28/01/2025

La Question de l’État : Une thèse sur la philosophie, la théorie et les contextes

Recension de l'ouvrage d'Azmi Bishara

Par Asma Nouira
La Question de l'État
Dans son ouvrage intitulé La Question de l’État. Une thèse sur la philosophie, la théorie et les contextes, publié aux éditions du Carep (Centre arabe de recherches et d’études politiques) en 2023, Azmi Bishara propose une analyse théorique et historique de l’émergence et de l’évolution de l’État, tout en explorant ses structures et ses relations complexes avec le nationalisme, la société et les formes de pouvoir antérieures à la modernité.

L’ouvrage s’inscrit dans une démarche pluridisciplinaire, mobilisant la philosophie politique, la théorie politique, les sciences sociales et la philosophie morale. Il est divisé en onze chapitres couvrant un large éventail de thématiques liées à la philosophie et à la théorie de l’État moderne. Les sujets abordés incluent le contrat social, la philosophie hégélienne du droit, la distinction entre État et régime politique, la montée des nationalismes et la relation entre l’État et les communautés.

Chaque chapitre suit une progression logique et thématique, articulant concepts fondamentaux et analyses contextuelles. Le premier chapitre du livre pose les bases de la réflexion, en soulignant que toute analyse contemporaine nécessite une compréhension rigoureuse de l’évolution des structures étatiques.

Aussi, l’auteur met en garde contre les dangers de la sous-estimation du rôle de l’État, notamment dans sa fonction de médiateur entre gouvernants et gouvernés. Il établit une distinction clé entre l’État ancien, souvent réduit à un rapport de domination, et l’État moderne, conçu comme une entité collective intégrant ces deux groupes.

Philosophie, théorie politique et genèse de l’État moderne

Le deuxième et le troisième chapitre, bien que distincts dans leur approche, se complètent en offrant une vision globale des fondements théoriques et historiques de l’État. D’un côté, Bishara propose une méthodologie critique pour appréhender les dynamiques politiques et sociales ; de l’autre, il montre comment ces dynamiques ont évolué dans le temps pour aboutir à l’État moderne. 

L’auteur distingue d’abord clairement philosophie politique et théorie politique, deux disciplines souvent confondues mais fondamentalement différentes dans leur approche. Si la philosophie politique se concentre sur une réflexion normative, cherchant à définir ce qui devrait être en s’appuyant sur des principes éthiques et moraux, la théorie politique adopte une approche scientifique et empirique, analysant les phénomènes sociaux et politiques à travers des méthodes rigoureuses et des observations concrètes.

Bishara critique ensuite les interprétations simplistes qui tendent à réduire la complexité des phénomènes sociaux, soulignant que de telles approches négligent la pluralité des facteurs en jeu. Il passe en revue les principales écoles de pensée, telles que le fonctionnalisme, l’institutionnalisme et le libéralisme, en mettant en évidence leurs contributions et leurs limites. 

Dans un prolongement logique, Bishara s’intéresse dans le troisième chapitre à la genèse historique de l’État moderne, en retraçant les transformations profondes qui ont marqué le passage des structures féodales à des institutions étatiques centralisées. L’effondrement des systèmes féodaux caractérisés par une autorité fragmentée a ouvert la voie à une nouvelle conception de la souveraineté, portée par les nécessités croissantes de centralisation et de stabilité.

Plusieurs facteurs historiques sont mis en avant, notamment les guerres territoriales et l’émergence de la bourgeoisie. Ces dynamiques ont joué un rôle clé dans la consolidation du pouvoir étatique, en favorisant la création d’institutions capables de répondre aux besoins croissants des sociétés en transformation.

Les guerres, en particulier, ont exigé une organisation plus efficace des ressources humaines et matérielles, conduisant à la montée en puissance de structures administratives modernes. Les institutions modernes, telles que nous les connaissons aujourd’hui, sont donc le produit d’un processus complexe d’adaptation et d’innovation. Elles incarnent une réponse aux défis de l’époque, tout en posant les bases de la légitimité de l’État contemporain.

