Si la relation entre les deux rives de la Méditerranée fut ambivalente depuis l’histoire des populations occupant les deux territoires, l’imposition du visa Schengen en 1995 marque le début d’une nouvelle phase caractérisée par des reflux croissant de la migration Sud-Nord, notamment durant la dernière décennie. Depuis l’instauration de ces nouvelles politiques, par le biais desquelles l’Union européenne surveille désormais le flux migratoire, les personnes souhaitant migrer se sont trouvées face à la nécessité d’inventer des voies risquées et de jongler entre les stratégies de passage afin d’accomplir leur « désir d’occident »[1].
Yasmine Dhaouadi
Yasmine Dhaouadi est journaliste, sociologue et étudiante en science politique et relations internationales à Doha Institute for Graduate Studies.
Par le présent article, nous envisageons de nous pencher sur les nouvelles voies d’immigration contournant l’espace Schengen, en analysant le mouvement massif qu’a connu la ville de Tataouine – située au sud de la Tunisie – vers l’Europe. Cette nouvelle voie, rarement empruntée auparavant dans l’histoire migratoire tunisienne, correspond à la voie balkanique : elle suit l’itinéraire de Tunis vers Istanbul, et passe par Belgrade, Budapest, Vienne, Zurich pour atteindre enfin la région parisienne. La capitale française et ses alentours incarnent dans ce cadre la ville d’accueil où les proches des migrants en question résident. Ces derniers œuvrent comme facteurs d’influence de la prise de décision et offrent les ressources nécessaires à la traversée.
Cet article propose une analyse intermédiaire entre ce qui est d’ordre macrosociologique et ce qui est d’ordre microsociologique afin de répondre à une nécessité académique, celle de la mise en avant des dynamiques relationnelles et leur lien avec cette nouvelle forme migratoire. Pour ce faire, nous procéderons par un retour, certes non exhaustif mais nécessaire sur les ouvrages traitant la migration, notamment entre les deux rives de la méditerranée afin de pouvoir élaborer notre cadre conceptuel suivi de la présentation de notre hypothèse, de nos questions ainsi que des résultats des entretiens avec dix jeunes migrants originaires de la ville de Tataouine actuellement installés à Paris et ses alentours après avoir emprunté l’itinéraire balkanique.
Il est largement admis que la question de la migration prime dans la relation entre la Tunisie et l’Europe, notamment ces dernières années avec la montée des mouvements populistes et d’extrême droite. Il convient de souligner que l’émigration des Tunisiens vers l’Europe n’est pas un fait nouveau en soi. Être conscient des vagues de migration ayant eu lieu à partir des année 1970 et à la suite de « l’appel des industriels pressés d’utiliser à bon compte la force du travail des maghrébins, […] et la volonté des hommes acculés, au départ, par la misère et le sous-emploi »[2] est à notre égard, une étape nécessaire dans l’examen de toute nouvelle forme de migration étant donné que les anciens migrants ont formé et forment encore des chaînes migratoires qui se recréent perpétuellement.
Ces données ainsi que les constats faits sur le terrain lors d’un travail d’exploration préalable pour des fins journalistiques[3] nous ont permis d’adresser cette problématique sociologique, loin des simples faits de l’émergence d’une voie irrégulière autre que la traversée maritime, mais au cœur des préoccupations de la discipline, à savoir les dynamiques relationnelles. Nous postulons alors que cette route migratoire ne serait pas empruntée sans l’existence d’une chaîne migratoire et d’un réseau de migrants. Ce qui nous amène à poser la question suivante : comment contribuent les réseaux de solidarité des migrants originaires de Tataouine à la production de la route migratoire vers l’Europe par l’itinéraire balkanique ?
Pour répondre à cette question, nous structurons l’analyse selon les deux angles suivants :
- Le premier niveau correspond à la chaîne migratoire formée par la famille et les proches des migrants soit leur groupe primaire. Celui-ci est régi par des valeurs partagées, un sens fort du bien commun et un partage des risques et des revenus. Le premier niveau est également caractérisé par une hiérarchisation des relations basée sur les normes culturelles et le contrôle social.
- Le deuxième niveau correspond au réseau des migrants, qui est plus large que la chaîne migratoire et est composé des personnes migrantes qui ne sont pas nécessairement liées par un lien de proximité ou de parenté. Ce réseau se caractérise par des conditions d’entrée et de sortie souples ainsi que par plus de libertés individuelles.
La nécessité de procéder à une analyse suivant deux niveaux se justifie alors par le fait que, le premier correspond aux relations antérieures à l’acte de la migration, le second représente les nouvelles relations des migrants avec les personnes rencontrées dans les nouveaux lieux sociaux.
Tenant compte du fait que les fondements conceptuels du phénomène de migration représentent un objet de controverse académique, il nous semble important dans cette étape de commencer par délimiter notre cadre théorique et conceptuel. L’examen de différentes sources traitant notre questionnement, nous a permis de définir les termes suivants : migration, émigration, irrégularité, réseaux sociaux, réseau de migrants, capital social et d’écarter la confusion entre eux ainsi qu’avec les concepts connexes.
