14/02/2025

Droit et religion : le dilemme entre l’utile et l’opportun

Exemple du droit tunisien

Par Imen Abdelhak
Droit et justice

Droit et religion, ce célèbre duo, antinomique et indissociable, qui valse depuis très longtemps entre le besoin impérieux d’indépendance du premier par rapport au second et la volonté du second dans certaines législations de coûte que coûte se greffer, voire de se substituer, au premier, ne cesse de susciter des débats, des interrogations, et parfois même de l’embarras.

Le mot « droit » désigne, dans son acception générale, l’« ensemble de règles de conduite socialement édictées et sanctionnées par l’État, qui s’imposent aux membres de la société[1] ». En découle le droit positif, qui se présente « sous la forme d’un ordre juridique composé de règles organisées, poursuivant une finalité particulière[2] ». Le mot « religion », quant à lui, désigne l’ensemble des croyances et des pratiques définissant les rapports de l’être humain avec le sacré.

Historiquement, ces deux systèmes normatifs, aujourd’hui indiscutablement contradictoires, se confondaient en un amalgame longtemps incontesté : les préceptes religieux tenaient à la fois lieu de loi divine et de loi terrestre.

Imen Abdelhak

Imen Abdelhak est enseignante-chercheuse à la Faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis (Université Tunis – El Manar) et membre du laboratoire « Légiprudence et Jurisprudence ». Elle est spécialiste en Droit commercial général, droit des sociétés et droit des entreprises en difficulté. Elle a participé, en tant qu’experte pour le Conseil de l’Europe, à l’élaboration d’une étude empirique sur « L’organisation et le fonctionnement du système judiciaire commercial tunisien » (2021).

Ce n’est qu’à partir des décisions légales de séparation de la religion et de l’État – en 1905 en France – que la scission définitive s’est faite, avec plus ou moins de réussite selon les pays. En effet, dans certains pays musulmans, comme l’Iran ou l’Arabie saoudite, la charia, la loi musulmane, qui « comprend des commandements qui relèvent tout autant du culte que de la morale et du droit[3] », fait encore et toujours corps avec le droit positif.

Dans d’autres pays, comme la Tunisie, le mouvement de laïcisation a été entamé depuis longtemps, notamment au moment de l’indépendance, à travers la suppression des tribunaux charaïques[4], ainsi que la nouvelle formation des juges qui devait remodeler leur univers référentiel, sans pour autant se départir totalement du religieux. En effet, sur le plan normatif, il s’agissait à l’origine « de codifier le droit musulman et de réaliser sa transmutation en législation tunisienne institutionnelle ».

L’histoire juridique de la Tunisie est riche d’influences et jalonnée de diversité. Partant de la fondation de Carthage au IXe siècle avant notre ère, avec les expansions romaines au IIe siècle avant notre ère, espagnole et ottomane au XVIe puis française à la fin du XIXe, le droit revêtait un caractère clanique et coutumier, notamment pour les populations berbères, habitants d’origine de la Tunisie. Puis, avec l’avènement des Omeyyades en 670, la population s’islamise et la normativité musulmane se développe.

Ce qui demeure aujourd’hui de toutes ces influences apparaît clairement dans les diverses constitutions tunisiennes : l’islam y est désigné comme religion d’État, et plus encore comme garant de l’unité de cet État. La constitution tunisienne du 25 juillet 2022 dans son article 5 retient en effet que « La Tunisie constitue une partie de la nation islamique.

Seul l’État doit œuvrer, dans un régime démocratique, à la réalisation des vocations de l’Islam authentique qui consistent à préserver la vie, l’honneur, les biens, la religion et la liberté. » Aucune allusion n’est donc faite à la laïcité de l’État tunisien, si ce n’est de manière indirecte dans l’article 2 qui retient que « Le régime de l’État tunisien est le régime républicain. » Dans la précédente constitution, celle du 27 janvier 2014, comme dans celle de 1959 d’ailleurs, l’article 1er prévoyait que « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’islam est sa religion, l’arabe sa langue, et la République son régime. »

