclaration.
Idriss Hadj Nacer
Chercheur
Titulaire d’un double Master en Politique économique internationale et en Finance et stratégie de la London School of Economics et de Sciences Po Paris, Idriss Hadj Nacer est spécialisé dans les questions d’économie politique, de relations internationales, et d’idéologie et de théorie politique et économique. Il est aussi co-fondateur du cabinet d’intelligence économique Itri Insights.
Compte tenu de ces nombreux objectifs et des ambitions fixées par la Déclaration, il nous paraît quelque peu prématuré de chercher à qualifier cette visite de « succès ». Plutôt, l’analyse du texte de l’accord nous permet de mettre en exergue les profondes dissymétries qui caractérisent la relation franco-algérienne et leur inscription dans l’héritage colonial.
Les Algériens, simples consommateurs du soft power français
Le sixième thème de la Déclaration – et qui apparaît même en filigrane tout le long de l’accord – est celui de la « jeunesse ». Un thème sujet à de nombreux malentendus tant les termes qui le définissent résultent d’aspects sociétaux et démographiques sur lesquelles les deux pays divergent. Ainsi, seul 17% de la population française était âgée de moins de 15 ans en 2021, alors qu’en Algérie ce pourcentage était de 31%[3]. Ajoutons à cela des disparités culturelles significatives, puisque sur une échelle de 1 à 100, l’Algérie dispose d’un grade de distance[4] de 80, là où la France se situe à 68. Ceci suggère donc un plus grand respect de la figure de l’aînée en Algérie ainsi qu’un impact sur les perceptions puisque les Algériens restent perçus comme « jeunes » par le reste de la société à un âge plus avancé qu’en France[5].
Malgré ces divergences, la Déclaration continue d’insister sur la jeunesse comme s’il s’agissait d’un concept universel. L’accent est mis sur la mobilité, l’entreprenariat, l’investissement, l’enseignement et la recherche, ainsi que sur les échanges dans les domaines culturels, scientifiques et sportifs. De fait, cette sixième et dernière section ne fait que reprendre des thèmes évoqués plus en amont.
Dans la plupart de ces domaines, les échanges ont fait l’objet d’accord séparés. Ainsi, cette visite a aussi été marquée par la signature de quatre autres accords : la Convention de coopération scientifique entre les Instituts Pasteur des deux pays ; l’Accord de coopération scientifique entre la DGRSDT et le CNRS[6] ; la Déclaration d’intention entre les ministères des Sports des deux pays et l’Accord portant sur la mise en place d’un partenariat renforcé pour l’enseignement supérieur et la recherche scientifique. Ces accords additionnels sont tantôt flous, comme ceux ayant trait aux échanges sportifs, tantôt extrêmement spécifiques, comme celui liant les deux Instituts Pasteurs. Il semble en réalité que la coopération envisagée, articulée autour de thèmes extrêmement consensuels, ne sorte pas de la collaboration habituelle qui lie de nombreux États entre eux.
S’il faut chercher un aspect plus stratégique, c’est peut-être celui du soft power. Il existe un adage en Algérie qui dit que « l’arabe règne mais que le français gouverne[7] ». Cependant, l’influence de la France semble en perte de vitesse. Xavier Driencourt, ambassadeur en Algérie de 2008 à 2012 puis de 2017 à 2020, a souligné que les élites dirigeantes actuelles, qui ont grandi au temps de l’Algérie française, seront bientôt remplacées par une génération formée dans « l’URSS brejnévienne », suivie d’une autre plus tournée vers les pays du golfe et l’Egypte[8]. Cette perte de vitesse a même été marquée symboliquement en 2022 par l’introduction de l’enseignement de l’anglais en troisième année de primaire en parallèle de l’enseignement du français qui était déjà en place[9].
Pour la partie algérienne, les enjeux semblent moins clairs. Le pays n’est classé qu’à la 75e place mondiale en termes de soft power alors que la France est classée sixième[10]. Étant donné la difficulté de construire un partenariat équilibré dans ces conditions, l’accord risque de placer les Algériens comme simples consommateurs du soft power français.