Contrat social et morales politiques : entre idéaux et réalités

Les chapitres 4 et 5 offrent une perspective complémentaire sur les fondements philosophiques et critiques de l’État. D’un côté, Bishara montre comment les théories du droit naturel et du contrat social ont permis de conceptualiser un État capable de transcender les divisions religieuses et morales. De l’autre, il examine les critiques qui soulignent les limites et les contradictions de cet idéal. Ensemble, ces analyses fournissent une vision nuancée des enjeux éthiques et politiques qui continuent de façonner les débats autour de l’État contemporain.

Dans le quatrième chapitre, Bishara met en avant l’apport fondamental des théories du droit naturel et du contrat social dans la conceptualisation de l’État moderne. Il explore les réflexions de Thomas Hobbes et de Jean-Jacques Rousseau, deux figures majeures de la pensée politique, qui ont contribué à établir les bases d’un cadre théorique où l’État devient l’incarnation d’un ordre supérieur aux conflits religieux et moraux.

Pour Hobbes, le contrat social est une réponse au chaos et à la violence d’un état de nature sans régulation. L’État, conçu comme un pouvoir central fort, garantit la sécurité et la paix en imposant un ordre politique basé sur la soumission collective à une autorité souveraine. Rousseau, quant à lui, introduit la notion de « volonté générale », qui dépasse les intérêts individuels pour incarner un idéal de communauté politique fondée sur l’égalité et la participation citoyenne.

Bishara analyse également les tensions historiques entre religion, morale et pouvoir politique, qui ont joué un rôle clé dans le développement de la pensée politique moderne. Ces tensions, exacerbées par les guerres de religion en Europe, ont poussé les penseurs à chercher des solutions permettant de transcender les divisions morales et confessionnelles. L’État moderne émerge ainsi comme un espace neutre, capable de fédérer les individus autour d’un projet commun tout en garantissant la liberté de conscience.

En approfondissant ces concepts, Azmi Bishara souligne l’importance de l’État comme outil de régulation sociale et de stabilisation politique. Il reste cependant attentif aux contradictions inhérentes à ces théories, notamment dans leur application pratique, où les idéaux de justice et d’égalité peuvent être confrontés aux réalités du pouvoir. Ainsi, l’auteur poursuit sa réflexion en examinant les critiques philosophiques des idéaux des Lumières, portées notamment par Hegel et Marx.

Ces penseurs, bien qu’ancrés dans la modernité, remettent en question certains fondements de la pensée politique et éthique de cette époque. Hegel critique l’abstraction des idées des Lumières, en particulier leur vision de la liberté individuelle comme une notion universelle déconnectée des réalités sociales et historiques. Pour lui, la véritable liberté réside dans l’État, qui incarne l’éthique collective et harmonise les intérêts individuels avec les impératifs sociaux.

Cette vision introduit une tension entre l’individu et les institutions étatiques, posant l’État comme un acteur moral et non simplement juridique. Marx, de son côté, rejette l’idée que l’État puisse être une incarnation neutre de l’intérêt général. Il le considère plutôt comme un outil de domination au service des classes dominantes. Selon lui, les idéaux des Lumières masquent les inégalités structurelles et les contradictions du capitalisme, en promouvant une façade d’égalité juridique sans s’attaquer aux racines économiques des injustices.

En approfondissant ces critiques, Bishara met en lumière les implications éthiques et politiques de l’État moderne. Il explore les contradictions entre les aspirations individuelles à la liberté et la nécessité d’institutions étatiques pour garantir l’ordre et la stabilité. Ce chapitre interroge également la capacité de l’État à dépasser les divisions de classes et les conflits sociaux, tout en restant fidèle à ses principes fondateurs de justice et d’égalité.

