10/10/2024

La radicalisation des jeunes filles au Maroc

trajectoires individuelles

Par Najat Bassou
Dans le cadre du dossier : « Repenser la radicalité en Afrique du Nord »
Programme Conneckt Meknès (Université de Meknès/CAREP Paris)

Sous la direction de : Mohamed FADIL, Khaled MOUNA & Asma NOUIRA

Résumé

La présente étude expose les résultats d’une recherche empirique portant sur le processus de radicalisation religieuse chez les jeunes filles au Maroc, ainsi que sur les stratégies de polarisation employées par les groupes radicalisés. L’approche méthodologique adoptée s’appuie sur une analyse qualitative de récits de vie, centrée sur trois études de cas. Cette méthode permet d’appréhender les trajectoires individuelles, tout en retraçant les différentes phases de vie des sujets et en identifiant les facteurs biographiques et sociaux qui les prédisposent à la radicalisation.

Introduction

Longtemps, la radicalisation religieuse et le terrorisme ont été perçus comme des phénomènes exclusivement masculins. Depuis les attentats du 11 septembre et jusqu’au début de la guerre en Irak puis en Syrie, les cellules terroristes démantelées étaient constituées principalement de jeunes hommes. L’implication des femmes dans les groupes jihadistes armés demeurait rare et marginale. Cependant, les dernières années ont été marquées par une augmentation significative du nombre de femmes rejoignant ces organisations extrémistes violentes, notamment en Syrie. De nombreuses femmes ont tenté de s’y rendre dans le but de s’affilier à ces groupes, mais ont été interceptées et empêchées de voyager par les autorités compétentes de leurs pays d’origine[1].

Selon un rapport présenté aux parlementaires par le ministre marocain de l’Intérieur, 284 femmes et 333 enfants marocains auraient ainsi rejoint les zones de conflit en Irak et en Syrie, pour s’engager dans les rangs de groupes jihadistes armés. L’apparition dans le paysage jihadistes de femmes terroristes a particulièrement marqué les esprits  lors de l’arrestation, en octobre 2016, d’une cellule composée de dix jeunes Marocaines âgées de 15 à 30 ans, affiliées à l’État islamique. Celles-ci étaient en phase de préparation pour commettre un attentat terroriste sur le sol national le même mois. Cependant, ce cas n’était pas isolé. En effet, les autorités marocaines avaient déjà procédé, en juillet 2015, à l’arrestation de deux jeunes femmes membres d’une cellule terroriste à Tanger, qui avaient précédemment séjourné dans des camps d’Al-Qaïda en Afghanistan et au Pakistan.

Najat Bassou portrait

Najat BASSOU

Najat Bassou est professeure de sociologie à la Faculté desSciences de l’Éducation de l’Université Mohammed V de Rabat. Membre du laboratoire de recherche Homme, Société, Éducation au sein de la même faculté, ses recherches portent principalement sur les jeunes en situation de difficulté, l’éducation et la condition féminine. Auparavant, elle a été cadre au ministère de la Jeunesse et des Sports et formatrice dans le cadre du programme EuroMed Jeunesse.

Bien avant ces arrestations, en 2003, après les attentats de Casablanca, deux sœurs jumelles âgées de 14 ans ont été arrêtées à Rabat et condamnées à cinq ans de prison pour des plans terroristes présumés visant des personnalités civiles et politiques, le Parlement, ainsi que des établissements économiques. Face à cette émergence de jeunes femmes se radicalisant et fascinées par le projet radical «‑islamique‑», tant au Maroc qu’ailleurs dans le monde, la radicalisation féminine soulève de nombreuses interrogations sur les mécanismes complexes du phénomène, ainsi que sur les motivations et les parcours de ces jeunes femmes.

Les trois cas présentés dans cet article sont issus d’un échantillon non probabiliste plus large[2]. Les entretiens ont été réalisés dans trois villes marocaines entre décembre 2018 et janvier 2019. Afin de garantir l’anonymat et la confidentialité des participantes, un numéro a été attribué à chacune tout au long de notre étude. Voici la présentation de ces cas‑:

  • [Cas-I]: âgée de 16 ans, elle est la plus jeune d’une famille de 7 enfants (4 filles et 3 garçons). Elle n’a jamais été scolarisée et n’a suivi aucune formation professionnelle. Toute la famille vit sous le même toit, y compris les sœurs mariées, dans un quartier de classe moyenne modeste. Elle est prise en charge par une association de protection des femmes victime de la violence après avoir fugué de chez elle.
  • [Cas-II]: âgée de 19 ans, elle est la troisième d’une famille de 5 enfants (3 filles et 2 garçons). Elle a été scolarisée jusqu’en sixième primaire, mais n’a pas suivi de formation professionnelle. Elle vit avec ses parents et le reste de sa famille dans un quartier de bidonvilles.
  • [Cas-III]: Âgée de 20 ans, elle est l’aînée d’une fratrie de six enfants (2 filles et 4 garçons). Elle a quitté l’école après la sixième primaire et n’a pas suivi de formation professionnelle. Elle vit toujours chez ses parents dans un quartier populaire.

L’objet de cette recherche est de reconstruire le processus à travers lequel les jeunes filles se radicalisent, et tenter de comprendre le parcours qui les mène à ce choix. Cette approche permet non seulement de reconstruire le cheminement propre de chaque individu dans la radicalisation, mais également d’analyser l’évolution des motifs individuels qui l’accompagnent. Elle autorise notamment une objectivation des trajectoires d’engagement, en identifiant les étapes et périodes a posteriori par le chercheur[3].

L’approche processuelle permet de reconsidérer le basculement dans la radicalisation dans une dynamique qui ne se réduit ni à un produit des contraintes structurelles, comme le postule l’approche holiste, ni à un simple calcul rationnel des acteurs, selon l’approche individualiste. En réalité, la radicalisation suit des trajectoires variées, chacune présentant ses spécificités[4]. Par conséquent, il est inapproprié de présupposer l’existence de déterminants économiques, culturels ou psychologiques uniformes. Cette approche processuelle facilite l’articulation d’une analyse des raisons invoquées par les individus eux-mêmes et de la signification qu’ils attribuent à ces raisons[5].

La problématique de l’engagement dans la radicalisation nous pousse à appréhender ce phénomène de manière progressive, en suivant un parcours qui commence par un point d’entrée, se poursuit par un apprentissage et se termine par une intériorisation des structures narratives, des croyances et des valeurs normatives qui le soutiennent[6]. L’analyse processuelle soulève ainsi la question de l’exposition progressive à un environnement de socialisation à haut risque pour les individus concernés.

Les trajectoires biographiques

Nous présentons ici une analyse croisée des trajectoires biographiques des trois cas étudiés dans notre recherche. Il apparaît néanmoins indispensable de comprendre comment certaines jeunes filles, en fonction de leurs biographies, sont plus susceptibles que d’autres de s’engager dans la voie de la radicalisation. Chaque trajectoire biographique est marquée par des opportunités d’interaction avec l’entourage social à différentes étapes de la vie, telles que les transitions d’une période de vie à une autre, qui peuvent inclure diverses perturbations.