Faisant écho à ce choix constitutionnel, l’État tunisien devait, dans son administration de la question religieuse, trancher entre deux scénarios possibles. Le premier scénario prévoit « la stricte séparation entre État et religion, assigne un statut privé au religieux, renvoyant sa gestion aux communautés et aux individus, l’État n’intervenant que par ses pouvoirs de police, notamment par la voie du contrôle de l’ordre public et la sauvegarde des libertés individuelles… Dans un second scénario, l’État reste dissocié du religieux mais il veille à pourvoir aux besoins de la population dans l’exercice des cultes, et offre des prestations à cet effet[5]. »

C’est ce second scénario qu’a choisi l’État tunisien, avec une variante qui lui permet de s’arroger un pouvoir d’intervention dans le champ religieux en cas de besoin, de choisir et de contrôler l’activité religieuse dans toutes ses articulations, tout en reliant cela au politique et au maintien de l’ordre public, puisque le religieux devient un attribut essentiel de la nation[6]. C’est en ce sens que l’article 28 de la Constitution tunisienne de 2022 retient que « L’État protège le libre exercice des cultes tant qu’il ne porte pas atteinte à la sécurité publique. » La loi se donne ainsi pour mission d’encadrer la religion, mais aussi de la protéger en cas de besoin.

Fort de toutes ces influences, et au vu de toutes ces évolutions, le droit positif tunisien ne pouvait donc pas rester en dehors de la sphère du religieux… mais jusqu’à quel point ?

Malgré la volonté farouche de plusieurs acteurs politiques, à l’époque de l’indépendance et encore aujourd’hui, de séparer totalement la religion et le droit, il n’en demeure pas moins vrai que l’influence du droit musulman sur le droit positif est une réalité actuelle, ancrée dans plusieurs codes et textes de loi. C’est cette réalité qu’il conviendra de dévoiler. D’abord à travers la vérification de l’empreinte du droit musulman dans la loi (I), ensuite en envisageant les différents errements jurisprudentiels relevés (II).

L’empreinte du droit musulman dans la loi : un choix utile ?

Est-il utile ou opportun d’incorporer des règles du droit musulman en droit positif tunisien ? Étymologiquement, ce qui est utile est ce dont l’usage ou l’emploi satisfait un besoin, qui est ou qui peut être avantageux. L’opportun, pour sa part, se rapporte à ce qui convient au temps, aux lieux, aux circonstances, qui survient à propos. La question de l’intégration de quelques institutions dont l’origine remonte au droit musulman dans le droit positif tunisien soulève un problème de « compatibilité » et de « communicabilité » entre deux ordres juridiques différents[7].

Le droit positif tunisien se prête d’autant plus à la question au vu des considérations historiques, politiques et sociales qui ont conditionné son évolution et des influences normatives résiduelles héritées de différentes époques. Il faut préciser que les exemples les plus significatifs de l’alliage droit musulman et droit positif se situent au sein du Code des obligations et des contrats, ainsi que dans le Code de statut personnel.

Le droit musulman source d’inspiration du code des obligations et des contrats

Le droit musulman a constitué l’une des sources d’inspiration, parmi d’autres, du Code civil tunisien. En effet, les rédacteurs du Code des obligations et des contrats de 1906[8], dont le principal était David Santillana, avaient pour tâche de chercher dans la jurisprudence musulmane toutes règles utiles à la codification de la législation civile, puisqu’on retenait que le droit musulman avait pour caractéristique d’être consensuel et peu formaliste[9].

C’est le cas de la règle de la révocation conventionnelle des articles 414 et suivants du Code des obligations et des contrats[10], al-Iqala, dont les origines remontent à un « hadith », une tradition du prophète qui incitait les musulmans à accepter le repentir d’un cocontractant qui regrette son acte. « De ce point de vue, “al-Iqala” apparaît comme un acte de bienfaisance qui contribue à la fraternité entre croyants[11]. » Cependant, outre le fait que cette règle n’est pas unique dans le Code des obligations et des contrats, certains auteurs de doctrine considèrent que l’application irréfléchie du droit musulman qui renferme ses propres particularités et s’intègre dans un système global structuré est en incohérence totale avec l’ensemble des règles du Code des obligations et des contrats, ce qui a pour résultat que cette intégration est dépourvue de toute utilité pratique[12].

