Dans le cadre du dossier : « Repenser la radicalité en Afrique du Nord »
Programme Conneckt Meknès (Université de Meknès/CAREP Paris)
Sous la direction de : Mohamed FADIL, Khaled MOUNA & Asma NOUIRA
Résumé
Les outils numériques constituent un facteur catalyseur dans la stratégie de recrutement et de propagande des groupes radicaux. En outre, ils sont un miroir qui reflète toutes les réalités socio-économiques, politiques, religieuses et identitaires d’une société. Les espaces numériques permettent ainsi aux jeunes de créer d’autres possibilités de configurations et positionnements par rapport à l’ordre social. S’appuyant sur des données recueillies sur le terrain, ce travail vise à analyser la question de la radicalité violente à l›ère numérique, dans le contexte marocain. Les communautés étudiées ont constitué un terrain propice à l’émergence de contextes influençant la perception des jeunes envers la radicalité violente. Dès lors, cette étude cherche à comprendre comment les jeunes issus de diverses communautés appréhendent et interprètent l’extrémisme violent, en relation avec les politiques publiques, les ordres culturels, socio-économiques et idéologiques, à travers l’utilisation des outils numériques. L’objectif est d’analyser les perceptions et les discours que ces jeunes développent autour de la radicalité violente.
Introduction
La radicalité violente constitue l’une des préoccupations majeures de notre époque. Ce phénomène remet en cause non seulement les systèmes étatiques et les politiques sécuritaires des pays, mais Il interroge également les logiques qui conduisent certains individus, à agir violement en concrétisant un projet djihadiste[1].
Sara AZIM
Doctorante à l’École doctorale : Sociétés, Territoires, Environnement et Pratiques. Université Moulay Ismail de Meknès, Maroc.
Elle est également membre de l’équipe marocaine du projet de recherche CONNEKT H2020.
Les processus de la radicalité violente chez les jeunes, interpellent les manières et les formes de fonctionnement et d’organisation des sociétés ; Notamment, les rapports des individus aux systèmes politiques, culturels, socio-économiques et idéologiques. Ils questionnent aussi les distinctions territoriales qui conditionnent leur appartenance. Dans ce contexte, et Face à l’évolution technologique, les processus de la radicalité prennent de nouvelles formes qui se développent dans des contextes internationaux et transnationaux. À partir de cette étude, les outils numériques sont considérés comme des espaces alternatifs, qui commencent à redéfinir l’ordre social et à créer de nouveaux rapports entre les différents acteurs sociaux et le système politique, façonnant ainsi les univers sociaux des individus.
Pour notre analyse, nous avons opté pour le concept de la « radicalité violente » plutôt que celui du « radicalisme ». Ce choix se justifie par le fait que le concept de « radicalité violente » est davantage associé aux pratiques, idées et représentations radicales des individus. Il permet ainsi de mieux appréhender les comportements et modes de pensée pouvant mener à la violence. C’est un concept qui présente donc une certaine neutralité, contrairement au terme de « radicalisme », souvent connoté négativement dans les discours politiques et médiatiques.
Sur le plan méthodologique, cette étude s›appuie sur les résultats et les données de terrain recueillis lors de la deuxième phase du projet de recherche CONNEKT. Le volet empirique au niveau méso[2] de ce projet a privilégié une approche qualitative. Celle-ci s’est concrétisée par la réalisation des focus groupes ainsi que la conduite d’entretiens semi-directifs avec des associations et des groupes actifs à l’échelle nationale dans le domaine associatif, sportif et religieux. Il s’agit d’abord de « l’association Amal », qui œuvre sur la question de la violence à l’égard des femmes aux niveaux régional (Fès-Meknès). Puis le « groupe d’Ultras » au nord du Maroc dans la ville de Tétouan, un groupe connu par son discours violent à l’égard de système politique marocain. Enfin, le troisième groupe d’étude est celui de «Ǧamāʿaẗ al-ʿadl wa al-iḥsān » (« Groupe de l’équité et de la bienfaisance »), qui est un groupe religieux exclu du champ politique, à cause de sa vision critique du mode de gouvernement de pays.