Enfance et vie au sein de la famille  

La famille constitue, dès l’enfance, un repère stable et un point d’ancrage pour l’individu avant son passage à la vie adulte. Elle représente une institution fondamentale où se tissent les liens sociaux, visant à unir les individus et les groupes sociaux et à garantir une coexistence pacifique grâce à des règles partagées.

Dans de nombreuses sociétés, la famille est perçue comme la cellule de base assurant la socialisation des individus et la formation de leurs identités. Elle est le cadre où se déroulent les processus sociaux les plus indispensables à l’intégration des individus dans leur environnement social. Cependant, la famille n’est pas toujours un espace sécurisant garantissant soutien et intégration. Comme le souligne El Harass dans ses recherches sociales et psychologiques au Maroc, la famille peut également être un «‑berceau de violence‑» où les individus subissent diverses formes de violence[7]. Ne pouvant rester insensibles à la violence subie ou observée au quotidien, les enfants sont, à leur tour, influencés par les conflits familiaux.

Ce constat nous conduit à nous interroger sur l’enfance de ces jeunes filles radicalisées et sur la nature de leurs relations familiales. S’agit-il de relations agréables et équilibrées, reflétant un environnement familial sécurisant, ou, au contraire, de relations conflictuelles dominées par la violence et l’instabilité, indiquant un lien social fragilisé avant même d’entrer dans le processus de radicalisation ?

[Cas-I] est la benjamine d’une fratrie de quatre filles et trois garçons. Son père, ancien couturier, ne travaille plus depuis des années, tandis que sa mère est femme au foyer. Elle raconte avec beaucoup de chagrin ses souvenirs d’enfance :

« Je n’ai jamais senti ni amour ni tendresse ni affection de mon père, il était quelqu’un de très sévère et autoritaire… Ma mère ? Tu sens qu’elle avait de l’amour envers ses enfants, mais c’est comme si elle avait peur de le montrer, elle suit toujours mon père dans son tempérament et sa façon de nous éduquer, elle nous disait que c’était la bonne éducation pour notre bien… Mon père refusait tout le temps que quelqu’un de nous sorte de la maison, on ne savait rien de ce qui se passe à l’extérieur sauf au moment où on déménageait d’une maison à une autre ou d’une ville à une autre. Mon père nous changeait même nos prénoms, au début je ne comprenais pas pourquoi, mes frères et sœurs non plus, et on n’avait pas le droit de demander des explications, c’est qu’une fois que nous avions grandi un peu que nous avions compris que c’était par mesures de sécurité, sa sécurité à lui … il était tout le temps susceptible d’être arrêté par la police pour ses activités avec des groupes radicalisés… ».

Les changements constants de logement, quels qu’en soient les raisons, signifient pour  [Cas-I] un changement de quartier, de ville et de tout l’environnement auquel les enfants se sont habitués. À chaque déménagement, ils se retrouvent contraints de s’adapter à une nouvelle sphère sociale et d’essayer de s’intégrer dans un réseau relationnel entièrement nouveau.

Le passage de l’enfance à l’adolescence est un stade de la vie particulièrement sensible et influent dans le processus de radicalisation chez certains individus. Cette transition biographique nécessaire ouvre la voie à une recomposition des perspectives cognitives et relationnelles de l’individu. L’adolescence constitue en effet une période de redéfinition biographique, marquée par des transformations profondes sur le plan personnel et social[8].

Les deux autres cas partagent les mêmes conditions de vulnérabilité sociale et économique depuis l’enfance. Issues de familles pauvres, leurs pères travaillent selon la demande de la main-d’œuvre dans l’agriculture ou la maçonnerie, tandis que leurs mères sont femmes au foyer. Ces familles, comptant cinq et six enfants respectivement, vivent dans des quartiers marginalisés et dans des conditions difficiles. Les filles étaient entourées de parents tendres et aimants, mais ces derniers luttaient pour subvenir, au moins, aux besoins essentiels de la vie. Les enfants, quant à eux, grandissent avec le rêve constant d’avoir une vie meilleure que celle de leurs parents.

Il s’agit d’une période d’interactions entre le personnel et le social, marquée par des changements d’ordre psychologique et physiologique, par l’instauration de nouvelles normes et valeurs, ainsi que par de nouveaux encadrements sociaux. Cette période s’accompagne également d’une mutation des champs d’activités. En effet, l’évolution rapide des espaces de sociabilité et des réseaux de socialisation contribue à transformer, en premier lieu, l’ensemble des sphères de vie et les influences socialisantes auxquelles les individus sont exposés.

Les relations familiales contribuent largement à la constitution de la personnalité des enfants et à leur apprentissage des normes et des exigences de la vie sociale. Si les travaux des psychologues sont focalisés sur des questions relatives à l’attachement entre l’enfant et ses parents, les sociologues, quant à eux, attachent de l’importance aux conditions économiques, sociales et culturelles de la socialisation de l’enfant[9]. Néanmoins, vivre dans un environnement familial dissocié a tendance à s’écarter de cette fonction et à accentuer les conflits non seulement entre les parents mais aussi entre eux et leurs enfants.

Les participantes ont rapporté avoir entretenu des relations tendues et conflictuelles avec leurs parents, ainsi qu’avec leur fratrie dans certains cas. Les interactions familiales dans le [Cas I] étaient caractérisées par une soumission et une loyauté constante envers le père, dont les décisions étaient systématiquement respectées. Ce dernier exerçait une autorité incontestée, dictant toutes les démarches et décisions au sein de la famille.

« Ma mère obéissait toujours, et nous aussi. Les fois où elle a voulu le contrarier pour empêcher le mariage de ma sœur, il l’a violentée devant nous, il l’a même battue, lorsqu’on a pris sa défense, il nous a battus nous aussi ».

La relation entre la fille et son père, dans le cas du [Cas I] est marquée par l’absence de toute forme de communication. En revanche, elle est dominée par l’autorité et la violence. La conformité du père au modèle familial patriarcal lui confère un pouvoir symbolique en tant que « chef de famille ». Ce pouvoir s’exerce particulièrement sur les femmes, dont le comportement doit se conformer à une image sociale préétablie, fortement ancrée dans la religion et la tradition. Par conséquent, les filles hésitent souvent à s’opposer à ces normes, car cela constituerait une rupture significative affectant de manière irréversible le lien de filiation.

Dans un tel système de communication familiale, toutes les interactions passent systématiquement par le père, même pour les moindres détails concernant les enfants, sans que ces derniers aient l’opportunité d’exprimer leur opinion. Voici comment [Cas I] l’exprime :

« Mon père n’accepte pas qu’on parle devant lui ou qu’on discute de quelque chose, on n’avait pas un seul mot à dire en sa présence, on hausse juste la tête pour exprimer notre accord, même quand il nous demande de choisir entre des choses qu’il nous apporte, on ne peut pas exprimer notre choix…».