Souveraineté et violence : un double dynamique de pouvoir

Les chapitres 6 et 7 offrent une réflexion complémentaire sur la souveraineté, en mettant en lumière ses fondements théoriques et son ancrage pratique. D’une part, la souveraineté est analysée comme une notion juridique et politique, structurée par des visions parfois opposées. D’autre part, son expression concrète – notamment à travers le monopole de la violence – est explorée dans une perspective historique et contemporaine.

Ces analyses soulignent que la souveraineté est une construction dynamique, constamment redéfinie par les évolutions historiques, les mutations institutionnelles et les tensions sociopolitiques. Elle demeure le pivot autour duquel s’articulent les relations entre l’État, ses citoyens et la communauté internationale.

L’auteur distingue trois grandes conceptions de la souveraineté et éclaire leurs implications dans les domaines du droit constitutionnel et des relations internationales : la vision absolutiste, d’abord, selon laquelle la souveraineté est un pouvoir indivisible, exercé de manière centralisée et exclusive ; la vision pluraliste, ensuite, qui envisage une souveraineté partagée entre diverses institutions ou niveaux de pouvoir, permettant une gouvernance plus décentralisée et inclusive ; la vision utilitariste, enfin, qui perçoit la souveraineté comme un outil pragmatique, conçu pour répondre aux besoins concrets de la société et pour assurer la stabilité et l’efficacité de l’État.

En examinant le rôle fondamental du monopole de la violence légitime, Bishara approfondit l’analyse de la souveraineté. Ce concept, popularisé par Max Weber, désigne la capacité exclusive de l’État à exercer une force coercitive au sein de ses frontières. Cette exclusivité constitue le fondement de l’autorité souveraine et garantit la stabilité de l’ordre politique.

L’auteur retrace l’évolution historique de ce monopole, en soulignant qu’il s’est affirmé dans un contexte de transition des empires pré-modernes vers les États-nations modernes. Bishara utilise l’exemple des réformes ottomanes (connues sous le nom de « Tanzimat ») pour illustrer cette transformation. Ces réformes, entreprises au XIXe siècle, visaient à centraliser le pouvoir, uniformiser les structures administratives et affirmer le contrôle de l’État sur l’usage de la violence, en réponse aux pressions internes et externes.

En parallèle, Bishara analyse la centralité de la souveraineté législative dans l’État moderne. La souveraineté ne se limite pas à la force brute ; elle inclut également la capacité de voter et de promulguer des lois. Cette double dimension – coercitive et normative – permet à l’État de maintenir l’ordre tout en légitimant son autorité aux yeux des citoyens.

L’État et ses définitions : une perspective sociologique et historique

En s’appuyant sur les travaux de deux figures majeures des sciences sociales, Max Weber et Émile Durkheim, Azmi Bishara affirme que l’État est à la fois un outil de gouvernance et une institution sociale, façonnant les comportements individuels et collectifs. Ainsi, le chapitre 8 invite à réfléchir sur les défis contemporains de l’État, à la croisée des dynamiques historiques, sociales et institutionnelles.

Dans ce chapitre, l’auteur explique le double mouvement politique et sociologique sur lequel repose l’État moderne. D’une part, il est structuré par des principes organisationnels comme la bureaucratie et la légitimité, qui garantissent son efficacité et sa stabilité ; d’autre part, il est façonné par la citoyenneté, qui assure son lien avec les individus et renforce sa légitimité démocratique.

Bishara illustre ainsi que l’État moderne est plus qu’un simple outil de pouvoir ; il est un acteur central dans la construction des sociétés, jouant un rôle essentiel dans la cohésion sociale notamment dans la régulation des conflits, la promotion de la participation politique et la préservation des valeurs collectives.

La citoyenneté comme pilier de l’État moderne

Dès l’introduction de l’ouvrage, l’auteur souligne que l’État moderne ne peut être compris sans le concept de citoyenneté, qu’il qualifie de « l’autre face de la souveraineté ». La citoyenneté y est définie comme « l’expression contemporaine et la plus aboutie de la souveraineté de l’État moderne, issue de la transformation du peuple, passant de sujet du souverain à composante d’un État commun aux gouvernants et aux gouvernés, où les individus deviennent des membres actifs, dotés de droits et soumis à des devoirs ».