Le choix de ces trois groupes d’étude se justifie par leur discours haineux et violent envers le régime politique et l’ordre social, ou par le fait que certains de leurs membres se sont rendus, pour diverses raisons, dans des zones de conflit telles que la Syrie et l’Irak. Il ne s’agit pas ici d’une analyse comparative entre ces groupes, mais d’une tentative de comprendre et d’analyser les discours des acteurs de ces groupes concernant la violence. En d’autres termes, nous examinons l’impact de leur appartenance sur la construction de leurs visions du phénomène de la radicalité violente, en interaction avec les politiques publiques, ainsi que les ordres culturels, socio-économiques et idéologiques, à travers les outils numériques.
La radicalité des jeunes : une réalité mouvante
La radicalité est le processus par lequel les individus transforment progressivement leur vision du monde. Ce processus est influencé par le contexte sociétal de l’individu. Du fait que certaines sociétés normalisant le phénomène, tandis que d’autres le qualifient d’absolu, total et extrême[3]. la radicalité s’inscrit dans une certaine temporalité et résulte d’un ensemble de textes, d’événements et de conditions qui se construisent en interaction avec d’autres éléments contextuels. Il s’agit donc d’une réalité en mouvement dans le temps et l’espace, où les individus impliqués ne se trouvent pas au même stade ni au même degré d’interaction avec les différentes sphères sociales, religieuses, identitaires, politiques et économiques. Cette diversité et multiplicité de profils et de trajectoires compliquent l’identification des paramètres qui influencent les processus de la radicalité.
Il s’agit d’un phénomène à caractère mouvant, caractérisé par la diversité des profils et des expériences des individus radicalisés, qui se renouvelle sans cesse. Les individus engagés dans la radicalité ne se situent pas au même niveau d’engagement, et les groupes radicaux « ne mobilisent pas les mêmes ingrédients et peuvent à tout moment changer d’orientation[4] ». Les processus de transformation et de conversion sont à la fois fluides, incertains et difficilement traduisibles. Par conséquent, l’explication et l’analyse de la radicalité doivent être multi-causales, prenant en compte la multiplicité des voies et des comportements qui mènent à certaines expériences de basculement vers la violence radicale[5].
Face à cette dynamique, le numérique joue un rôle crucial en étant un outil essentiel dans la stratégie de recrutement et de propagande ciblant principalement les jeunes et les adolescents. En assurant une forte visibilité et une domination via la production de contenus numériques, il facilite la polarisation des jeunes vers le chemin de la radicalité violente.
Le numérique place la radicalité dans un contexte international, en dématérialisant le discours religieux et en reconfigurant les rapports humains selon des normes supranationales et internationales. Comme l’ont noté les acteurs enquêtés, « les médias ont un rôle très important parce que c’est le premier moyen qui a pu lier le religieux avec le monde[6] ». Le numérique facilite la communication entre les groupes terroristes et les jeunes, rendant le passage à l’action plus facile et accessible. Cette communication quotidienne se renforce avec les jeunes de différentes tranches d’âge, notamment par l’intégration de groupes sur des plateformes telles que Facebook et Telegram[7].
Cependant, cette dynamique numérique crée des processus de déconnexion et de reconnexion entre les jeunes et leur entourage social d’une part, et entre les jeunes et les groupes radicaux d’autre part. Elle favorise d’abord la création et la construction de réseaux virtuels avec des groupes radicaux, avant même de passer à l’engagement concret. Ce processus conduit par la suite à une expérience de la violence radicale dans la vie réelle.
Dans ce contexte, les processus de déconnexion reflètent le rapport des individus avec leur société vis-à-vis du monde extérieur, qui est étranger aux modèles de pensée radicale initiaux. Ces processus se manifestent par l’adoption d’une vision alternative de la société et du monde, principalement sur le plan émotionnel et social, souvent caractérisée par l’enfermement des jeunes dans un monde paranoïaque qui « renforce la cohésion à l’intérieur des groupes radicaux[8] ». Cela se traduit par une fuite du monde réel, motivée par le déclin perçu de celui-ci selon l’idéologie radicale.