La relation du père avec son enfant est tout aussi cruciale que celle avec la mère pour le développement de la personnalité de l’enfant. La relation d’activation père-enfant répond au besoin de l’enfant d’être stimulé et de se surpasser. Dans le cadre d’une relation d’activation de qualité, l’enfant apprend à avoir confiance en ses capacités à affronter les menaces et l’inconnu de son environnement physique et social. Cela est rendu possible par le fait que son père l’encourage à aller plus loin dans son exploration, et ce, dans un contexte serein[10].

Pour les [Cas II] et [Cas III], malgré des conditions de vie précaires dans des quartiers périphériques et la nature du travail des pères (emploi précaire et irrégulier, chômage de longue durée), les relations familiales sont marquées par l’affection, le dialogue et le sens des responsabilités.

« On habite les bidonvilles de la ville. On est 6 frères et sœurs. Notre maison est très étroite, on n’a pas d’eau potable, c’est moi et mes sœurs qui devons apporter de l’eau », révèle [Cas II].

 « Je sentais toujours l’amour de mes parents, et le désir de mon père de subvenir à nos besoins mais il n’avait pas les moyens, je sentais sa faiblesse et son angoisse à ce propos », révèle [Cas III].

Cela dit, vivre dans la précarité financière, dans un logement ne répondant pas aux conditions de vie adéquates, ou en général dans la pauvreté des ressources, n’est pas une cause directe de mauvaises relations au sein de la famille.

La scolarité

[Cas I] n’a jamais été inscrit à l’école, malgré son jeune âge et sa résidence dans un milieu urbain. Elle dit :

 « Je ne suis jamais allée dans une école, nous avons appris le Coran à la maison avec mon père, je récite tout le Coran. Mon père refusait tout le temps qu’on sorte de la maison, pour se rendre dehors, c’était lui qui nous a appris à lire les lettres arabes pour apprendre à réciter le coran ».

[Cas I] n’est jamais allée à l’école non pas par manque de moyens, mais en raison de la décision de son père qui exerçait un contrôle absolu sur tous les aspects de la vie familiale, y compris la scolarité de ses enfants. Il s’opposait particulièrement à la scolarisation des filles, estimant que cela allait à l’encontre de leurs intérêts, selon les dires de sa fille. Cependant, [Cas II] et [Cas III] n’ont fréquenté l’école que jusqu’au primaire, quittant l’école avant d’atteindre le collège. Dans le cas de la première, l’incapacité financière du père l’a empêchée de poursuivre ses études au collège. En revanche, pour la seconde, bien que le père ait souhaité que sa fille continue ses études, la mère s’y est opposée par crainte des dangers potentiels, notamment des agressions sexuelles, car le collège était situé très loin de leur domicile.

« Mon père n’avait pas les moyens de me permettre d’aller au collège, car c’est très loin de notre quartier et je devais prendre le bus, en plus de de devoir acheter de quoi déjeuner. Et ce n’était pas dans son pouvoir ni pour moi ni pour mes frères et sœurs ». [Cas II]

« Je n’ai pas pu aller au collège, car il était loin de chez nous. Et en plus des difficultés financières, ma mère a refusé totalement l’idée que j’aille toute seule loin du quartier, elle avait toujours peur de ce qu’elle entendait à propos des enlèvements et des viols des enfants. Quand j’étais au primaire, elle m’accompagnait tous les jours en aller et retour même si c’était tout près de la maison ». [Cas III]

La précarité économique de la famille ainsi que la crainte des dangers potentiels pour leurs filles contribuent à accroître la probabilité que les enfants abandonnent l’école. L’incapacité des ménages à investir dans l’éducation et la formation de leurs enfants constitue une forme d’exclusion sociale ayant des répercussions significatives sur le parcours des enfants eux-mêmes.

Ces conditions qui conduisent à l’abandon scolaire forcé des jeunes filles représentent une forme d’exclusion sociale et de privation d’une ressource intellectuelle précieuse, qui pourrait les aider à résister aux diverses tentations de radicalisation par certains groupes. Bien que la radicalisation ne soit pas exclusivement liée au niveau d’éducation – elle touche également des individus très éduqués – il est possible que, dans les cas étudiés, le manque d’accès à l’éducation ait contribué à leur vulnérabilité face à la radicalisation.

Sociabilités alternatives

Parmi les principaux acteurs sociaux exerçant une influence sur l’individu, après la famille et l’école, nous retiendrons l’entourage, la rue, les groupe des pairs, les médias, les lieux religieux, etc. Ces acteurs contribuent à la construction de la personnalité et l’identité sociale de l’individu en l’amenant à intérioriser de nouvelles normes et valeurs qui peuvent contredire la socialisation de la famille.

Internet‑: un espace essentiel de socialisation pour les jeunes

Actuellement, les espaces numériques sont désignés comme des lieux de socialisation secondaire par rapport à la famille et à l’école. Pourtant, Internet représente le principal vecteur de recrutement des jeunes pour les organisations radicalisées et armées. La majorité des jeunes ayant embrassé la radicalisation étaient engagés derrière un écran, naviguant dans un monde virtuel qui, progressivement, a pris une dimension réelle, les entraînant à s’engager dans des causes radicales pouvant ultimement conduire certains d’entre eux à la violence.

Il est indéniable que les jeunes de tous genres et âges utilisent fréquemment Internet, comme le démontrent diverses enquêtes et statistiques. Toutefois, il est crucial de noter que les groupes terroristes exploitent également Internet comme un outil de propagande pour radicaliser les jeunes[11]. Selon plusieurs études, la majorité des jeunes européens ayant rejoint l’État islamique en Syrie et en Irak ont admis avoir intensivement utilisé Internet dans leur processus de radicalisation avant de s’engager dans le terrorisme ou de rejoindre des organisations extrémistes.

L’utilisation d’Internet par [Cas I] était très restreinte. Elle ne consultait que ce que son père autorisait de voir notamment des émissions de religion islamique et des sites web jihadistes diffusant un grand nombre de vidéos et de photos de « jihad ». Bien que la famille possédât un ordinateur avec une connexion Internet, tous les membres de la famille ne pouvaient y accéder qu’en présence du père.

Pour les [Cas-II] et [Cas-III], Internet représentait une source secondaire et non une source essentielle dans le processus de radicalisation ; Leurs premiers contacts dans ce processus se sont établis à la mosquée et lors des réunions pour des cours de religion avec des « sœurs » et des imams. En raison de leur situation socioéconomique vulnérable, les deux filles n’avaient pas, à cette époque, un dispositif connecté à Internet. Ce n’est qu’après quelques mois de fréquentation de la mosquée, de participation aux cours de religion, et de port du voile qu’elles ont acquis des téléphones portables intelligents et ont commencé à consulter des sites religieux. Elles faisaient dès lors partie d’un courant salafiste, à travers duquel elles ont obtenu de nombreuses informations sur les mouvements prétendant « défendre Allah et l’Islam ». Le terrain était donc déjà préparé pour des recherches ciblées sur le jihad. Cependant, les deux filles restaient prudentes et n’ont pas tenté de participer à des discussions ou des forums jihadistes.