Au-delà, il faut souligner que les thèmes abordés ne concernent pas de façon inhérente la « jeunesse ». Pourquoi alors tant insister sur ce référent alors qu’il s’agit de thèmes sociétaux et politiques qui impliquent l’ensemble des deux populations tout âge confondu ? Un autre thème abordé par l’accord offre quelques pistes de réflexion : celui de l’histoire et de la mémoire.
La France et l’Algérie prises dans leurs rentes mémorielles respectives
Insister sur la jeunesse et le futur présente deux avantages forts. Le premier est d’apporter une réponse à la critique de la « gérontocratie » mise en avant dans les deux pays. Emmanuel Macron avait lui-même souhaité symboliser une rupture en devenant en 2017 le plus jeune président de l’histoire de France à l’âge de 39 ans[11] après avoir semblerait-il affirmé dès 2010 que c’était en partie cette gérontocratie qui l’avait « écarté du monde politique à court terme[12] ». Se référer à la jeunesse permet ainsi à Emmanuel Macron de continuer de s’inscrire dans ce discours de rupture, même si le sentiment de gérontocratie reste répandu tant vis-à-vis des élites que par rapport à l’âge moyen de l’électorat français, et particulièrement de ses propres électeurs. Les élites dirigeantes algériennes font elles aussi face à des critiques similaires. Abdelaziz Bouteflika, président de 1999 à 2019, avait lui aussi symbolisé une rupture lorsqu’il était devenu en 1962 le plus jeune ministre du gouvernement d’Ahmed Ben Bella à l’âge de 25 ans. Il a ensuite lui-même été au centre de ces critiques dès son troisième mandat[13] et certains ont même attribué les manifestations qui ont conduit à sa démission en 2019 à une volonté « d’en finir avec la gérontocratie[14] ».
Le second avantage de ce référent est qu’il permet de ne pas insister sur le passé colonial. Ce sujet, qui peut difficilement être écarté, apparaît certes dans le texte mais de manière euphémisée, sous le couvert d’une fausse neutralité. À ce titre, le président français a souligné durant sa visite le besoin de regarder le passé colonial français « avec courage » et à rechercher « la vérité » plutôt que la « repentance[15] », une politique du « en même temps » devenue marque de fabrique d’Emmanuel Macron depuis sa campagne de 2017. Parallèlement, la position algérienne sur ces questions semble largement répandue au sein de la population et la condamnation ferme de la colonisation fait l’objet d’un consensus généralisé.
En réalité, les deux États sont face à une impasse. En effet, la Ve République française et la République algérienne démocratique et populaire sont toutes les deux issues de la guerre d’indépendance algérienne et les deux États tirent une légitimité historique de ce conflit. L’État algérien en a fait le moment symbolique du « recouvrement de la souveraineté algérienne », tandis que la France a adopté une loi en 2005 soulignant l’« œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d’Algérie[16] ». Le fait que les récits nationaux des deux pays soient marqués par cet évènement historique a de facto créé des rentes politiques de part et d’autre pour les élites au pouvoir.
En France, les questions mémorielles structurent la vie politique du politique[17]. Il n’est donc pas étonnant que la visite d’Emmanuel Macron ait été la source de nouvelles polémiques sur ce sujet. Le leader de la NUPES[18] Jean Luc Mélenchon a dénoncé une « mentalité dominatrice » tandis que Jordan Bardella, président du Rassemblement national, a parlé d’une « énième humiliation »[19]. À l’inverse, la colonisation ne fait pas autant débat en Algérie puisqu’elle y est unanimement condamnée. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le thème de la « repentance » abordé par Emmanuel Macron n’est évoqué qu’en relation avec les débats qui ont lieu en France. Il s’agit en fait plus d’une polémique française qui émane des courants politiques qui traversent le pays plutôt que d’une exigence formelle de l’État algérien ou des Algériens eux-mêmes, et ce alors même qu’elle est souvent présentée comme telle.