Si nous entendons par migration tout mouvement de personnes quittant leur lieu de résidence habituel, soit à l’intérieur d’un même pays, soit au-delà d’une frontière internationale, elle peut se définir donc comme étant :
« […] Au sens large […] le déplacement géographique de personnes ou de populations pour diverses raisons (économiques et politiques le plus souvent). Les migrations peuvent se dérouler au sein d’une région, d’un pays (migrations intérieures ou internes), entre les pays (migrations internationales). On distingue les migrations volontaires (travail, regroupement familial, études) et contraintes ou forcées (exil politique, déportation, rapatriement). Toutefois, dans certains contextes, cette distinction n’est pas pertinente quand les raisons politiques et économiques de quitter le pays se conjuguent ou se renforcent mutuellement.»[4]
La migration irrégulière représente « le mouvement des personnes contrevenant aux lois, aux réglementations ou aux accords internationaux qui régissent l’entrée ou la sortie du pays d’origine, de transit ou de destination. »[5] Dans ce cas, la personne qui franchit ou a franchi une frontière internationale sans autorisation d’entrée ou de séjour dans un pays dont la législation d’une part, ou, d’autre part les accords internationaux conclus l’interdisent, est considérée migrante en situation irrégulière. Cette dernière n’est pas à confondre avec le demandeur d’asile ni avec le réfugié.
Il existe également une différence de perspective entre émigration et immigration, la première désigne l’action de quitter le pays de nationalité ou de résidence habituelle pour s’installer dans un autre pays, du point de vue du pays de départ. L’immigration en contrepartie indique le fait de se rendre dans un pays autre que celui de sa nationalité, du point de vue du pays d’accueil.
En plus de ces concepts, nous ferons appel également au concept du capital social défini par Pierre Bourdieu comme étant :
« L’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’interconnexion ; ou, en d’autres termes, à l’appartenance à un groupe comme ensemble d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes (susceptibles d’être perçues par l’observateur, par les autres ou par eux-mêmes) mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles.»[6]
Selon Bourdieu, le capital social se construit en trois optiques ; le capital économique, le capital culturel et le capital social et est divisé en deux composantes distinctes. La revendication de l’accès aux ressources détenues par leurs associés d’une part, et la quantité et la qualité de ces ressources d’autre part[7]:
« À l’instar du capital humain, le capital social est le fruit d’un investissement stratégique. Parmi les formes sociales créatrices de capital social, Bourdieu retient des institutions (rallyes, croisières, chasses, soirées, réceptions), des lieux (quartiers chics, écoles sélect, clubs) et des pratiques (sports chic, jeux de société, cérémonies culturelles) exemplaires de ce qu’il nomme « les échanges légitimes ». Tout comme les mécanismes de délégation et de représentation, les stratégies de concentration et d’appropriation ainsi mises en œuvre par les agents sont porteuses d’inégalités multiples.»[8]
Bien que le concept majeur sur lequel nous appuyons notre analyse continue à alimenter des débats académiques, cet espace ne permet pas une démonstration théorique détaillée donc nous nous contenterons d’ajouter à la définition de Bourdieu, les éléments que nous jugeons indispensables pour notre objet.
Dans son analyse des vendeurs de diamants juifs, James Coleman constate que les tentatives de détournement sont minimes grâce aux liens soudés entre les membres de la communauté juive ce qui crée un rapport de confiance sans l’existence de contrats juridiques lourds[9].
Cet exemple justifie alors sa définition qui se base sur les mécanismes de la genèse du capital social, à savoir les normes, les valeurs partagées, ainsi que le principe de réciprocité. Ces éléments sont, à notre sens, le point nodal de notre définition opératoire dont nous consolidons avec les deux types de capital social distingués par Robert Putnam[10], à savoir le capital social par liaison (Bonding) et le capital social par rapprochement (Bridging). Bien que Putnam emploie le concept dans un niveau collectif, où le capital social favorise le fonctionnement démocratique, sa contribution demeure d’une grande pertinence pour notre approche théorique.
Nous entendons, donc, par capital social l’ensemble des ressources, actuelles et potentielles, relatives à l’intégration des réseaux durables contraints ou non contraints de relations régies par des normes et des valeurs partagées. Le capital social peut se limiter à un groupe de personnes similaires renforçant ainsi la solidarité intra-groupe, ou peut s’ouvrir sur une plus grande échelle créant un pont entre les groupes sociaux.
À l’instar du capital social, le concept de réseau et ses variantes, notamment les réseaux sociaux et les réseaux de migrants, nous serviront de socle conceptuel indispensable du fait qu’ils s’accordent avec ce que nous venons de montrer plus haut. Depuis ses toutes premières apparitions dans les travaux sociologiques, l’analyse des réseaux se veut une « troisième voie » entre ce qui est d’ordre individuel et ce qui est d’ordre structurel.