Selon certains chercheurs, le rôle d’Internet reste relativement faible en tant que première cause de radicalisation. À travers une vaste revue de la littérature portant sur 1 956 articles dans 32 pays, Séraphin Alava, professeur en sciences de l’éducation, constate qu’il est impossible de démontrer une causalité directe entre terrorisme et Internet. Néanmoins, il montre que les jeunes âgés de 12 à 24 ans, et en particulier les jeunes filles, sont les plus touchés par cette radicalisation numérique, que ce soit dans le cadre de la radicalisation religieuse salafiste, de l’extrême droite, ou même de l’hooliganisme[12].

Alava souligne que la période de la jeunesse rend plus sensibles aux discours simplistes et aux perceptions d’injustice. Les jeunes sont également plus enclins à utiliser les médias alternatifs, qui diffusent davantage de théories du complot. Il distingue plusieurs aspects de la radicalisation numérique des jeunes‑: il s’agit d’un processus conversationnel qui commence avec les préoccupations des jeunes, et Internet est devenu le principal lieu de diffusion des discours de haine. Le processus de radicalisation est davantage un processus de conversion et d’adhésion qu’un endoctrinement. Enfin, la violence s’est banalisée chez les jeunes, et leur regard critique sur leurs actes numériques est souvent absent[13].

Ce que nous remarquons concernant la socialisation par Internet dans le processus de radicalisation des jeunes, c’est est surtout son importance en matière de militantisme et de basculement dans le jihad. Selon plusieurs recherches, ces réseaux jouent un rôle crucial dans la manipulation des jeunes à travers la propagande pour le combat jihadiste. Ils véhiculent une image idéale, séduisante et valorisante du « soldat de Dieu », tout en offrant aux jeunes la flexibilité et le choix de rejoindre les lieux de combat ou d’agir de manière autonome dans leur propre environnement.

La rue, lieu de polarisation

La vie dans les bidonvilles ou dans des quartiers marginalisés est souvent caractérisée par l’absence de loi, où la violence et d’autres formes de déviance prédominent comme moyens efficaces pour obtenir une position sociale. Les islamistes radicaux continuent de s’approcher petit à petit des enfants de ces quartiers dans les grandes villes. [Cas II] raconte :

 « …ils sortent les enfants des poubelles et leur disent qu’ils doivent être propres. Puis, ils leur proposent un abri, où ils peuvent se laver et avoir quelque chose à manger. Ils les emmènent ensuite à la mosquée, pour prier et étudier le Coran. Ainsi, ils sont initialement isolés de leurs anciens amis et de leurs familles et rejoignent une autre société. Ils leur donnent ensuite un travail. En dernière étape du processus ils leur montrent des vidéos de propagande à propos des Juifs, des impérialistes américains et des pauvres arabes victimes d’agression. Ils leur montrent également des vidéos d’attentats-suicides, et vénèrent le « Chahid » kamikaze ».

À ce stade, environ deux ans suffisent pour transformer un enfant de 14 ans en « bombe kamikaze », le rendant ainsi apte, à l’âge de seize ans, à se faire exploser au service d’objectifs terroristes.

La mosquée

Le rôle de la mosquée dans la radicalisation et le terrorisme des jeunes a été comparé à celui de la prison par certains chercheurs. Parmi les auteurs des attentats de Casablanca, certains se sont radicalisés en prison pendant leur incarcération pour divers crimes, tandis que d’autres ont été embrigadés à la mosquée. Farhad Khosrokhavar observe que, dans les années 1990 et au début des années 2000 en France, les mosquées étaient des lieux de radicalisation, souvent à l’insu des imams. Cependant, elles sont aujourd’hui beaucoup moins utilisées par les djihadistes en raison de la surveillance accrue des services de renseignements[14].

Selon notre recherche, la mosquée, et plus précisément la mosquée salafiste, était un lieu de socialisation dans le parcours de radicalisation de [Cas-II] et [Cas-III]. C’est là qu’elles ont rencontré des « sœurs » salafistes qui les ont invités à assister à des rencontres religieuses.

Par ailleurs, certaines jeunes filles radicalisées ont été introduites à la religion sans passer par des mosquées, comme le [Cas-I]. En effet, selon Olivier Roy, les jeunes djihadistes fréquentent peu la mosquée et ont une connaissance limitée du Coran. Ce sont plutôt des lieux privés, tels que les appartements ou Internet, qui servent d’espaces de socialisation radicale[15].

Pour finir, nous avons cherché à retracer les « disponibilités biographiques » des cas étudiés, c’est-à-dire les mécanismes par lesquels ces jeunes filles se sont retrouvées, à un moment donné de leur vie, prêtes à basculer dans la radicalisation. À un moment précis de leur parcours, elles ont été exposées à différents environnements de sociabilité qui ont contribué, réellement ou virtuellement, à l’acquisition de nouvelles pensées, de normes morales et de produits cognitifs. Cela a facilité leur passage à la phase d’exploration du « monde » de la radicalisation, puis leur adhésion à celui-ci à travers ces environnements et les événements qu’elles ont vécus parallèlement.

Les phases de la radicalisation

Le processus de radicalisation, qu’il mène ou non à la violence, ne se produit pas du jour au lendemain. Il résulte d’une conjonction de facteurs à court, moyen et long terme[16]. Parfois, quelques mois suffisent pour observer des signes préoccupants chez une personne en voie de radicalisation‑: isolement de son entourage, changement soudain de ses habitudes, expression de sentiments de rejet, d’humiliation et de ressentiment, opposition aux normes familiales et sociales. Bien que le processus de radicalisation ne soit pas identique pour tous, il existe plusieurs trajectoires qui varient d’un individu à l’autre, ainsi que différents degrés et phases de radicalisation.

Pour favoriser une compréhension plus approfondie des processus psychologiques menant au terrorisme, Moghaddam dans son livre « The Staircase to Terrorism: A Psychological Exploration » conceptualise l’acte terroriste comme l’étape finale d’un escalier. Il a créé la métaphore de l’« escalier de terrorisme » afin d’expliquer la nature évolutive de la radicalisation. Ce modèle montre que la progression se réalise à partir du bas en gravissant les échelons jusqu’au dernier. Nous adoptons ce modèle d’analyse pour tracer le processus de radicalisation de nos cas, en suivant une pyramide qui se divise généralement en quatre phases graduelles :

  • Phase d’exploration : l’individu souffrant d’un malaise social excessif commence à être sensible à une vision du monde différente et se met à chercher des informations liées à une idéologie radicale.
  • Phase d’adhésion : l’individu embrasse progressivement cette pensée radicale qui défie le système politique en place et les normes sociales les établies, et se met à fréquenter un nouvel entourage radical, réel ou virtuel.
  • Phase de légitimation : l’individu adopte désormais lui-même une posture extrémiste en légitimant notamment le recours à la violence à des fins politiques ou idéologiques.
  • Phase d’action : l’individu franchit ici le seuil de passage à l’acte violent : recrutement, participation à un camp d’entraînement, incitation à l’action terroriste, etc.