Toutefois, il ne s’agit pas ici de présenter l’Algérie comme étant moins marquée par ces luttes sur la scène intérieure du pays. Les élites dirigeantes algériennes tentent souvent de trouver une position conciliante avec leurs pairs français tout en essayant d’éviter de s’aliéner l’opinion publique algérienne. Ainsi, en juin 2021, Abdelmadjid Tebboune avait affirmé que les Algériens attendaient une « reconnaissance totale de tous les crimes » avant d’ajouter que « reconnaître, c’est une forme de repentance[20] ». On note là une position tout aussi ambigüe que celle d’Emmanuel Macron. Ces nombreuses nuances dans les terminologies utilisées indiquent bien l’existence de rentes mémorielles différentes dans les deux pays. Beaucoup ont déjà conclu que les positions des deux pays étaient en réalité inconciliables sur ce point[21].
Dans ce cas, pourquoi aborder ce thème au lieu de simplement l’éluder ? S’il est indéniable que l’ignorer aurait sans doute causé une controverse, il est intéressant de noter que reléguer la colonisation au thème de la « mémoire », tout en le contrastant avec celui de la « jeunesse », permet plus facilement d’omettre que ce sujet reste au cœur des jeux politiques respectifs des deux pays. Cela permet aussi d’éluder sa pertinence actuelle. En effet, si la colonisation n’est qu’un fait historique, alors nul besoin d’en chercher des traces contemporaines. Ces traces coloniales remettraient en cause les récits nationaux mis en avant par les élites dirigeantes aussi bien en France qu’en Algérie.
De fait, les sections dédiées aux thèmes de la jeunesse et de la mémoire ne semblent pas témoigner d’accomplissements substantiels permettant de se référer à un partenariat renouvelé.
Un réservoir de ressources humaines administré pour les besoins d’une immigration choisie
Le thème de la « mobilité » semble déjà plus immédiat et tangible. La Déclaration d’Alger entend encourager la mobilité entre les deux pays « notamment pour les étudiants, entrepreneurs, scientifiques, universitaires, artistes, responsables d’associations et sportifs ». Elle rappelle aussi que cette mobilité doit être « pleinement respectueuse des lois, intérêts et contraintes du pays d’accueil ».
On note donc qu’il ne s’agit pas d’encourager la libre circulation entre les deux pays, mais bien d’un renforcement de la politique d’« immigration choisie » que la France a adopté vis-à-vis de l’Algérie. En réalité, si la terminologie utilisée a changé, cette politique migratoire est ancienne, la population indigène algérienne ayant été perçue, dès la fin du XIXe siècle, comme un réservoir de main-d’œuvre inexploité pour les besoins de la métropole[22]. Cette approche a ensuite été exacerbée durant les deux guerres mondiales et les trente glorieuses et a perduré jusqu’à nos jours.
Ainsi, il n’a jamais été question d’octroyer une liberté de circulation même imparfaite aux Algériens mais bien d’administrer, au sein de ce réservoir, l’immigration des segments démographiques dont les profils répondent le mieux aux besoins de l’économie et de la société française. On note ainsi que la libre circulation prévue à l’origine par les accords d’Évian de 1962 a rapidement été remise en cause pour être remplacée par d’autres accords, avenants et protocoles à partir de 1968[23]. Ces derniers ont permis d’enraciner de plus en plus profondément dans le droit cette approche d’une « immigration choisie » et cette vision de la population algérienne comme un réservoir de main-d’œuvre à exploiter en fonction des besoins.
À titre d’exemple, l’État français a simplifié en 2018 les procédures de demande de visa pour les médecins algériens. Il était estimé que près de 15 000 d’entre eux étaient en exercice en France à cette période, et ce chiffre n’a depuis fait qu’augmenter[24]. En 2022, 1 200 médecins algériens ont été admis à exercer en France sur un total de 2 000 médecins étrangers ayant réussi leurs examens d’équivalence[25].
Parallèlement à l’encouragement de cette fuite des cerveaux, l’insistance sur la question « des lois, intérêts et contraintes du pays d’accueil » fait clairement référence au sujet des extraditions. Le gouvernement français avait à ce titre annoncé en septembre 2021 son souhait de réduire de 50 % le nombre de visas octroyés aux Algériens en raison du « faible taux de réadmission des ressortissants en situation irrégulière[26] ». Le président algérien avait alors rétorqué qu’il s’agissait d’un « gros mensonge[27] ». Ceci démontre bien que tous les Algériens ne bénéficient pas du même traitement : pendant qu’une minorité est encouragée à immigrer, l’immense majorité reste sujette à un régime d’immigration général beaucoup plus stricte et précaire avec comme prétexte le thème épineux des extraditions. Rappelons ici que la question des extraditions ne se limite qu’à un nombre extrêmement réduit d’individus. Ainsi, entre 2014 et 2019, 38 demandes d’extradition ont été finalisées entre les deux pays, dont 30 vers la France et 8 vers l’Algérie[28].