Un autre exemple de ces « alliages » rares, parfois « improbables[13] », entre le droit positif et le droit musulman se situe dans les articles 555 et 557 du Code des obligations et des contrats. L’article 555 stipule que « Celui qui a subi un dommage injuste n’est pas autorisé par cela à causer des dommages à autrui. » Cet article reprend intégralement une tradition orale du prophète[14]. Une autre tradition issue du droit musulman a été introduite dans l’article 557 qui retient qu’« Entre l’intérêt général et l’intérêt particulier, il faut préférer l’intérêt général s’il n’y a aucun moyen de les concilier[15]. »

Par ailleurs, concernant les autres sources d’influence du Code des obligations et des contrats, le droit français combiné au droit musulman a pu donner lieu à trois célèbres théories du droit civil moderne : la théorie de l’enrichissement sans cause prévue dans l’article 72, qui n’a pourtant pas de texte semblable en droit français ; les troubles du voisinage des articles 99 et 100 ; et enfin la théorie de l’abus de droit de l’article 103[16].

Si ces exemples confirment bien les différentes zones de confluence entre le droit positif et le droit musulman, il n’en demeure pas moins vrai que cette interaction ne résiste pas au prisme de la cohérence globale et nécessaire du Code civil. Certains auteurs de doctrine se demandent même si ces ajouts intégrés au Code des obligations et des contrats font du droit musulman une source réelle d’inspiration ou s’il ne s’agissait pas plutôt, à l’époque de la codification, d’un « pur alibi de conformité à dessein colonialiste[17] ».

Le droit musulman source dominante du Code du statut personnel 

L’incohérence observée en matière de droit civil est moins présente en matière de statut personnel. La matière du statut personnel[18], c’est-à-dire l’institution du mariage, la filiation, ainsi que les successions, était en Tunisie entièrement régie par le droit musulman. Le Code du statut personnel, promulgué par un décret du 13 août 1956[19], tout en conservant la majorité de ces règles, a introduit plusieurs modifications véritablement audacieuses pour l’époque. C’est ainsi que la polygamie fut abolie[20] et le divorce judiciaire[21] institué pour remplacer la répudiation qui reposait sur une pure règle religieuse. L’adoption, interdite en droit musulman, a été autorisée[22]. Pour les successions, domaine hautement sensible, aucun changement n’a été introduit ; le code s’est contenté de reproduire la totalité des règles du droit musulman en la matière[23].

Le droit musulman se présente ainsi comme une source matérielle évidente et certaine, qui influence le droit positif mais qui ne le lie pas dans tous les cas[24], puisque plusieurs règles qui étaient héritées du droit musulman à l’origine ont pu évoluer, telle l’autorité paternelle qui a mué en autorité parentale qui peut être reconnue aux deux époux indistinctement aujourd’hui.

Il faut toutefois noter que la jurisprudence tunisienne, notamment en matière de successions et de droit de la famille, se réfère et s’appuie parfois sur le droit musulman, alors que le droit positif donne des réponses claires, souvent divergentes. De telles décisions demeurent fort contestables mais sont, heureusement, plutôt isolées.

Les errements jurisprudentiels : des décisions en opportunité ?

Si, tel que nous l’avons démontré, les réticences sont légion en matière de transposition des règles de droit musulman au sein du droit positif – notamment en matière de droit civil, où le droit musulman constitue une sorte d’habillage de certaines normes de ce droit –, il n’en est pas toujours ainsi en matière de jurisprudence qui semble, dans certains arrêts, dans une forme de résistance, reprendre comme seul référentiel pour ses décisions le référentiel religieux. Cela peut paraître indifférent lorsque la règle juridique est identique à la règle religieuse. Mais tel n’est pas toujours le cas.

Le rôle du juge dans l’accomplissement de son office a été défini strictement défini par la loi, loi à laquelle il devrait se conformer. Ce rôle s’est apparenté, pendant longtemps, à un devoir religieux. Dans son ouvrage Discours sur l’histoire universelle ou « Prolégomènes », le jurisconsulte Ibn Khaldoun nous rapporte le contenu des règles et des traditions à suivre par les magistrats afin d’offrir toutes les garanties de bonne justice[25]. Ce manifeste, presque moderne, qui rappelle les principes d’équité, de probité et d’égalité devant la justice, représente une excellente illustration des obligations universelles du juge, même s’il trouve ses sources, à l’origine, dans un référentiel religieux.