Schéma pyramide radicalisation
Pyramide classique de radicalisation

Source : Moghaddam, F. M., The Staircase to Terrorism: A Psychological Exploration

De l’exploration à l’adhésion

Le processus de radicalisation commence toujours par une exploration de premières informations sur des actes jihadistes et des histoires de radicalisation religieuse qui s’accumulent jusqu’à la décision d’adhésion à des groupes radicalisés. 

Un environnement familial radicalisé

Les jeunes filles ayant grandi dans des familles où un membre (parent, frère, sœur, etc.) est radicalisé sont plus susceptibles de basculer dans la radicalisation. Ces individus jouent un rôle clé dans leur entourage et bénéficient d’une grande confiance et d’une crédibilité absolue.

Dans notre recherche, [Cas I] est la fille d’un père radicalisé et autoritaire, qui a élevé ses enfants selon ses convictions, ses principes et ceux du groupe extrémiste auquel il appartient. La vie de cette famille suivait les règles strictes établies par le père, sans laisser de place à la discussion ou à la libre expression. Les enfants ne fréquentaient pas l’école ni d’autres personnes, car ils n’avaient pas le droit de sortir, sauf lorsque le père le décidait. Les déménagements fréquents étaient dictés par la nécessité de fuir les services de sécurité en raison des activités illégales du père.

Pour la fille et ses frères et sœurs, le monde extérieur était perçu comme un monde de mensonges, de complots et d’injustices. Leur père les a amenés à rejeter ce monde, qu’il considérait comme hostile à « l’obéissance aux ordres de Dieu » et visant à « éliminer l’islam de la terre ». Ainsi, dès leur jeune âge, ils ont intériorisé ces idées radicales, les considérant comme des valeurs et des croyances indiscutables. Les interrogations que d’autres jeunes pourraient avoir sur la religion et la curiosité d’en apprendre davantage sur les pratiques religieuses étaient fortement limitées chez [Cas-I], car elle avait déjà les réponses que son père avait choisies pour elle et ses frères et sœurs.

Selon la fille, son père était le leader de son groupe. Il donnait constamment des ordres et des instructions aux membres, et avait même cessé de travailler, prétendant qu’il devait consacrer tout son temps à la défense de l’islam :

« Mon père ne travaillait plus, c’était lui le chef d’un groupe extrémiste, et d’après lui, les adeptes de la  « Jamaa » devaient lui donner le tiers de leurs revenus mensuels, et c’est légitime selon leur loi qui est fondée, d’après eux, sur la religion de l’Islam. Ainsi, mon père avait toujours de l’argent même sans travailler ».

En ce qui concerne les pratiques religieuses, le père était le seul enseignant. Les enfants avaient appris de lui la pratique religieuse. Il agissait comme leur imam, leur dispensant des cours religieux et leur apprenant à réciter le Coran. C’était également lui qui interprétait les textes religieux, s’appuyant sur les livres qu’il lisait.

« Il avait des livres, un ordinateur connecté à Internet, une télévision et un lecteur DVD dans sa chambre. Nous ne pouvions regarder la télé qu’en cachette lorsqu’il n’était pas à la maison. Nous jouions très peu ensemble, avec n’importe quoi. Nous devions apprendre le Coran presque tout le temps pour le réciter pendant le mois de Ramadan. Si l’un de nous commettait des erreurs, la punition de notre père était très dure. Il nous frappait avec beaucoup de violence. Je me rappelle qu’une fois, mon frère s’est évanoui sous les coups ».

Cette déclaration nous permet d’abord de constater que la fille a été influencée dans sa relation avec la religion uniquement par son père, ce qui indique qu’elle croyait aveuglément à ce qu’il lui enseignait. Pour elle, il représentait le modèle du bon musulman à suivre, tout comme il considérait le prophète Mohammed comme le modèle universel que Dieu a ordonné à l’humanité de suivre. Bien qu’il fût un père autoritaire et violent, elle n’avait d’autre choix que de lui obéir, craignant toujours les sévères punitions qui pouvaient résulter de ses erreurs.

D’un autre côté, [Cas I] était impressionnée et fascinée par les femmes combattantes portant des armes, comme celles que son père lui montrait sur Internet en lui racontant des histoires de jihad et de la situation en zones de guerre, notamment en Syrie. Cette fascination était également alimentée par le fait que ces femmes étaient des épouses de combattants et de martyrs, et qu’elles avaient aussi la possibilité de mourir en martyres. Cette idée l’a poussée à demander à son père la permission de remplir son devoir pour obtenir la grâce de Dieu, en épousant un combattant et, pourquoi pas, en allant elle-même aider ses « sœurs » en Syrie. Cependant, les mariages de ses sœurs et la manière dont son père les organisait ne lui plaisaient guère, car elles se mariaient, divorçaient puis se remariaient souvent pour les intérêts personnels de leur père plutôt que pour leur propre bien-être.

« Mes sœurs se sont mariées à chaque fois avec des hommes radicalisés […] à chaque fois, oui, parce que mon père les vendait. C’étaient des mariages avec « El ‘Fatiha du Coran » et des témoins (sans acte de mariage), elles se sont mariées pour le propre intérêt de mon père et ont divorcé par son ordre également […] de peur d’être reconnu par la police. Il mettait à chaque fois les maisons qu’il achetait au nom de ses gendres, et ces histoires se sont répétées plusieurs fois avec mes sœurs ».

L’exemple de [Cas I] illustre comment la fille a été exposée à des matrices de socialisation propices à la radicalisation. Cependant, cette exposition aurait été relativement limitée pour une adolescente en phase de découverte personnelle, confrontée à une diversité d’influences et d’environnements cognitifs.

Situation combinée de pauvreté et de marginalisation

 [Cas II] et [Cas III] ont grandi dans des quartiers à Tanger et à Casablanca partageant des conditions de vie difficiles et une grande instabilité. Ces environnements manquaient même des ressources les plus élémentaires nécessaires pour vivre dans la dignité.

« Nous vivons dans deux chambres, une pour mes parents, et le salon où nous dormons le soir, avec le toit en zinc, et la cuisine est sous forme d’un petit coin derrière la porte à côté des toilettes…nous mettions un drap de séparation pour nous changer si mon père dormait dans sa chambre. Bref, ce n’est pas une vie ». [Cas-II]

« Notre quartier est misérable, et notre maison l’est encore plus. On sent toutes les mauvaises odeurs, on entend toutes les voix, tous les gros mots que tu n’aimes pas entendre…je déteste tout ça et je hais cette vie…je veux juste m’enfermer dans une chambre quand je suis malade et angoissée mais je n’en dispose pas ». [Cas-III]

En tant qu’adolescentes, elles ont des besoins particulièrement exigeants, potentiellement plus importants que ceux des jeunes garçons, tant sur le plan matériel (vêtements, accessoires, maquillage, etc.) que sur le plan affectif et émotionnel. De ce fait, les filles peuvent chercher à satisfaire ces besoins de diverses manières, ce qui peut les rendre vulnérables et les exposer à des groupes cherchant à manipuler des victimes.