Soulignons aussi que si la Déclaration met en avant une volonté de « valoriser le potentiel que représentent la communauté algérienne en France et les citoyens binationaux », aucune mesure concrète n’est évoquée.
Les legs du modèle économique colonial
En ce qui concerne le « partenariat économique », on retrouve là aussi les dynamiques d’un échange inégal ancré dans les pratiques historiques qui lient les deux pays. Ainsi, parmi les industries mentionnées on retrouve notamment l’industrie numérique, la santé et le tourisme, ces dernières appartenant toutes au secteur tertiaire.
Emmanuel Macron avait fait du projet de transformer la France en « start-up nation » un de ses principaux slogans de campagne en 2017, même si depuis, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire a annoncé qu’il souhaitait voir le pays devenir une « nation de grandes entreprises technologiques[29] ». L’Algérie s’est engagée dans une démarche similaire en 2020 avec la création d’un ministère délégué des Start-Up, devenu ministère à part entière en septembre 2022, et la mise en place d’un label « Start-up[30] ».
Cependant, là aussi le potentiel pour un échange inégal semble important. En effet, alors que la France est classée 6e en 2021 par le nombre de ses entreprises licornes[31], avec un total de 19 compagnies, l’Algérie n’en compte aucune. En réalité, l’Algérie n’est classée que 100e par le Network Readiness Index, alors que la France occupe la 14e place[32]. Un partenariat étendu pourrait même permettre aux entreprises françaises de continuer leur expansion au détriment de l’émergence de nouvelles entreprises algériennes.
En ce qui concerne la santé, il s’agit d’un secteur stratégique puisqu’il constitue le deuxième poste d’exportation de la France vers l’Algérie, avec plus de 434 millions d’euros en 2020, ce qui représente près de 12 % du total des produits français exportés en Algérie. Le tourisme pourrait permettre de compenser ces disparités dans le secteur tertiaire, mais il existe là aussi des obstacles importants. Au vu des politiques migratoires des deux pays, on peut comprendre que l’intention n’est pas tant d’encourager la venue de touristes algériens en France mais plutôt celle de touristes français en Algérie. Cependant, la politique de réciprocité diplomatique adoptée par l’Algérie à son indépendance couplée à la politique de « mobilité » sélective adoptée par la France vis-à-vis des ressortissants algériens va indéniablement constituer un frein à cette approche.
Outre les industries du secteur tertiaire, la Déclaration d’Alger mentionne aussi les secteurs du gaz, des métaux rares, de l’hydrogène, des énergies renouvelables et de l’agriculture. Les exportations d’hydrocarbures représentent à elles seules 91 % des importations françaises de produits en provenance d’Algérie. Si les exportations de métaux rares et d’hydrogène ne sont pas aussi significatives, elles correspondent tout de même à des ressources extractives stratégiques. Suite à la remise du rapport de Philippe Varin sur l’approvisionnement en matière première minérale en janvier 2022, le gouvernement français a dévoilé cinq axes stratégiques, parmi lesquels on retrouve « la sécurisation des approvisionnements » et « la mise en place de contrats de long terme[33] ».
Cette stratégie souligne aussi « les nouveaux besoins en termes de décarbonation des filières de la mobilité électrique ou les énergies renouvelables ». Les structures actuelles des échanges commerciaux entre les deux pays suggèrent que l’Algérie sera probablement appelée à fournir les ressources naturelles nécessaires au développement des filières de l’hydrogène et des énergies renouvelables alors que la conception et la production des technologies nécessaires pour leur exploitation et transformation se feront principalement au profit des intérêts économiques français.