Les outils numériques constituent un terrain propice pour les groupes djihadistes, offrant un espace de médiatisation, de revendication et de mobilisation. Le monde virtuel a permis à la radicalité violente de se propager comme un phénomène transnational, devenant une mouvance globalisée sans précédent. Les environnements numériques sont devenus le canal principal pour diffuser « les récits djihadistes, créer un imaginaire militant et mobiliser à travers des vecteurs de communication déterritorialisés[9] ».
Ainsi, ce n’est pas seulement le caractère technique ou la simple utilisation des outils numériques qui constitue l’origine d’une stratégie de propagande djihadiste, mais plutôt la capacité des groupes radicaux à dominer et maîtriser ces outils. Ils adaptent leur discours à chaque contexte national, visant toutes les catégories de jeunes en mettant l’accent sur les aspects émotionnels et sociaux spécifiques à chaque individu. En effet, le djihad ne répond pas à une seule raison universelle, mais chaque individu peut trouver la sienne, ce qui contribue à renforcer la cohésion au sein du groupe[10].
Les techniques numériques aident les individus à trouver « les bonnes raisons de faire le djihad[11] » en manipulant la notion humanitaire à travers l’utilisation d’images liées aux héros de l’islam, renforcées par des versets coraniques. Cela se réalise par le biais de canaux de communication de plus en plus utilisés par les jeunes (vidéos, jeux, films) qui appellent au djihad pour soutenir les musulmans humiliés à travers le monde[12].
La radicalité violente des jeunes utilisant les outils numériques, ne se construit pas uniquement par un lien causal direct entre l’usage de ces outils et le passage à l’acte violent. Elle émerge plutôt à travers des processus où les réseaux numériques jouent un rôle central, amplifiant les réalités préexistantes des acteurs dans le monde réel. Cet espace numérique permet aux jeunes de se positionner et de s’engager de manière plus active, en particulier face aux contenus radicaux violents et aux recruteurs appartenant à des groupes extrémistes. La radicalité violente ne commence pas par l’utilisation des outils numériques ni par la simple présence sur Internet[13]. Ce sont plutôt les contextes socio-économiques, politiques et idéologiques des jeunes qui favorisent leur adhésion aux groupes extrémistes et leur évolution vers un projet djihadiste.
Le numérique : un moyen pour construire un projet religieux au-delà des frontières
Le numérique joue un rôle subtil dans la construction de la radicalité violente et le passage à l’acte violent, en suivant un ensemble d’étapes visant à persuader les jeunes que la seule vérité se trouve ailleurs, au-delà des frontières, et que la seule manière de l’acquérir est de se déconnecter et de se désengager de tout ce qui appartient à une société « impie », c’est-à-dire incroyante. Cela s’effectue au profit d’une « renaissance en terre musulmane[14] ». L’objectif est donc d’introduire chez les jeunes, à travers le numérique, cette idéologie djihadiste qui considère que seuls un départ et une confrontation peuvent changer les choses.
Il s’agit de l’adoption d’un projet djihadiste et de sa concrétisation par la pratique de la Hijra, c’est-à-dire l’émigration vers les zones de conflits pour faire le djihad. Cet acte, profondément ancré dans l’islam, consiste à quitter les pays des mécréants pour migrer vers les pays des musulmans afin de préserver et protéger la religion musulmane. La Hijra représente une phase très avancée du processus de la radicalité, précédée par plusieurs étapes essentielles. L’une des formes de sa construction réside dans la propagande et la diffusion d’idées et d’idéologies radicales à travers les outils numériques et les stratégies médiatiques. Par exemple, Daesh a publié en 2014 le magazine en ligne intitulé Dabiq, qui s’inscrit dans ces stratégies médiatiques de recrutement et de diffusion de l’idéologie. Ce magazine n’est pas une innovation unique dans l’histoire des méthodes de recrutement et de communication de Daesh, mais il a révolutionné les tactiques de recrutement des combattants, y compris les étrangers, grâce à l’utilisation d’images de qualité, à la conception thématique, à l’efficacité du discours de propagande et de recrutement, ainsi qu’à l’usage innovant des langues[15].