Depuis les attentats de Casablanca en 2003, la radicalisation et le terrorisme au Maroc ont été associés aux bidonvilles de Casablanca, notamment à Sidi Moumen, un quartier défavorisé où les conditions de vie étaient extrêmement précaires. Non seulement ce quartier était pauvre, mais il était également sous-équipé et manquait de dynamisme. Il abritait une jeunesse marginalisée, socialement frustrée et politiquement abandonnée.

De même, les deux sœurs jumelles kamikazes de Rabat, condamnées en 2003 pour constitution de bande criminelle et préparation d’actes terroristes, ont grandi dans le quartier le plus difficile et dangereux de Rabat, Douar Al Hajja. Cette zone de non-droit, abandonnée par les forces de l’ordre depuis longtemps avant les attentats du 16 mai, est caractérisée par un habitat sauvage et clandestin. Les maisons de fortune sont construites sur des pentes, des petites collines, et des décharges publiques, dans un environnement marqué par le désespoir et l’extrême précarité.

Dans cet environnement, les jeunes trouvent refuge à la mosquée, comme beaucoup d’autres en l’absence de centres culturels ou de loisirs. Fréquenter le lieu de culte ne peut pas leur être reproché, car tout Marocain est musulman par naissance. De plus, dans de nombreux cas, la religion offre une reconnaissance sociale[17].

Promesse de mariage

Bien que le mariage n’ait pas été la principale motivation conduisant les cas étudiés vers la radicalisation, toutes ont exprimé des opinions similaires sur le sujet. Elles savaient que la religion considère le mariage comme « la moitié de la religion »[18] et aspiraient donc à se marier, en particulier pour échapper à leur vie de pauvreté et de vulnérabilité, comme l’ont souligné [Cas-II] et [Cas-III]. Elles croyaient aux promesses de mariage faites par les «‑sœurs‑» à la mosquée, pensant que cela leur permettrait non seulement de transformer leur propre vie, mais aussi d’améliorer celle de leurs familles, en recevant le soutien financier de l’organisation Daech.

Pour [Cas-I], qui a grandi dans une famille salafiste radicalisée, le mariage n’était pas envisagé comme un moyen de gagner de l’argent ou d’améliorer sa vie. Son désir était surtout de devenir l’épouse d’un combattant et d’avoir des enfants, comme elle le voyait sur les sites web et dans les vidéos des « jihadistes » : 

 « […] à un moment, je voulais moi aussi me marier avec l’un des combattants et partir avec lui dans une zone de guerre, je n’avais pas beaucoup d’informations sur le jihad mais je voulais y participer pour la grâce d’Allah comme nous explique notre père… Les jeunes femmes qui sont déjà parties en Syrie décrivent souvent la tendresse idéalisée du mari ». [Cas-I]

Le changement vestimentaire et les connaissances religieuses

Le voile a toujours été associé au corps des femmes, en particulier dans les zones rurales, en raison de la stricte division de la sphère publique entre hommes et femmes. Elles n’avaient pas le droit de montrer leur corps et n’étaient pas autorisées à apparaître dans des espaces publics, y compris les mosquées.

Le changement vestimentaire n’est alors pas considéré comme un comportement très inquiétant pour certaines familles, car il est perçu comme un choix lié à la religion et à la culture dans une société musulmane. Lorsque leurs filles portent le voile, les parents apprécient et encouragent souvent cette décision. Le problème survient avec le port du « niqab », surtout si la famille a une attitude négative envers cette tenue à cause de la peur de la radicalisation et de l’engagement dans des groupes extrémistes. En revanche, pour les familles salafistes, le port du niqab est imposé aux filles dès leur jeune âge.

« Depuis l’âge de 8 ans, notre père nous demandait de mettre le « khimar » qui nous couvre de la tête jusqu’au pied quand nous voulions sortir – et c’était uniquement les fois que nous déménagions- et à la maison en présence des maris de nos sœurs ou d’autres membres de la famille, excepté nos grands-parents et nos oncles ». [Cas I]

Pour les deux autres cas, le port du voile n’était pas lié à la radicalisation. Il s’agissait plutôt d’un choix, plus ou moins influencé par le désir de suivre l’exemple de leurs amies et voisines. Cependant, par la suite, les «‑sœurs‑» de la mosquée ont commencé à intervenir en leur dictant la manière de porter ce voile :

« J’ai décidé de porter un foulard avec les vêtements que je portais toujours, mais par la suite, les « sœurs » avec qui je sortais m’ont demandé de changer et de porter de longues jupes ou la jellaba. Porter un pantalon veut dire que je suis en train d’imiter les hommes et c’est interdit dans notre religion. Je vais donc être maudite par Allah ». [Cas II]

 « […] je n’aime pas les filles qui portent des jeans serrés et mettent du voile, alors ça c’est du n’importe quoi, elles plaisent aux mécréants comme ça… ». [Cas III]

En ce qui concerne leur connaissance de la religion, les trois cas sont issus de familles musulmanes depuis plusieurs générations et vivent dans un pays dont la religion officielle est l’islam. La transmission de la religion varie d’un milieu familial à l’autre, en fonction de nombreux principes, cultures religieuses, convictions et doctrines.

[Cas-I] est née dans une famille qui adopte une idéologie salafiste. Son père, un « Amir » d’un groupe salafiste, a transmis ces pensées à ses enfants, en accord avec ses propres croyances. Le salafisme vise à défendre la foi des pieux ancêtres (Salaf Salih), c’est-à-dire les trois premières générations de l’islam, incluant les compagnons du Prophète, et leur compréhension du Coran et de la Sunna. Fondé sur une volonté de purification, ce courant appelle à rompre avec les superstitions et les croyances de l’islam populaire, telles que le culte des saints. Les salafistes refusent donc toute légitimité aux doctrines, écoles ou mouvements qui cherchent à affirmer une identité ou une méthodologie propre[19].

[Cas-I] possède une connaissance approfondie de la religion et récite tout le Coran. Bien que [Cas-II] et [Cas-III] soient également musulmanes de naissance, elles pratiquaient la religion comme leurs parents et leur entourage. Elles observaient surtout le Ramadan, célébraient les fêtes religieuses, faisaient la prière de manière irrégulière et récitaient certaines sourates du Coran apprises à l’école. Elles peuvent partager quelques références intellectuelles et doctrinales, ainsi que les noms de certains savants de la religion.

Généralement, le premier pas dans le processus de radicalisation peut être le résultat de conditions sociales, économiques ou politiques favorables, suivi de la rencontre avec une personne tenant des propos radicalisés. Cette rencontre peut se faire virtuellement, ou en face-à-face dans divers espaces tels que la rue, la mosquée, ou d’autres institutions de socialisation.

Légitimation et passage à l’action

Nous nous interrogeons à cette étape sur la manière dont les jeunes filles adoptent des postures extrémistes, chacune selon sa situation, ses dispositions, ses projets personnels, ses attitudes, etc. Ainsi, chaque cas justifie le recours à la radicalisation, qu’elle soit violente ou non violente, pour des raisons idéologiques ou politiques.