Dans la continuité, l’auteur retrace, dans le neuvième chapitre, l’évolution historique du concept de citoyenneté, de ses origines médiévales à son rôle central dans l’État-nation contemporain. Il rappelle que la citoyenneté dans les cités médiévales était souvent liée à l’appartenance à une communauté locale ou à une classe sociale spécifique. Elle garantissait certains droits, mais restait limitée par des critères d’exclusion (religion, genre, statut économique).

Avec l’émergence des États-nations, la citoyenneté s’est progressivement transformée en un concept universel, garantissant des droits égaux à tous les individus appartenant à une même nation. Cette transformation a permis d’instaurer une légitimité démocratique et de renforcer la participation politique des citoyens.

Bishara examine également les tensions persistantes entre l’appartenance nationale et les droits individuels. Par exemple, il souligne que l’affirmation des identités nationales peut entrer en conflit avec les principes universels des droits de l’homme. Ces tensions illustrent les défis auxquels les États modernes sont confrontés pour concilier la diversité culturelle avec les exigences de l’unité politique.

État, régimes et nation

Dans les deux derniers chapitres, l’auteur livre une réflexion approfondie sur les interactions complexes entre État, régimes politiques et nation. La distinction fondamentale entre l’État et les régimes politiques est abordée, en mettant l’accent sur leurs relations et leurs interactions.

Il commence par souligner que l’État est une entité permanente, structurée par des institutions légales et administratives, tandis que le régime politique désigne les modalités de gouvernance, souvent transitoires, qui peuvent changer sans remettre en cause l’existence même de l’État. Cette distinction permet de mieux comprendre la flexibilité de l’État, qui peut fonctionner sous différentes formes politiques tout en conservant sa structure de base. Ensuite, il explore les différentes configurations possibles, des systèmes démocratiques aux régimes autoritaires, et examine la manière dont ces deux concepts se manifestent dans les pratiques politiques contemporaines.

Le dernier chapitre de l’ouvrage aborde les dynamiques complexes entre État, nation et communautés, en s’intéressant particulièrement aux implications du nationalisme et aux défis de la diversité ethnique et culturelle dans les États modernes, mettant l’accent sur les conditions nécessaires à la gestion des sociétés multiculturelles. Bishara défend l’idée que l’État moderne doit pouvoir naviguer entre les exigences de l’unité nationale et celles de la pluralité culturelle, pour garantir une intégration harmonieuse de ses citoyens tout en maintenant sa légitimité et sa cohésion. Ces réflexions restent cruciales face aux défis contemporains de l’État dans un monde globalisé et de plus en plus diversifié.

Conclusion

Ce livre constitue une contribution majeure à la compréhension de l’État moderne dans ses dimensions philosophiques, historiques et sociales. Sa structure thématique permet de naviguer entre concepts universels et spécificités contextuelles, tout en mettant en lumière les défis contemporains de l’État, notamment dans le monde arabe.

Bien que l’auteur ne traite la réalité de l’État arabe contemporain que de manière fragmentaire, il met en garde contre l’application mécanique des débats philosophiques occidentaux aux contextes arabes. Cette transposition pourrait occulter les questions cruciales propres à la réalité politique arabe, lesquelles, même si elles nécessitent une compréhension à travers la philosophie occidentale, ne peuvent s’y limiter. Toutefois, le livre offre une introduction fondamentale à l’étude de l’État dans le contexte arabe, notamment à travers les concepts de souveraineté et de citoyenneté. 

Initialement, l’ouvrage comportait quatorze chapitres, mais les trois derniers, dédiés à l’Empire ottoman et aux débuts des États arabes modernes, ont été retirés pour former un volume distinct, publié en 2024 sous le titre L’État arabe. Origine et trajectoire.

 

Les opinions exprimées dans cette publication sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la position du CAREP Paris.