Il est crucial de reconnaître l’importance des processus de communication et des échanges via le numérique et les réseaux sociaux, qui renforcent les formes de rupture et d’alliance entre les jeunes et leur entourage social d’une part, et entre les jeunes et les groupes radicaux d’autre part. Ces formes de rupture se manifestent par un ensemble d’éléments tels que la manière de parler, de percevoir et de se représenter les choses, de s’habiller et de saluer. Cela inclut un parcours puritain et un processus de purification marqué par divers codes culturels, créant un métissage qui renforce l’appartenance et la fusion dans le groupe via le numérique[16]. Ce changement s’opère non seulement au niveau global mais aussi dans le rapport à soi, à l’entourage et à son propre corps.
Dans ce contexte, le numérique joue le rôle de facilitateur, de tremplin entre les jeunes et la « terre de l’islam[17] », permettant ainsi la construction d’un projet religieux islamiste par l’endoctrinement, le djihad et le passage à une forme d’action violente. Les outils numériques offrent la possibilité de se lier directement à l’idéologie radicale, en reconfigurant ou même en contestant l’ordre établi, perçu comme déséquilibré, qu’il soit politique, social ou culturel[18].
Le sentiment de vivre dans un monde déséquilibré confère aux contenus numériques une légitimité accrue pour la diffusion de l’idéologie djihadiste. En utilisant des images, des vidéos et divers symboles, ces contenus ciblent toutes les catégories d’usagers des outils numériques, pour objectif de généraliser et d’incarner le phénomène de la radicalité chez eux[19].
À parti du travail empirique, Le déséquilibre est multidimensionnel, il est lié à une volonté d’atteindre la paix et la justice sociale, perçues comme perdues dans la société d’appartenance. Cette perception crée l’impression que le seul moyen d’acquérir cette justice sociale et cette paix est de partir. Comme l’exprime un jeune : « Atteindre la justice sociale au niveau national, parce que quand tu veux atteindre la justice sociale dans le pays entier ils ne vont pas t’entendre…[20] ». Progressivement, le numérique facilite cette possibilité de se déconnecter du monde réel, d’abord moralement ou symboliquement, puis en trouvant une alternative dans l’idéologie djihadiste. Cela conduit finalement au départ physique, la Hijra, au nom de Dieu[21].
Dans un autre sens, le déséquilibre est également lié à la notion de « la monopolisation [22] ». Cette notion exprimée par les enquêtés au cours de travail empirique, et décrit pour eux, la nature du système étatique au Maroc. En étant un système qui manipule le pouvoir en faveur du chef, ce qui est -selon les acteurs de terrain- contradictoire aux valeurs islamiques qui prônent la justice, l’égalité et la tolérance. La monopolisation ne se limite plus à la privation politique, mais inclut aussi la pratique de la violence. Cette pratique de violence sert à la fois à renforcer le pouvoir d’une personne ou d’une minorité sur l’ensemble de la population, et aussi à punir toute réaction contre cette manipulation du pouvoir politique, souvent sous le couvert de la religion pour légitimer et contrôler ces actions.
Il est le chef et il détient tout le pouvoir. Il utilise la violence pour réprimer toute opposition au système établi. Cela va à l’encontre des valeurs islamiques qui promeuvent la justice, l’égalité et la tolérance […] Le chef exploite la religion à des fins personnelles et pour consolider son autorité […], l’État monarchique emploie la violence comme moyen de contrôle et de justification du pouvoir… Cette approche étatique a conduit la société à perdre sa capacité à protéger ses intérêts, car le système en place maintient sa domination par la force et des décisions unilatérales[23].
En effet, il s’agit d’un mécanisme de monopolisation du pouvoir, tel que décrit par Norbert Elias, qui repose sur le contrôle centralisé des moyens de coercition par l’État. Cette monopolisation provoque un déséquilibre, modifiant les réactions et les pensées des individus, et conduisant à un changement de l’habitus et des attitudes sociales[24]. Les processus sociaux se développent ainsi autour de ces mécanismes de monopolisation du pouvoir, avec une tendance à échapper au contrôle étatique. Cela engendre une forme de production de contre-violence, en réponse à la violence et au contrôle exercés par l’État et le système politique du pays[25]. L’adoption d’une idéologie radicale et la concrétisation de cette idéologie par la violence sont perçues comme une réaction justifiable face à ce déséquilibre politique, social et religieux et la violence « injustifiable » de l’État.