Il s’agit en réalité du modèle économique d’échange adopté dès les débuts de la colonisation. L’objectif était alors de développer le secteur agricole pour mieux répondre aux besoins de la métropole, mais ce modèle a rapidement été étendu à l’ensemble des ressources naturelles du pays. On retrouve cette gestion économique du territoire jusque dans les infrastructures construites : quelques routes et chemins de fer permettant de pénétrer dans les zones intérieures afin d’en récupérer les ressources et de les affréter aux ports situés sur l’interface méditerranéenne du pays. Ces ressources étaient transportées à la métropole pour être transformées, consommées où même expédiées en Algérie lorsque le marché métropolitain était déjà saturé.
De fait, la Déclaration d’Alger encourage les importations de matières premières à faible valeur ajoutée à partir d’Algérie et l’exportation de marchandises à haute valeur ajoutée à partir de la France. Il n’est d’ailleurs pas anodin de noter qu’en 2018, 22,7 % du stock des investissements français en Algérie étaient dédiés aux industries extractives, moins que les 36,3 % dédiés au secteur de la finance et des assurances, mais au même niveau que les industries manufacturières.
Le seul secteur mentionné qui dévie de ce modèle est celui de l’agriculture car il représente à lui seul 23 % des exportations françaises vers l’Algérie. C’est donc le premier poste, avant même celui des produits pharmaceutiques. Avec la perte de son empire colonial, la France s’est retrouvée contrainte de développer ses propres ressources agricoles afin d’assurer sa sécurité alimentaire. En parallèle, l’Algérie a vu sa population passer de 11,6 millions d’habitants en 1962 à près de 44,6 millions en 2021[34]. Ces deux facteurs ont permis à la France de devenir exportatrice de denrées agricoles vers l’Algérie, et notamment de devenir son premier fournisseur en blé.
Cependant, avant la Déclaration d’Alger, les parts de marché de la France étaient en perte de vitesse. Les exportations de blé français n’ont totalisé que 1,85 million de tonnes durant la campagne 2020-2021 là où elles avaient atteint une moyenne de 5 millions de tonnes durant les trois campagnes précédentes[35]. Pourtant le volume d’importation de l’Algérie est resté stable, totalisant 6,1 millions de tonnes. En fait le pays a diversifié ses approvisionnements après avoir modifié et assoupli son cahier des charges en 2020[36]. On note là encore une nécessité de protéger les intérêts français en Algérie à un moment où ces derniers sont en train d’être remis en cause.
De l’eau dans le gaz
En réalité, c’est sur ces questions géopolitiques que les mesures contenues dans la Déclaration d’Alger semblent être les plus tangibles. Il s’agit même du tout premier thème abordé par cet accord. À la création d’un « Haut Conseil de coopération », il faut ajouter la tenue de visites ministérielles bilatérales « dans tous les domaines concernés » et qui seront tenues « à échéance régulière ». Le Haut Conseil lui-même sera tenu tous les deux ans alternativement à Paris et à Alger. De plus, la Déclaration stipule aussi que « pour les questions de défense et de sécurité, les chefs d’États réuniront les responsables des deux pays sur le modèle de la réunion de Zeralda du 26 août 2022 ». Si les enjeux qui seront traités ne sont pas détaillés, il est à noter que la Déclaration crée des outils et des mécanismes de suivi clairs et rigoureux.
En effet, s’il est un aspect où la position de la France a été fortement remise en cause ces derniers mois, c’est bien vis-à-vis de sa position géopolitique tant au sein même de l’Algérie, que dans la collaboration régionale qui lie les deux pays. Tout a commencé lors d’un déjeuner en septembre 2021 au cours duquel Emmanuel Macron s’est interrogé sur l’existence de la nation algérienne avant la colonisation française ajoutant que « la nation algérienne post-1962 s’est construite sur une rente mémorielle » basée sur « un discours qui, il faut bien le dire, repose sur une haine de la France ». Il a ensuite affirmé que le « système politico-militaire » algérien était « fatigué » et « très dur[37] ». Le ministre des Affaires étrangères algérien Ramtane Lamamra a qualifié ces propos de « faillite mémorielle[38] » et de « faute grave », avant de spécifier que « l’Algérie ne peut accepter aucune interférence dans ses affaires internes[39] ». D’autres réactions officielles et non officielles par différents canaux ont aussi suivi.