Il faut noter, par ailleurs, qu’on ne parle plus aujourd’hui de pouvoir judiciaire mais plutôt de fonction judiciaire. La constitution de 2022 insiste en effet sur la qualité de fonctionnaire du juge puisque l’article 117 retient que « La magistrature est une fonction indépendante exercée par des magistrats qui ne sont soumis dans l’exercice de leurs fonctions qu’à l’autorité de la loi. »

Dans le cadre de l’exécution de ces obligations, le juge est tenu de ne pas déroger à la règle claire[26]. Tel n’est pas toujours le cas en jurisprudence tunisienne lorsqu’il s’agit de choisir entre une norme du droit positif et une norme religieuse. Cette résistance jurisprudentielle à la loi a notamment été constatée en matière de statut personnel, particulièrement pour des affaires de changement de sexe, mais aussi dans le cas des affaires de disparité de cultes.

Les cas de jurisprudence en matière de changement de sexe

Pendant longtemps, le refus de changement de l’état civil en matière de changement de sexe a été la règle. Le droit tunisien ne se prononce pas sur la question. L’article 26 du Code du statut personnel se contente de prévoir que « L’acte de naissance énoncera le jour, l’heure et le lieu de la naissance, le sexe de l’enfant et les noms et prénoms qui lui seront donnés. » Devant le silence de la loi, c’est aux juges que revient la tâche de combler ces lacunes ; de manière traditionnelle, et dans plusieurs arrêts, ils choisissent de recourir au droit musulman. C’est ainsi que pour invalider le mariage d’une musulmane avec un non-musulman ou pour dénier au non-musulman la qualité d’héritier, ils se sont souvent fondés sur une tradition « hadith » du prophète : il n’y a point d’héritage entre personnes de cultes différents[27].

De même, la cour d’appel de Tunis, dans un arrêt du 22 décembre 1993[28], mais aussi la Cour de cassation dans un arrêt plus récent du 15 décembre 2005[29] avaient fondé le rejet de la demande de modification de la mention du sexe à l’état civil sur un verset du coran, un « hadith », et surtout sur la règle édictant que « la nécessité permet de passer outre les interdits », en considérant ainsi qu’aucune nécessité ne pouvait justifier, dans les deux cas d’espèce, de braver les interdits, tout en expliquant que l’état de nécessité devait être constitué en la matière par « un préjudice important ou un danger imminent », et que l’intéressé devait être menacé de mort, la souffrance psychologique ne constituant pas, aux yeux des deux juridictions, une situation de nécessité justifiant le changement de sexe[30].

Pourtant, dans un autre jugement rendu le 9 juillet 2018 par le tribunal de première instance, la jurisprudence tunisienne innove et accepte de faire droit à la demande de modification de sexe en se basant notamment sur le respect des droits fondamentaux, dont le droit au respect de la vie privée, sur le préambule de la constitution du 27 janvier 2014 selon lequel « l’État garantit la primauté de la loi, le respect des libertés et des droits de l’homme », mais aussi sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme[31].

Ce jugement présente un intérêt particulier puisqu’il pose clairement, pour la première fois, les conditions en vertu desquelles le changement de sexe peut avoir lieu en droit tunisien : d’une part, il faut se fonder sur l’existence d’une expertise médicale qui démontre nettement une discordance ou un trouble entre le sexe psychologique et le sexe physiologique ; d’autre part, il faut que ce trouble s’accompagne d’une modification corporelle, d’une conversion sexuelle vers l’autre sexe[32].

Cette décision importante qui devrait faire jurisprudence si elle était suivie par les juridictions supérieures est pourtant contrée par l’instabilité des décisions en la matière. En effet, après cet arrêt de 2018, un jugement du tribunal de première instance rendu le 24 avril 2023 refuse à nouveau d’accorder le droit de modification de sexe sur les mentions de l’état civil au profit d’un transsexuel pour absence de raison médicale, pour des motifs liés à l’ordre public, aux prescriptions religieuses et à la morale, en plus de l’absence d’une réglementation claire pour reconnaître le changement de genre.