Le réinvestissement du religieux en ligne par les outils numériques a permis aux groupes radicaux de présenter et défendre publiquement leurs causes, et de recruter de nouvelles catégories de jeunes radicaux. Ce réinvestissement facilite également l’interprétation du monde au-delà des frontières territoriales et géographiques, permettant aux organisations de publier et produire des contenus au-delà des contextes locaux restreints. Cette capacité de produire et d’interagir au-delà des contextes restreints s’accompagne d’une transformation des champs d’activité et des univers investis par les acteurs, participant à la recomposition des expériences et des rapports aux sphères sociales, économiques, politico-religieuses et idéologiques[26]. Selon Hoffer, cibler principalement des jeunes pour l’endoctrinement dans la radicalité violente représente la cible de toute une société, car la jeunesse traverse un moment crucial de recherche d’identité et de position sociale, où les idéologies jouent un rôle important. Les idéologies offrent des cadres motivants à travers la religion[27], en s’appuyant sur des interprétations religieuses qui justifient la violence radicale, et sur des considérations matérielles ciblant les jeunes issus de milieux défavorisés, cherchant à contester la pauvreté, l’inégalité, l’injustice ou le manque de liberté.
Le vide constitue le facteur primordial de la radicalisation chez les jeunes. Ils éprouvent un sentiment de vide existentiel où leurs efforts semblent vains. En proie à une dépendance encore marquée envers leurs parents, ils se trouvent dans l’incapacité de se marier ou d’émigrer vers l’Europe. Par conséquent, certains jeunes pensent que rejoindre un groupe extrémiste pourrait être leur salut[28].
Le numérique a facilité la déterritorialisation de l’identité religieuse et des savoirs associés, notamment ceux liés à la religion. Il offre aux jeunes musulmans la possibilité de s’engager plus facilement dans des causes internationales et supranationales, en leur permettant de se connecter, de s’identifier et d’interagir avec des « coreligionnaires » à travers le monde, comme le souligne Mohammed Ali Adraoui[29]. Cela représente une dissolution symbolique des frontières, tout en reconstruisant les repères identitaires des individus. Cependant, cette reconfiguration identitaire peut aussi découler des réalités de marginalisation, d’isolement et d’exclusion observées, comme le montrent d’ailleurs les résultats de l’enquête :
Quand le jeune est exclu socialement, politiquement, économiquement et aussi territorialement ; il est déjà dans une situation de non-droit. Donc l’utilisation des outils numériques et les réseaux sociaux, n’offrent pas au jeune seulement la possibilité d’intégrer les groupes extrémistes et d’adopter l’idéologie radicale, mais aussi de pouvoir se retrouver dans une « situation de régularité », légitime religieusement, où il peut revendiquer et contester les situations du non-droit et d’insatisfaction par rapport à l’ordre établi[30].
En effet, ce qui distingue particulièrement l’expérience de la Hijra et de la violence radicale chez les jeunes, c’est qu’elle leur confère le pouvoir d’agir en dehors de la loi au nom d’une « loi supérieure », celle de Dieu. C’est un état où l’individu peut agir au nom de Dieu, comme s’il était Dieu, devenant ainsi un sur-musulman, un être supérieur aspirant à la purification et à l’élévation spirituelle[31]. La Hijra est perçue comme un exil salvateur, visant à rompre avec un modèle de société jugé incompatible avec « leurs aspirations puritaines », tout en constituant un moyen de réalisation de soi, de reconstruction identitaire, et de réaffirmation de leur positionnement vis-à-vis de la société[32].