Dès le 2 octobre, l’Algérie a rappelé son ambassadeur à Paris pour « consultation » et a interdit le survol de son territoire aux avions militaires français de l’opération Barkhane au Mali. Une source algérienne anonyme a ensuite révélé que les autorités du pays allaient « procéder à une évaluation minutieuse de nos relations économiques et commerciales avec la France ». Notons cependant qu’aucune mesure économique officielle n’a été prise.
Toutefois la crise diplomatique actuelle entre l’Algérie et l’Espagne témoigne bien des conséquences que peuvent avoir ce type de mésententes. Suite au revirement de l’Espagne en mars 2022 en faveur de la position marocaine sur le Sahara occidental, l’Algérie a suspendu en juin le traité d’amitié qui liait les deux pays et a gelé les importations venues d’Espagne[40]. En conséquence, les opérateurs espagnols ont perdu 234,6 millions d’euros en juin et juillet de cette année par rapport à la même période de 2021, une année où les exportations espagnoles vers l’Algérie avaient déjà été impactées par la pandémie du covid-19. Aujourd’hui, les échanges entre les deux pays ne se limitent plus qu’aux importations de gaz venu d’Algérie alors, qu’avant la pandémie, l’Espagne y exportait jusqu’à 3 milliards d’euros de marchandises[41].
Ceci est d’autant plus contraignant pour l’Espagne que l’Algérie lui fournit 45 % de ses besoins en gaz et que le pays ambitionnait de devenir une plateforme européenne stratégique en tirant profit de la perte d’accès au gaz russe pour valoriser à la fois sa façade atlantique, qui lui permet d’importer du gaz liquéfié américain, ainsi que le gazoduc qui la relie à l’Algérie. Mais depuis cette crise, les livraisons de gaz Algérien à l’Espagne par gazoduc ont enregistré en juillet 2021 une baisse de 51,6 % en comparaison avec juillet 2022, et ce alors même que les importations Espagnoles ont augmenté de 32,7 %[42]. Les importations de gaz liquéfié algérien ont, quant à elles, été réduites à néant. Parallèlement, l’Italie a tiré profit des déboires français et espagnols pour multiplier les accords avec l’Algérie et ainsi se positionner elle-même comme plateforme stratégique européenne.
En ce qui concerne la France, la visite du président français avait été précédée par la signature d’un accord entre Sonatrach et Engie en début juillet[43]. Cependant, Emmanuel Macron a souligné lors de sa visite que « la France dépend peu du gaz dans son mix énergétique, à peu près 20 %, et dans cet ensemble, l’Algérie représente 8 à 9 % ». Les enjeux principaux sont donc une fois de plus d’ordre géopolitique et stratégique. Les conséquences d’une crise diplomatique durable avec l’Algérie auraient conduit à un affaiblissement de la position de la France sur la carte énergétique européenne ainsi qu’à un amoindrissement de ses perspectives économiques et géopolitiques.
Un partenariat en effet renouvelé
L’analyse de la Déclaration d’Alger montre bien que le thème de la « jeunesse », qui a fortement été mis en avant comme faire-valoir, ou celui plus épineux de « la mémoire », qui est souvent utilisé comme repoussoir, n’étaient pas au centre des objectifs de la visite d’Emmanuel Macron en Algérie. Plutôt, cet accord témoigne d’une volonté de prévenir une perte de vitesse des intérêts français en Algérie, aussi bien économiques que stratégiques. La crise diplomatique qui s’était installée entre les deux pays risquait d’être lourde de conséquences pour la France, y compris au niveau régional.
Cette Déclaration s’inscrit dans la continuité des rapports économiques qui lient les deux pays depuis 1830. À savoir, un modèle fondé sur l’importation de ressources naturelles à partir d’Algérie, le recours à la population algérienne comme réservoir de ressources humaines et une vision géopolitique qui permet à la France d’accroître sa capacité de projection. On n’y retrouve aucun élément nouveau qui permettrait de mieux partager la chaîne de valeur, au point où il est légitime de s’interroger sur l’impact en termes d’image de la France sur le temps long alors que d’autres partenaires semblent plus disposés à permettre à l’Algérie de développer ses propres capacités économiques et son appareil productif.