Si avec l’essor technologique, les sciences sociales quantitatives et computationnelles se concentrent de plus en plus sur la densité des relations au sein des réseaux, leurs régularités et leurs centralités, nous privilégions dans ce projet l’aspect interprétatif, tout en admettant la définition opératoire de Pierre Mercklé :
L’ensemble d’unités sociales et des relations entretenus les uns avec les autres soit directement soit à travers des chaînes et des chemins relationnels de longueurs variables. Ces relations peuvent être de natures extrêmement variables : Transactions monétaires, transferts de bien de services et d’informations, évaluation individuelle, des contacts physiques[11].
Pour mettre cette définition au cœur de notre problématique, un examen supplémentaire du concept réseau de migrants s’avère crucial.
Pour Douglas Massey, le réseau de migrants est constitué de « l’ensemble des liens interpersonnels qui relient les migrants, les futurs migrants, et les non migrants dans les espaces d’origine et de destination, à travers les liens de parenté, d’amitié, et une origine communautaire partagée. »[12]
En dépit de sa grande signification cette définition englobe, dans la même catégorie, différents niveaux du réseau migratoire. Ces liens interpersonnels entre les migrants, les futurs migrants et les non migrants seraient mieux appréhendés, si nous parvenons à faire la distinction entre les groupes primaires et secondaires de ce même réseau.
Autrement dit, le réseau migratoire, comporte dans son entité, une chaîne migratoire qui renvoie à un « mouvement dans lequel une personne cherchant à migrer est tenue au courant des opportunités de migration, reçoit une aide au transport ainsi qu’un premier logement et un premier emploi grâce à ses relations sociales primaires avec des migrants plus anciens »[13]. Ces relations primaires correspondent généralement selon Charles Horton Cooley[14] aux groupes de petite taille dont la communication se fait en face-à-face et où dominent les rapports interpersonnels, l’aide mutuelle, la loyauté et la primauté de l’intérêt collectif au détriment de l’intérêt personnel.
Donc, ce que nous souhaitons indiquer par cet exposé de définitions, est que le réseau des migrants est un groupe large comportant deux niveaux ; la chaîne migratoire qui est liée aux groupes primaires du migrant d’une part, et d’autre part, le groupe de migrants au sens plus large que la chaîne migratoire et dont le rapprochement n’est pas basé sur un lien de parenté mais plutôt sur des bases utilitaires. […]
Les opinions exprimées dans cette publication sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la position du CAREP Paris.
Notes :
[1] Wael Garnaoui, Harga et désir d’Occident : étude psychanalytique des migrants clandestins tunisiens, Nirvana, Tunis, 2022.
[2] Charles-Robert Ageron, « L’immigration maghrébine en France », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 7, 1985, p. 59‑70, https://doi.org/10.3406/xxs.1985.1182 (consulté le 12/12/2022).
[3] Issa Ziaidia, « La frontière serbe : l’espoir renouvelé des jeunes de Tataouine », s. d., Inkyfada, Enquête, https://inkyfada.com/fr/2022/09/05/frontiere-serbe-espoir-des-jeunes-de-tataouine/ (consulté le 12/12/2022).
[4] Hélène Bertheleu et Pôleth Wadbled, « Espace 1. Une longue histoire ! », dans Histoires de migrations : Intimités et espaces publics, éd. par Guillaume Étienne, coll. « Migrations », Presses universitaires François Rabelais, Tours, 2017, p. 33‑56, https://doi.org/10.4000/books.pufr.10062 (consulté le 09/01/2023)
[5] « Termes clés de la migration », International Organization for Migration, https://www.iom.int/fr/termes-cles de-la-migration (consulté le 15/01/2023).
[6] Pierre Bourdieu, « Le capital social », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol. 31, no 1, 1980, p. 2‑3.
[7] Ibid.
[8] Antoine Bevort, « À propos des théories du capital social : du lien social à l’institution politique », Sociologie du travail, vol. 45, no 3, 2003, p. 407‑19, https://doi.org/10.4000/sdt.31977 (consulté le 02/05/2023).
[9] Ibid.
[10] Robert D. Putnam, Bowling Alone: The Collapse and Revival of American Community, Simon and Schuster 2000.
[11] Pierre Mercklé, « La sociologie des réseaux sociaux » Recherches en Sciences économiques et sociales, s. d., https://ses.ens-lyon.fr/ses/articles/les-reseaux-sociaux-138014 (consulté le 18/05/2023).
[12] Douglas S. Massey et al., “Theories of International Migration: A Review and Appraisal”, Population and Development Review, vol. 19, no 3 (1993), p. 431‑66, https://doi.org/10.2307/2938462 (consulté le 25/03/2023).
[13] Clément Perarnaud et Hasnia-Sonia Missaoui, « De l’usage de la notion de réseau en sociologie des migrations », Le Carnet de l’IRMC, 19 janvier 2016, http://irmc.hypotheses.org/1942 (consulté le 14/12/2022).
[14] Charles Horton Cooley, Social Organization: A Study of the Larger Mind, C. Scribner’s, New York 1910, http://archive.org/details/socialorganizat00cool (consulté le 22/12/2022).