Les juges tunisiens affichent ainsi en la matière, dans un grand nombre de décisions, et « dans une totale confusion entre les sources du droit matériel tunisien, pêle-mêle le Coran, la sunna, les valeurs traditionnelles et l’appartenance culturelle au monde arabo-musulman, invoquant une sorte de divergence civilisationnelle… Sans grande conviction se bousculent ainsi des allusions à la morale publique et aux bonnes mœurs. Les juges semblent vivre un véritable “malaise juridique” face à la particularité de la question du changement de sexe et face à la “carence législative”[33]. »

Cette même incertitude jurisprudentielle constatée en matière de recours en rectification judiciaire de l’état civil touche aussi le domaine des disparités de cultes et de la matière successorale.

Les disparités de cultes et la question successorale

L’article 174 du Code du statut personnel prévoit expressément la validité de l’héritage quelle que soit la religion du testateur et des bénéficiaires. Pourtant, dans plusieurs décisions, la jurisprudence laisse de côté le texte légal pourtant sans aucune ambiguïté, et applique des règles du droit musulman. C’est ainsi que le tribunal de Sousse par exemple, depuis un jugement de 1968, décide qu’un non-musulman ne pouvait pas hériter d’un musulman sur le fondement de la disparité de cultes, règle fondée sur une tradition du prophète. Cette jurisprudence est demeurée constante jusqu’en 2007[34], lorsque, pour la première fois, le tribunal de première instance de Tunis a retenu que la loi tunisienne, conformément à l’article 174, n’opère aucune discrimination religieuse.

Un autre arrêt remarqué de la Cour de cassation, rendu en 2011, a consacré, dans ce même sens, le droit pour un ou une non-musulman(e) d’hériter d’un musulman. 

Mais de nouveau, en 2014, la cour d’appel de Tunis, dans son arrêt no 36737 du 26 juin 2014, réitère son affirmation de l’interdiction des successions interreligieuses en se fondant cette fois-ci principalement sur l’article 1er de la Constitution : l’islam est religion d’État, les juges faisant ainsi du droit musulman la source principale du Code du statut personnel. 

Les principales motivations retenues par la jurisprudence en matière de succession sont donc à chercher dans le référentiel religieux. Pour accepter d’inscrire une étrangère à la succession de son défunt mari, certaines juridictions vont même jusqu’à vérifier si la conjointe est croyante ou athée, faisant ainsi en sorte que la succession ne puisse valoir que si les conjoints étaient légalement mariés et que l’époux ou l’épouse fassent partie des gens du livre : chrétiens, juifs, musulmans[35].

Toutes ces hésitations jurisprudentielles confirment, si besoin est, que les liaisons droit musulman et droit positif sont des liaisons dangereuses qui peuvent porter atteinte à la sécurité juridique et à la crédibilité de la justice.

Conclusion

En conclusion, il convient d’abord de relever que des pans entiers du droit positif tunisien aujourd’hui sont entièrement détachés du droit musulman puisqu’ils sont inconnus de ce droit[36]. C’est le cas du droit de l’informatique, des télécommunications, de l’urbanisme ou de l’environnement…

Il faut ensuite noter qu’il existe plusieurs domaines que le droit musulman envisage mais dont le droit positif s’écarte, comme ceux du droit du travail, de la Sécurité sociale et, jusqu’à un certain point, du droit pénal, puisque même si certaines règles anciennes du droit pénal qui subsistent encore dans le code sont empreintes de morale religieuse – telles que la sanction de l’adultère dans l’article 236, ou encore la sanction de l’homosexualité par l’article 230 –, il n’en demeure pas moins que le législateur tunisien n’a jamais adopté dans son système de sanctions, les châtiments corporels retenus par la Charia.

Il faut préciser enfin qu’il existe encore, tel que cela a été démontré, des domaines juridiques dans lesquels le rapport entre droit musulman et droit positif sont conflictuels : il s’agit essentiellement du droit de la famille et du droit successoral[37], et notamment la question de l’égalité homme-femme dans l’héritage.