Dans cette recherche, les facteurs affectifs jouent un rôle crucial dans le processus de radicalisation des filles. Nous avons observé que certaines d’entre elles manifestent une attitude d’altruisme, caractérisée par une forte disposition compassionnelle et empathique, les poussant à emprunter la voie de la radicalisation. Elles étaient convaincues que la situation d’autres personnes, en particulier les victimes de guerres et surtout les enfants, nécessitait leur engagement et leur aide.

« Les photos et les vidéos des enfants gazés par le régime de Bachar Al Assad le 21 Août 2013, lors d’une attaque chimique au gaz sarin employé par l’armée qui a fait 1429 morts dont 426 enfants (Le Figaro, avril 2017), ont été le commencement d’un grand désir de présenter de l’aide humanitaire aux survivants de cette attaque ». [Cas II]

En revanche, l’État Islamique exploite cette situation en utilisant des photos et des vidéos pour attirer davantage de jeunes à rejoindre les zones de guerre. Ils les incitent soit à combattre le régime de Bachar al-Assad, soit à aider et à prendre soin des enfants victimes, notamment les filles. Pour ces dernières, Daech a semblé être en position de force durant cette période, car ils se présentaient comme des défenseurs contre l’injustice et des vengeurs pour les victimes. Cela rendait leur violence légitime aux yeux de ces filles et d’autres jeunes en général.

L’injustice envers les musulmans

Les trois cas étudiés ont manifesté des sentiments de haine et d’indignation vis-à-vis de l’injustice répandue dans le monde. Elles éprouvent une profonde compassion envers les peuples musulmans massacrés à travers le globe.

« Les musulmans sont tués, on ne va pas rester les bras croisés quand même… Depuis je ne sais combien de temps la Palestine est en guerre, mais personne ne bouge. Et puis la Syrie, ça fait 6, 7 ans qu’ils sont en guerre, l’Irak, qui est bombardée par l’Amérique qui a fait des prisons de « Guantanamo », « Abou gharib », Si le prophète Mohamed était là, qu’aurait-il fait ? D’accord, il aurait réagi, certes, nous ne sommes pas des prophètes mais maintenant qu’il n’est pas là, Nous devons agir comme il aurait pu le faire. Les musulmans se font tuer, on ne va pas rester les bras croisés, ce n’est pas le comportement d’un bon musulman ça ». [Cas II]

De son côté aussi, [Cas I] relate :

« Mon père nous parlait beaucoup des terres de guerres et des combattants là-bas qui luttent pour la grâce de Dieu, et que nous devons tous participer à la défense de l’islam et de nos frères musulmans là où ils se trouvent, nous étions convaincus que nous étions sur la bonne voie « les sélectionnés par Allah pour cette mission », et les autres qui ne sont pas avec nous, nous devons les éviter, car nous on va au paradis et eux à l’enfer, ils n’obéissent pas les ordres d’Allah ».

Ainsi, [Cas-I], qui ne sortait jamais de la maison, n’était jamais allée à l’école et ne connaissait rien de ce qui se passait dans le monde, avait intériorisé les pensées et l’idéologie salafistes de son père. Par conséquent, elle défendait cette idéologie, n’en connaissant pas d’autre. Pour elle, les musulmans sont opprimés sur cette terre, et la solution réside dans le retour aux enseignements des « salaf » (d’où provient l’idéologie salafiste). Ce qui a rendu l’idéologie salafiste convaincante pour elle, et a donné légitimité aux actions de l’organisation, y compris les actes violents de Daech, c’est la propagande que faisait son père à travers les vidéos et les photos qu’ils regardaient ensemble. Ces images montraient à la fois les victoires du groupe et les témoignages de ceux qui avaient rejoint les zones de guerre, ainsi que les victimes et les massacres des musulmans. Ces récits de martyrs ont suscité en elle le désir de partir pour le jihad, voire de mourir en martyre, ou de devenir l’épouse d’un martyr et la mère des futurs jihadistes.

L’injustice au sein de la patrie

[Cas-II] et [Cas-III] ressentent une profonde indignation envers la politique du pays et la répartition inégale des richesses, qui laissent leurs familles et d’autres citoyens dans la misère. Au départ, cette colère et cette rancœur étaient les principales sources de leur frustration. Cependant, à leur âge, elles ne savaient pas quoi faire, en l’absence d’activités et d’encadrement dans leurs quartiers. Une amie a alors invité [Cas-II] à la rejoindre pour prier dans une mosquée voisine. À la sortie, une femme d’un certain âge les a abordées et a commencé à poser des questions sur leurs âges, leurs activités, leurs lieux de résidence, etc. Cet échange a marqué le début d’une polarisation vers un groupe salafiste et de la participation à des réunions, organisées à chaque fois dans un endroit différent. Lors des premières séances, les « sœurs » posaient un grand nombre de questions sur la vie sociale et économique de la fille, puis elles tentaient de susciter son indignation et sa rancœur face aux conditions socio-économiques actuelles du pays.

L’adhésion à une idéologie extrême ne conduit pas nécessairement à la violence, comme nous l’avons déjà mentionné en référence aux phases de radicalisation décrites dans la pyramide de Moghaddam. Les cas étudiés dans notre recherche n’ont pas évolué vers des actes violents et se sont arrêtés à la phase de légitimation. [Cas-I] avait commencé à se détourner de l’idéologie salafiste, malgré l’autorité de son père, lorsque son beau-frère, qui vivait avec eux, l’a harcelée à plusieurs reprises en lui proposant de divorcer de sa sœur pour l’épouser :

« J’ai commencé à refuser ce qui se passait autour de moi lorsque le mari de ma sœur m’a harcelé plusieurs fois et il comptait convaincre mon père de quitter ma sœur pour me prendre comme épouse, je le détestais autant pour devenir sa femme ».

Elle savait très bien que la demande de son beau-frère était interdite par la religion, mais par crainte de la réaction de son père et des problèmes que cela pourrait causer à sa sœur, elle avait gardé le silence et envisagé de fuir la maison. Un jour, elle s’est échappée de la maison et de la ville, a enlevé le « niqab » salafiste, et a tourné la page de la radicalisation.

Les deux autres cas ont attendu une occasion pour partir en Syrie, mais chaque jour, elles commençaient à éprouver de la peur en entendant les récits sur les conditions de vie et les souffrances des femmes sous Daech. Malgré les efforts incessants des femmes qui les contactaient et tentaient de les convaincre que ces histoires étaient des mensonges afin de discréditer l’État Islamique, les jeunes filles ont finalement renoncé à l’idée de se rendre dans les zones de guerre.

Conclusion

D’après les éléments présentés dans cette recherche, il est difficile de considérer que les filles radicalisées avaient pour objectif de devenir radicalisées ou terroristes dès le départ. Leurs parcours individuels ne sont pas particulièrement exceptionnels ni différents de ceux de nombreuses autres jeunes. Cependant, la convergence de leurs conditions de vie avec certains mécanismes sociaux et psychologiques à des moments précis de leur existence les a menées sur la voie de la radicalisation et, dans certains cas, au passage à des actes violents.