Le numérique comme un « espace autre »
Le processus initial de radicalité est intrinsèquement enraciné dans le contexte spécifique dans lequel le jeune individu évolue. De nombreux enquêtés soulignent que le manque de communication effective et le besoin de mécanismes de dialogue authentique incitent les jeunes à rechercher ces interactions à travers les plateformes virtuelles et numériques. Cela signifie que les jeunes d’aujourd’hui ne trouvent pas toujours de structures institutionnelles sécurisantes et structurantes, que ce soit au niveau de l’État ou dans le cadre social plus large (rapport à l’ordre social, rapport à l’entourage). Leur besoin de liberté d’expression, de participation aux processus politiques décisionnels, ainsi que de reconnaissance et de valorisation de leur rôle au sein de la société, les pousse à s’engager dans des espaces numériques où ils peuvent non seulement participer, recevoir et interagir, mais aussi se réinventer en dehors des normes sociales établies.
Michel Foucault explore le concept des « espaces autres »[33] en considérant que dans toutes les civilisations et sociétés, il existe des espaces de crise qui défient les structures établies. Ces espaces, à la fois réels et imaginaires, sont institués au sein de la société comme des lieux de contre-position, formant une sorte d’utopie où les autres emplacements réels sont simultanément représentés, contestés et inversés. Ils existent en dehors de tous les lieux définis et agissent comme des miroirs, des espaces non-physiques où l’individu se voit là où il n’est pas physiquement présent. Ces espaces virtuels jouent un rôle crucial en offrant une visibilité de soi-même, permettant de s’observer depuis une perspective absente dans les espaces physiques. Le miroir, dans ce contexte, opère comme un mécanisme de retour ; « à travers cette expérience, nous découvrons notre absence à l›endroit où nous sommes présents physiquement car nous nous voyons ailleurs. Cette réflexion depuis l›espace virtuel nous ramène vers nous-mêmes, nous permettant de réexaminer, de repositionner et de reconfigurer notre propre situation. Ainsi, pour être pleinement perçu, il est essentiel de passer par cet espace virtuel qui offre une perspective critique sur notre présence physique[34] ».
Dans ce contexte, le miroir représente les outils numériques et les réseaux sociaux comme des « espaces autres », virtuels et irréels, qui fonctionnent comme des lieux de crise. Ce sont des miroirs qui facilitent la construction d’expériences diverses d’engagement dans la radicalité violente. Bien que distincts de nos espaces ordinaires, ces lieux ou espaces sont interconnectés avec l’ensemble de la société et les sphères sociales, économiques, politiques et identitaires qui entourent les individus. Ils permettent une remise en question de notre expérience vécue, de notre identité et de notre positionnement, tout en favorisant une reconfiguration personnelle et sociale.
Selon les acteurs enquêtés, le numérique émerge comme un « espace autre » qui prend le relais des institutions traditionnelles de la société en crise. Au lieu d’incarner chez les jeunes les valeurs de la religion islamique telles que la paix, la tolérance et l’altérité, ces institutions véhiculent une culture de violence. Cela résulte de la dégradation des institutions religieuses, du manque de communication et d’adaptation, de la dévalorisation des programmes éducatifs islamiques et même des enseignants, qui jouent un rôle central dans le processus de socialisation. Les enseignants, confrontés à l’instabilité, la pression, la frustration et la violence, sont susceptibles de reproduire ces tensions dans leur enseignement et de les transmettre à leurs élèves[35]. Comme indiqué par un enquêté :
Nous sommes en train de former des victimes dans nos établissements. Les enseignants, soumis à des pressions personnelles, apportent ces tensions en classe, ce qui entrave leur capacité à éduquer efficacement dans un environnement caractérisé par le manque de communication et de soutien éducatif. Cela peut conduire à des comportements violents [36].
Les outils de communication numériques dans ce contexte d’étude, donnent la possibilité de critiquer, de questionner, de reconfigurer et de mettre en perspective les expériences vécues en les connectant à d’autres réalités à travers un espace virtuel. Cela permet une mobilisation accrue des interactions et des communications, libres de limites et de contrôles, dans un environnement structurellement ouvert à l’échange d’expériences et d’idées. C’est un espace où l’on peut discuter, recevoir des conseils et choisir ce qui semble le plus approprié à l’état d’esprit du moment. Il s’agit d’un « mode et monde structurellement ouvert à l’interaction où les espaces sont ouverts à l’échange des expériences et des idées, de discuter, recevoir des conseils et surtout choisir ce qui nous paraît le plus adapté à l’état d’âme du moment[37] ».