Alors, comment affirmer et faire admettre l’idée de la nécessaire autonomie du juridique par rapport au religieux ? Il est certain que le droit musulman en Tunisie aujourd’hui n’est pas le droit en vigueur, il n’est pas le produit de la volonté de l’État puisqu’il constitue seulement l’une des sources matérielles de ce droit et non pas son référent exclusif[38].

Mais la persistance de cette interférence active et opportuniste, qui est notamment « relayée par les magistrats », est une excellente illustration si besoin est de la « déchirure des pays musulmans » qui sont « sollicités par la modernité sans jamais vouloir l’atteindre, et rappelés par la religion sans jamais vouloir s’y rendre »[39].

Les opinions exprimées dans cette publication sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la position du CAREP Paris.

Notes :

[1] Gérard Cornu, Vocabulaire juridique, Paris, Puf, Quadrige, 2020.

[2] Mounir Ayari et Mohamed Kamel Charfeddine, L’Intégration de l’institution Hadjr dans le droit positif tunisien, Tunis, CPU, 2009, p. 7.

[3] Slim Laghmani, « Droit musulman et droit positif. Le cas tunisien », Politiques législatives. Égypte, Tunisie, Algérie, Maroc, CEDEJ – Égypte/Soudan, 1994, p. 157 à 163.

[4] Décret du 3 août 1956 portant réorganisation du ministère de la justice, JORT, 10 août 1956, p. 1101.

[5] Jean-Philippe Bras, L’Islam administré. Illustrations tunisiennes, Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, 2002, p. 225-244.

[6] Ibid., p 226.

[7] Mounir Ayari, op. cit., p. XIII.

[8] Le Code des obligations et des contrats a été promulgué le 15 décembre 1906, et est entré en vigueur le 1er juin 1907.

[9] Imed Aribi, « Regards sur al-Iqala ou le Mutuus Dissensus (d’après le chapitre VIII du Titre VII du Livre premier du Code des obligations et des contrats) », Revue internationale de droit comparé, 2004, 56-1, p. 84.

[10] L’article 414 stipule que « Les obligations contractuelles s’éteignent lorsque, aussitôt après leur conclusion, les parties conviennent d’un commun accord de s’en départir, dans les cas ou la résolution est permise par la loi. »

[11] Ibid., p. 83.

[12] Notamment Imed Aribi, « Regards sur al-Iqala ou le Mutuus Dissensus », op. cit., p. 104. Il faut noter dans ce sens que cette règle de résolution conventionnelle ne concerne que le contrat de vente en droit musulman et ne s’applique pas à d’autres contrats, contrairement au contenu du Code des obligations et des contrats, de même qu’elle était appliquée avec un effet rétroactif afin d’éviter les engagements usuraires.

[13] Mohamed Kamel Charfeddine, « Esquisse sur la méthode normative retenue dans l’élaboration du Code tunisien des obligations et des contrats », Revue internationale de droit comparé, 1996, 48-2, p. 421-442.

[14] L’article 19 de la Medjella ottomane.

[15] De même que plusieurs règles d’interprétation des contrats tel que l’article 565 du Code tunisien des obligations et des contrats, ou encore les dispositions se rapportant à la dernière maladie.

[16] Les trois « illustres lacunes » du Code civil français de 1804 selon Charfeddine, « Esquisse sur la méthode normative retenue dans l’élaboration du Code tunisien des obligations et des contrats », op. cit.

[17] Ibid., p. 426.

[18] L’équivalent des régimes matrimoniaux en droit français.

[19] Entré en vigueur le 1er janvier 1957.

[20] Article 18 du Code du statut personnel.

[21] Article 30 du Code du statut personnel.

[22] Conformément à l’article 8 de la loi no 58-27 du 4 mars 1958 relative à la tutelle publique, à la tutelle officieuse et à l’adoption.

[23] Articles 85 et suivants du Code du statut personnel.

[24] Slim Laghmani, « Droit musulman et droit positif. Le cas tunisien », op. cit.

