Par Dominque Vidal
« Mort aux Arabes ! Jérusalem est à nous ! » Ces cris ont retenti durant plusieurs nuits, en plein Ramadan, de la Porte de Damas de la vieille ville jusqu’au quartier palestinien de Sheikh Jarrah. Rameutés par WhatsApp, qui les appelait à « leur casser la figure, les enterrer vivants » et les invitait à venir armés, des centaines de jeunes hurlaient leur racisme. « Tu as une tête d’Arabe » ou bien « Tu as l’accent arabe », demandaient-ils à leurs victimes avant de les rouer de coups de poings, de pieds, de pierres et de bouteilles. Aux juifs pacifistes venus à la rescousse, ils demandaient : « Tu es de gauche ? » En cas de réponse positive, ils cognaient aussi. Y compris sur des journalistes…
Dominique Vidal
Journaliste et historien, co-directeur avec Bertrand Badie, de L’État du monde, à La Découverte. La dernière livraison porte sur Le Moyen-Orient et le monde.
Certes, la police est intervenue – avec gaz lacrymogène, grenades à effet de souffle, canons à eau, balles en caoutchouc –, mais en général contre… les agressés qui osaient se rebiffer. « Des Arabes en feu aujourd’hui, les cocktails Molotov sont déjà dans le coffre […] à mon avis, un Arabe meurt aujourd’hui », annonçait un post. Miraculeusement, personne n’a été tué. Mais les blessés se comptent par centaines.
Rien là d’incidents isolés, provoqués par des voyous anonymes. Ce pogrome à l’israélienne destiné à « restaurer la dignité juive », chacun sait, dans la ville sainte ainsi profanée, qui l’a perpétré : quatre groupes qui, tous, se situent dans la mouvance de partis sur lesquels s’appuie le Premier ministre israélien pour tenter de rester au pouvoir.
Journaliste-vedette du quotidien Haaretz, Gideon Levy a reconnu « les phalanges de Lehava, les milices de La Familia et les voyous [colons] des collines ». S’y est joint, ajoute-t-il, « une nouvelle brute plus effrayante que tous les autres » : des ultra-orthodoxes. Et de préciser : « Les émeutiers au shtreimel [chapeau de fourrure hassidique] pourraient faire basculer Israël dans un fascisme qu’il n’a jamais connu auparavant, grâce à leur énorme potentiel électoral. Les ultra-orthodoxes sont les réserves du mouvement néonazi qui se développe[1]. »
Ce déferlement de violence raciste à l’état brut ne constitue pas seulement une provocation contre la grande fête musulmane. Elle intervient surtout au lendemain d’élections marquées par l’alliance nouée par Benyamin Netanyahou, outre les partis ultra-orthodoxes ashkénazes (Judaïsme unifié de la Torah) et séfarade (Shass), avec le nouveau Parti sioniste religieux, ultranationaliste, annexionniste et transfériste. Ce dernier regroupe Noam de Bezalel Smotrich, un groupe en outre homophobe, et Force juive, d’Itamar Ben Gvir, héritier du parti de Meir Kahane – le Kach fut interdit pour « racisme » par la Knesset en 1994, après le massacre de 29 musulmans au Caveau des Patriarches de Hébron par le kahaniste Baruch Goldstein.
Pour la première fois depuis ce bannissement, ces fascistes – « judéo-nazis », disait Yeshayahou Leibowitz – viennent de revenir à la Knesset, grâce à la caution du chef du Likoud et à l’accord de répartition des restes passé avec lui. De 0,42 % des suffrages exprimés et 0 député en mars 2020, les « sionistes religieux » sont passés un an plus tard à 5,11 % et 6 députés…
Inutile d’aller chercher plus loin l’arrogance des jeunes hooligans de Jérusalem : les déclarations récentes des deux leaders d’extrême droite résonnaient comme un appel à la « ratonnade ».
Interrogé à la radio sur la déclaration du grand rabbin de Safed, Shmuel Eliyahu, selon laquelle « la terre [d’Israël] vomit les Arabes », le député palestinien Ahmad Tibi avait répondu : c’est une « ordure raciste, répondit-il. Je le méprise. Un rabbin n’est pas censé parler comme ça. Et si un cheikh parle comme ça des juifs, alors il devrait aussi être condamné. » À la Knesset, le 7 avril, prenant la défense dudit rabbin, Bezalel Smotrich rétorqua : « Un vrai musulman doit savoir que la Terre d’Israël appartient au peuple juif, et qu’avec le temps, les Arabes comme vous qui ne le reconnaissent pas ne resteront pas ici. Le rabbin Shmuel et sa multitude de disciples, dont nous faisons partie, y veilleront[2]. » Il y a quelques jours, le chef du Parti sioniste religieux est allé plus loin : les Arabes sont citoyens d’Israël, s’écria-t-il, « pour le moment du moins[3] ».