Si cet accord peut sembler défavorable à la partie algérienne, c’est parce qu’il n’aborde que de façon indirecte les avantages obtenus par les élites dirigeantes du pays. Fragilisées par le soulèvement du hirak en 2019 puis par les déclarations d’Emmanuel Macron en 2021, les élites algériennes ont pu, grâce à la réunion tenue à Zeralda le 26 août, se maintenir en tant que principaux interlocuteurs de leurs pairs français. Les mécanismes de suivis mis en place par cet accord ne font que conforter cette position. Cependant, au vu de la conjoncture économique mondiale actuelle et des nouvelles opportunités d’alliances qui s’ouvrent pour l’Algérie, l’hypothèse selon laquelle cette visite ne serait, pour les élites algériennes, qu’une volonté de tourner la page de la crise diplomatique sans pour autant s’engager dans un partenariat plus approfondi avec la France semble également plausible. Si cela venait à être le cas, cela expliquerait peut-être pourquoi la Déclaration d’Alger ne contient quasiment aucune mesure tangible et ne fait que mettre en lumière les acquis réalisés par les élites dirigeantes algériennes au détriment de leurs pairs français.
Tout compte fait, le contenu de cette Déclaration ainsi que les discours prononcés au cours de cette visite correspondent à une stratégie de substitution discursive[44]. L’enjeu était de protéger les intérêts économiques et géopolitiques des élites dirigeantes françaises d’une part, et de renforcer la légitimité à l’international des élites dirigeantes algériennes d’autre part. S’agissant donc de considérations qui ne relèvent pas de l’intérêt général du plus grand nombre, les élites des deux pays ont, à dessein ou par simple convergence d’intérêt, préféré mettre en avant des thèmes possiblement secondaires à leurs yeux mais plus parlants pour leurs citoyens. Cette forme de diversion leur a ainsi permis d’aboutir à des résultats tangibles concernant les sujets qui étaient les plus pressants pour eux.
Au vu de ces éléments, il est donc possible de qualifier la visite d’Emmanuel Macron « d’utile », non pas parce qu’elle aurait permis de sceller un quelconque nouveau pacte pour la jeunesse, mais bien parce qu’elle permet de renouveler, au moins temporairement, le partenariat qui unit les élites dirigeantes des deux pays mais aussi d’apaiser les tensions qu’il y avait entre elles.
Notes :
[1] Algérie Presse Service, « Déclaration d’Alger pour un Partenariat renouvelé entre l’Algérie et la France », Algérie Presse Service, août 2022.
[2] Algérie Presse Service, « Visite du Président Macron en Algérie : volonté commune d’instaurer un partenariat renouvelé », Algérie Presse Service, août 2022.
[3] World Bank Open Data, « Population, total – Algeria » & « Population, total – Algeria », World Bank, septembre 2022.
[4] Note mesurant le rapport aux figures d’autorité dans la société.
[5] Hofstede Insights, « Country Comparison Tool », Hofstede Insights, septembre 2022.
[6] L’acronyme DGRSDT correspond à la Direction générale de la recherche scientifique et du développement technologique de l’État algérien tandis que l’acronyme CNRS correspond au Centre national de la recherche scientifique de l’État français.
[7] Abderrahmane Hadj-Nacer, « La Martingale Algérienne. Réflexions sur une crise », Éditions Barzakh, 2011.
[8] Xavier Driencourt, « L’énigme algérienne. Chroniques d’une ambassade à Alger », Éditions de l’Observatoire, 2022.
[9] Algérie Presse Service, « Enseignement de l’anglais au primaire : plus de 5.000 contractuels seront recrutés », Algérie Presse Service, septembre 2022.
[10] Brand Finance, « Global Soft Power Index », Brand Finance, 2022.
[11] Maxime Delarue, « Élu président à l’âge de 39 ans, Emmanuel Macron sera le plus jeune chef d’État en fonction dans une démocratie », Le Monde, mai 2017.
[12] Vincent Jauvert, « Quand Macron se voyait en “jeune mâle blanc” », L’Obs, mars 2018.
[13] El Watan, « La gérontocratie plutôt que la démocratie », El Watan, février 2011.
[14] Ratiba Hadj-Moussa, « En Algérie, « l’épineuse question des générations » », Le Monde, Mars 2019.