[25] Ibn Khaldoun, né à Tunis en 1332 et décédé au Caire en 1406, avait occupé des fonctions d’enseignant, de magistrat et de diplomate. Il nous rapporte le contenu d’une lettre testament adressée par Omar, l’un des quatre califes de l’Islam, à ceux qui le substitueront dans le rôle de juge, leur expliquant les devoirs d’une telle fonction et les directives de celle-ci : « Écoute bien les dépositions qui sont faites devant toi, car il n’est pas utile d’examiner une requête qui n’est pas valide. Tu dois traiter sur le même pied d’égalité ceux qui comparaissent à ton tribunal et devant ta conscience, de sorte que le puissant ne puisse compter sur ta partialité, ni le faible désespérer de ta justice. Le plaignant doit fournir la preuve, et le défendeur doit prêter serment. Le compromis est permis entre musulmans, mais non l’accord qui rendrait permis ce qui est défendu. Si tu rends tel jugement hier, et qu’aujourd’hui la réflexion t’a fait changer d’avis, ton premier jugement ne doit pas t’empêcher de te rétracter : car la justice passe avant tout, et mieux vaut se rétracter que persévérer dans l’erreur. Réfléchis bien aux questions qui te troublent et auxquelles ne répondent ni le Coran ni la tradition. Examine des cas analogues et évalue le problème par raisonnement analogique…Tous les musulmans peuvent témoigner les uns contre les autres, sauf ceux qui ont subi des peines prévues par la loi religieuse, ceux qui ont été convaincus de faux témoignages et ceux qui sont l’objet de suspicion légitime en raison de leur clientèle ou de leur parenté. Dieu pardonne quand des serments sont prononcés… Dieu te récompensera d’avoir rendu la justice au tribunal. » Ibn Khaldun, al-Muqaddima, traduit, présenté et annoté par Vincent Monteil, troisième édition revue, Sinbad, 1967-1968, p. 342-343.

[26]  Selon l’article 532 du Code des obligations et des contrats : « En appliquant la loi, on ne doit lui donner d’autre sens que celui qui résulte de ses expressions. »

[27] Souhayma Ben Achour, « Le juge tunisien reconnaît enfin le trouble de l’identité sexuelle, commentaire du jugement du tribunal de première instance de Tunis « Lina-Rayen » du 9 juillet 2018 (no 12304) », Lectures d’œuvres prétoriennes IV, Tunis, Latrach, collection sciences-juridiques et politiques, 2022, p. 45.

[28] « CA. Tunis 22 décembre 1993 », RTD. 1995, p. 145, note Rachida Jelassi ; Hamadi. Redissi et Slah Ben Abid, « L’affaire Samia ou le drame d’être autre », Journal international de bioéthique, 1995, 6, 3, p. 153-159.

[29] « C. Cass, chambre civile, arrêt no 2828 du 15 décembre 2005 », commenté par Takwa Meni dans Lectures d’œuvres prétoriennes I, Tunis, CPU, 2018, p. 583 et suivantes.

[30] Souhayma Ben Achour, « Le juge tunisien reconnaît enfin le trouble de l’identité sexuelle », op. cit., p. 46.

[31] Ibid., p. 42.

[32] Ibid., p. 51-52.

[33] Habib Nouisser, Changer de sexe en Tunisie : ou quand le droit confisque les identités, préface de Wahid Ferchichi, Tunis, Association tunisienne de défense des libertés, 2018, p. 11 et 12.

[34] Tribunal de première instance de Grombalia, jugement no 29051 du 23 avril 2007, affaire Angela. Bulletin des Sciences juridiques. Faculté des sciences juridiques et économiques de Jendouba. 2007.

[35] Voir dans ce sens l’arrêt du tribunal cantonal de Tunis du 5 août 2009, inédit. Analysé par Amel Bouhjar dans Lectures d’œuvres prétoriennes I, Tunis, CPU, 2018, p. 316-317.

[36] Slim Laghmani, « Droit musulman et droit positif. Le cas tunisien », op. cit, n°37.

[37] Ibid.

[38] Ibid., p. 160.

[39] Slim Laghmani, « Droit musulman et droit positif. Le cas tunisien », p. 163.