Les trois cas étudiés ont tous souffert de différentes manières : d’un entourage radicalisé, d’une déception dans leur quête d’identité, ou d’un sentiment de frustration et d’injustice socio-économique.

Les phases d’exploration et d’adhésion dans la pyramide classique de la radicalisation montrent qu’il n’existe pas de frontière nette entre ces deux étapes. Les événements marquants de la vie des filles les ont conduites, souvent inconsciemment et à l’insu de leur entourage. Ce processus ne devient visible qu’au travers de changements de comportement et d’apparence. Cela dit, l’adhésion à la radicalisation a été plus aisée pour les trois cas étudiés. Nous avons observé que l’une d’elles était la fille d’un salafiste, tandis que les deux autres ont rejoint des groupes salafistes sans difficulté particulière.

Après la phase d’adhésion, elles ont commencé à adopter des positions extrémistes, se sentant déjà en mesure de défendre leurs idées et de légitimer les actions violentes des groupes radicalisés, voire jihadistes. L’analyse de cette phase a montré que chaque fille avait son propre projet, qu’elle souhaitait réaliser consciemment ou inconsciemment, mais n’avait pas pu concrétiser pour diverses raisons. En revanche, elles ont perçu qu’elles pouvaient atteindre leurs objectifs en empruntant la voie de la radicalisation, séduites par les opportunités offertes par cette voie, sans prendre conscience des risques encourus.

Pour conclure, les filles classifiées comme radicalisées étaient en quête d’autres choses et se sont retrouvées sur le chemin de la radicalisation. Le risque qu’elles ont pris n’a pas d’importance face à leur désir de réaliser leurs projets et de trouver un sens à leur existence tel qu’elles le souhaitent. La radicalisation devient ainsi un moyen plutôt qu’une fin pour cette tranche d’âge (adolescentes et post-adolescentes).

Le fait que des filles se radicalisent ou cherchent à se radicaliser nécessite de réorienter les champs d’étude de cette problématique. De notre point de vue, le problème ne réside pas dans les groupes qui les embrigadent‑; hier c’était « Al-Qaida », aujourd’hui c’est «‑Daech‑», et demain il y aura d’autres organisations tout aussi dangereuses. Le problème est plutôt lié à des causes sociales, économiques et politiques. Il faut s’intéresser à l’individu et aux événements et incidents de la vie qui peuvent conduire à une telle déviation. Cela indique qu’un désengagement social, familial, éducatif, et aussi politique persiste.

Notes :

 

[1] Farhat Khosrokhavar, Prisons de France, violence, radicalisation, déshumanisation : surveillants et détenus parlent, Paris, Robert Laffont, 2016.

[2] L’échantillonnage non probabiliste est une méthode qui consiste à sélectionner les individus en utilisant une méthode subjective (c’est-à-dire non aléatoire). Ce type d’échantillonnage ne nécessite pas de base de sondage complète.

[3] Olivier Fillieule, « Propositions pour une analyse processuelle de l’engagement individuel », Revue française de science politique, 2001/1, Vol. 51, p. 199-215.

[4] Xavier Crettiez, « “High risk activism”: essai sur le processus de radication violente », Pôle Sud 2011/1m n° 34, p. 45-60.

[5] Ibid.

[6] Howard S. Becker, Outsiders : études de sociologie de la déviance, éd. Métailié, 1985, p. 145.

[7] Mokthar El Harras, « Les mutations de la famille au Maroc », in Maroc, 50 ans de développement humain – perspectives 2025, 2006, p. 105-129.

[8] Benjamine Ducol, « Comment le djihadisme est-il devenu numérique ? Évolutions, tendances et ripostes », in Sécurité et stratégie, 2015, p. 34-43.

[9] Serge Paugam, Le lien social, Paris, Que sais-je ?/PUF, 2008, p. 37.

[10] Danielle Paquette, « La relation père-enfant et l’ouverture au monde », in Enfance, 2004, p. 205-225.  

[11] Mathieu Guidère, « Internet, haut lieu de la radicalisation », in Pouvoirs n° 158/ La lutte contre le terrorisme, éd. du Seuil, 2016, p. 115-123.

[12] Séraphin Alava, « La radicalisation violente commence-t-elle vraiment sur Internet ? », The Conversation, 2017. URL : https://theconversation.com/la-radicalisation-violente-commence-t-elle-vraiment-sur-internet-70539

[13] Isabel Lacroix, « Les femmes dans la lutte armée au Pays basque : Représentations, division sexuelle du travail et logique d’accès à la violence politique », Champ Pénal/Penal Field, Nouvelle revue internationale de criminologie, Vol. 8, avril 2011 ; URL : http://champpenal.revues.org/8076.

[14] Farhad Khosrokhavar, Radicalisation, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2014, p. 87.

[15] Olivier Roy, Le djihad et la mort, Paris, éd. du Seuil, 2016.

[16] Farhad Khosrokhavar, op.cit.

[17] « 16 mai, deux ans après. Que sont devenues les jumelles apprenties kamikazes ? », L’Économiste, édition n°2021, 16/05/2005.

[18] Le hadith « Lorsqu’une personne se marie, elle a complété la moitié de sa religion. Qu’elle craigne donc Allah pour l’autre moitié » met en lumière l’importance du mariage dans l’Islam en tant que moyen de préserver la chasteté et d’éviter les péchés, ce qui constitue une grande partie de la pratique religieuse. Il est rapporté dans plusieurs sources comme le Mishkat al-Masabih (Hadith 3096) et transmis par l’imam al-Bayhaqi dans son ouvrage Shu’ab al-Iman.

[19] Samir Amghar, Le salafisme d’aujourd’hui :mouvements sectaires en Occident, Paris, Michalon, 2011, p. 23.

Bibliographie :

Séraphin Alava, « La radicalisation violente commence-t-elle vraiment sur Internet‑? », The Conversation, 2017. URL :  https://theconversation.com/la-radicalisation-violente-commence-t-elle-vraiment-sur-internet-70539

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Fethi Benslama & Farhad Khosrokhavar, Le djihadisme des femmes. Pourquoi ont-elles choisi Daech ? Paris, éd. du Seuil, 2017.

Gérald Bronner, La pensée extrême : comment des gens ordinaires deviennent des fanatiques, Paris, Denoël, 2009.

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Benjamine Ducol, « Comment le djihadisme est-il devenu numérique‑? Évolutions, tendances et ripostes », Sécurité et stratégie, 2015, p. 34-43.

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Laurent Mucchielli, « Familles et délinquances. Un bilan pluridisciplinaire des recherches francophones et anglophones », Dossier d’étude Cnaf n°9, juin 2000. URL : http://laurent.mucchielli.free.fr/le%20rapport.htm

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Serge Paugam, Le lien social, Que sais-je‑? / PUF, 2018.

Jean-Bruno Renard, Les causes de l’adhésion aux théories du complot, Diogène, 2015.

Olivier Roy, Le djihad et la mort, Paris, éd. du Seuil, 2016.