[15] France 24 avec AFP, « Emmanuel Macron en Algérie : “Nous sommes prêts pour bâtir un nouveau pacte d’avenir” », France 24, août 2022.
[16] Loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés.
[17] Mustapha Kessous, « En France aussi, la guerre d’Algérie est une rente mémorielle », Le Monde, décembre 2021.
[18] L’acronyme NUPES correspond à la Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale qui rassemble divers partis de la gauche française.
[19] Y.D., « Visite de Macron en Algérie : l’extrême-droite française se déchaîne », TSA, août 2022.
[20] Algérie Presse Service, « Président Tebboune : les Algériens attendent une “reconnaissance totale de tous les crimes commis” par la France coloniale », Algérie Presse Service, juin 2021.
[21] Abed Charef, « La France et l’Algérie ont des perceptions inconciliables de l’histoire », Middle East Eye, mai 2022.
[22] Peggy Derder, « Immigration algérienne et guerre d’indépendance », La documentation française, coll. « Le point sur », 2011.
[23] Groupe d’information et de soutien des immigrés, « Les droits des Algériennes et des Algériens en France », GISTI, Janvier 2015.
[24] Arezki Benali, « La France facilite les procédures de visas pour les médecins Algériens », Algérie Éco, octobre 2018.
[25] Samira Chibani, « Hôpitaux français : 1200 médecins algériens autorisés à exercer », Visa Algérie, février 2022.
[26] Mustapha Kessous, « France-Algérie : les dessous de la crise diplomatique », Le Monde, octobre 2022.
[27] Algérie 360°, « Dossier des expulsions : Tebboune accuse la France de ‟mensonge” », Algérie 360°, octobre 2021.
[28] Le Monde avec AFP, « L’Algérie ratifie la nouvelle convention d’extradition avec la France », Le Monde, mai 2021.
[29] Mathieu Pollet, « La France veut passer de “startup nation” à une “nation de grandes entreprises technologiques” », Euractiv, juin 2021.
[30] Algérie Presse Service, « Start-ups, projets innovants et incubateurs : création d’un comité national de labélisation », Algérie Presse Service, septembre 2020.
[31] Start-up dont la valorisation est estimée à plus d’un milliard de dollars, non cotée en bourse et non filiale d’un grand groupe.
[32] Bruno Lanvin, Soumitra Dutta, Abdellah Bouhamidi et al., Network Readiness Index 2021, Portulans Institute, 2021.Le Network Readiness Index mesure la capacité d’un pays à tirer profit des opportunités créées par les technologies de l’information et de la communication.
[33] Ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, « Le Gouvernement dévoile sa stratégie pour sécuriser l’approvisionnement en métaux critiques », Ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, janvier 2022.
[34] World Bank Open Data, « Population, total – Algeria », World Bank, septembre 2022.
[35] Oriane Vialle-Guérin, « Exportations françaises de céréales : nos clients changent de visage », Perspectives Agricoles, septembre 2021.
[36] Algérie Éco, « Blé : les exportations françaises vers l’Algérie en forte baisse », Algérie Éco, janvier 2022.
[37] Mustapha Kessous, « Le dialogue inédit entre Emmanuel Macron et les “petits-enfants” de la guerre d’Algérie », Le Monde, octobre 2021.
[38] Ryad Hamadi, « Algérie-France : Lamamra répond à Macron », TSA, octobre 2021.
[39] Ryad Hamadi, « Lamamra réagit à nouveau aux propos de Macron sur l’Algérie », TSA, octobre 2021.
[40] La Rédaction, « Crise avec l’Algérie : le Parlement espagnol prend position », TSA, juin 2022.
[41] La Rédaction, « Crise avec l’Algérie : des pertes colossales pour l’Espagne », TSA, octobre 2022.
[42] Ali Idir, « Marché du gaz : la douce revanche de l’Algérie », TSA, septembre 2022.
[43] Algérie Presse Service, « Energie: Sonatrach signe avec ENGIE un accord de livraison de gaz via le Medgaz », Algérie Presse Service, juillet 2022.
[44] Peter J. Steinberger, « The Politics of Objectivity: An Essay on the Foundations of Political Conflict », Cambridge University Press, août 2015.