Quant à Itamar Ben Gvir, en février, il qualifiait le guide spirituel du parti, Meir Kahane, de « saint » et de « héros ». Il ne s’en différenciait, précisait-il, que sur l’expulsion de tous les Arabes israéliens : lui se contenterait de chasser « ceux qui ne sont pas loyaux envers l’État[4] ». Neuf jours avant le scrutin, il gonflait le torse : « La sécurité doit être rétablie » dans les régions, massivement arabes, du nord et du sud du pays où règne, selon lui, « une anarchie totale ». Et d’ajouter : « C’est le Far West là-bas. Quelqu’un doit s’en occuper, et cette personne, c’est moi[5]. » Au lendemain des élections législatives, le 24 mars, le site de la Ligue de défense juive triomphait : « Notre frère Itamar Ben Gvir élu à la Knesset. »
Voilà plus d’un demi-siècle que je travaille, comme journaliste et comme historien, sur le conflit israélo-palestinien. Je m’y suis rendu quasiment chaque année. J’ai tenté d’analyser les guerres d’Israël, les massacres qui les ont jalonnées, les expulsions de Palestiniens, l’occupation et la colonisation de leur terre, tant et tant de crimes. Depuis près d’un siècle, l’escalade de la violence n’a pas cessé, et les Palestiniens furent et en restent les principales victimes. Mais je n’avais jamais vécu une ratonnade de masse de près d’une semaine à Jérusalem.
Avec le recul, on peut dire que le regretté Zeev Sternhell a écrit une tribune – hélas – prémonitoire dans Le Monde[6], sous le titre : « Il pousse en Israël un racisme proche du nazisme à ses débuts ». On savait Netanyahou prêt à déclencher un affrontement avec l’Iran pour empêcher un accord Washington-Téhéran et sauver ainsi son « trône ». Visiblement, il rêve peut-être aussi d’une Troisième Intifada qui lui permettrait d’imposer le gouvernement d’urgence nationale qu’il n’arrive pas à mettre en place.
C’est pourquoi j’ai posé, sur mon blog de Mediapart, ces questions à mes confrères journalistes : « Pourquoi les grands médias pour lesquels vous travaillez – à de rares et remarquables exceptions près – ne traitent-ils pas, ou si peu, ces événements gravissimes en termes de droits humains comme en raison des dangers qu’ils recèlent pour tout le Proche-Orient ? Le fait d’être israélien autorise-t-il à perpétrer des crimes impunis et “oubliés” par les grands moyens d’information ? »
Permettez-moi, pour conclure cet article, d’ajouter ceci : « À votre avis, si les voyous fascistes de Jérusalem avaient crié » Mort aux juifs ! Jérusalem est à nous ! « , vos rédactions en chef respectives auraient-elles donné – quand elles en ont donné – les mêmes consignes ? Et auriez-vous réagi de la même manière ? »
Il y a pire : le communiqué du Quai d’Orsay condamne les tirs de roquettes du Hamas, mais pas les voyous fascistes de Jérusalem et leurs parrains : il préfère renvoyer dos à dos agresseurs et agressés. De Gaulle doit se retourner dans sa tombe…
Je le répète : moi, j’ai honte. Comme français. Comme journaliste. Et comme juif.
Notes :
[1] Gideon Levy, Israel’s ultra-Orthodox are its latest neo-fascist thugs, Tel Aviv, Haaretz, 24 avril 2021.
[2] Stuart Winer, Smotrich menace d’expulser Tibi et ceux qui refusent le caractère juif d’Israël, Times of Israël, 7 avril 2021.
[3] Bezalel Smotrich : les Arabes sont citoyens d’Israël « pour le moment du moins », Times of Israël, 27 avril 2021.
[4]Raoul Wootliff, Ben Gvir favorable à l’expulsion des Arabes « déloyaux », Kahane était un « saint », Times of Israël, 5 février 2021.
[5] Raoul Wootliff, Le député Ben Gvir veut être « ministre de la Sécurité du Néguev et de Galilée », Times of Israël, 24 mars 2021.
[6] Article daté du 18 février 2018.
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