Les outils numériques offrent la possibilité de se situer en dehors des limites et de transcender le cadre ordinaire. En d’autres termes, il permet de se placer en marge des normes sociétales d’une part, et de remettre en question ces normes et valeurs régissant la société d’autre part. Ainsi, il constitue un univers où diverses formes d’interactions révèlent les changements au sein de nos sociétés, facilitant la création de moments de rupture tant dans la connexion que dans la déconnexion par rapport à l’ordre social[38], politique, et religieux, ainsi qu’aux systèmes de valeurs, normes et traditions régissant la société[39]. En ce sens, la communication numérique participe à la production de sens en construisant un territoire d’interaction où s’expriment d’autres formes d’existence, d’autres habitus, langages et réseaux. Cette dynamique ouvre la conscience des individus à des idées et principes ancrés dans de véritables préoccupations, questionnements et opinions, souvent présents dans les débats des jeunes sur les réseaux sociaux, et pouvant influencer des processus de conversion, de transformation et éventuellement de passage à la violence radicale[40].
Dans ce sens, Enzo Pace souligne que le virtuel des religions a historiquement influencé le monde réel, mais il a subi une transformation significative à travers les siècles. La révolution d’Internet réside dans sa capacité à créer un espace virtuel illimité par la communication, permettant à plusieurs réalités virtuelles de coexister simultanément. De plus, le numérique offre une liberté de mouvement sans frontières physiques ni barrières, provoquant une inversion des limites et des espaces : le réel se dématérialise tandis que le virtuel se matérialise. Ainsi, toutes nos activités et interactions numériques – qu’il s’agisse de symboles, de personnes, de rituels, de pratiques dévotionnelles ou de discussions sur des sujets sacrés – se dématérialisent à travers la communication en ligne, tout en étant reconnues comme existantes dans la réalité[41]. Ce changement transforme la perception du religieux, qui n’a plus nécessairement besoin de symboles physiques pour être exploré, réinventé et réinvesti en ligne.
Conclusion
Les chemins vers la radicalité violente sont variés et multiples, ils reflètent la diversité des processus, des configurations et des formes qui contribuent à la transformation vers un engagement djihadiste. Cette évolution prend des formes nouvelles dans des contextes internationaux et supranationaux, offrant des espaces alternatifs avec d’autres langages, attitudes et réseaux.
Le numérique n’est pas un simple moyen technique, mais il constitue un espace distinct et un miroir révélateur des dynamiques profondes de changement dans les modes de communication et d’expression au sein de la société. Cet espace met en lumière les réalités socio-économiques, politiques, religieuses et identitaires. Les outils numériques permettent aux individus non seulement de questionner leurs expériences personnelles, mais aussi l’ordre social dans son ensemble, y compris les structures politiques et économiques du pays ainsi que les relations de pouvoir au sein de la société. Ces outils sont des manières d’interroger les vécus, et donnent la possibilité de s’identifier, d’interagir et de produire au-delà des limites géographiques et sociales traditionnelles.
La construction de la radicalité violente des jeunes à travers les outils numériques, implique un processus de déterritorialisation qui les éloigne des environnements sociaux établis. En d’autres termes, cela implique un détachement des valeurs, normes et conditions qui régissent habituellement la vie de ces jeunes, pour envisager un autre devenir radicalisé et orienté vers le djihad. C’est une exploration de nouvelles possibilités et de chemins alternatifs pour échapper ou contester les nombreux aspects de l’univers politique, social et historique. Ce processus de déterritorialisation, se manifeste à travers une redéfinition des habitudes, des relations vis-à-vis de soi-même, de son corps, de l’entourage et de l’ordre social établi.
En effet, le numérique ne se réduit pas à être simplement un moyen facilitant le passage à la radicalité et la violence, mais il constitue plutôt un territoire propice à l’émergence et à la transformation de nouvelles configurations et de nouveaux positionnements vis-à-vis des lois et des structures sociales exista
Bibliographie
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