28/11/2024

Muqaddima, œuvre de l’esprit représentative et universelle

Muqaddima , la célèbre œuvre d’Ibn Khaldoun écrite entre 1377 et 1406 entre Tunis et Tlemcen, puis finalisée au Caire, traduite et retraduite dans plusieurs langues sous des appellations différentes, marque selon plusieurs penseurs de la modernité un tournant dans l’accumulation des acquis de la connaissance et du savoir depuis le Moyen Âge jusqu’à l’époque contemporaine. Nous avons proposé cette œuvre à l’inscription sur le registre international « Mémoire du monde » de l’Unesco[1].

Abdelhamid Larguèche

Abdelhamid Larguèche est professeur émérite en histoire et patrimoine à l’université de Manouba (Tunisie) et chercheur associé au CAREP Paris.

Quelle raison et quel fondement donner à cette proposition ?

Muqaddima[2], conçue au départ comme une introduction au Livre des exemples (Kitab al-Ibar[3]), a été vite perçue et reçue comme une œuvre à part entière, et a fini par acquérir une position particulière dans la circulation des savoirs. L’ouvrage est l’équivalent du Discours de la méthode, et aide à connaître et à expérimenter la « science de la société », qu’Ibn Khaldoun a fini par désigner par al-umran al-bachari. L’explication rationnelle des faits de société, des facteurs objectifs des dynamiques de constructions des entités politiques, de la séparation nécessaire entre les fonctions économiques de celles coercitives et politiques font de la Muqaddima une œuvre réflexive et de rupture avec son environnement intellectuel et scientifique.

Ibn Khaldoun, bien que défenseur d’une certaine manière de penser et d’écrire l’histoire, ne se présente néanmoins pas comme un historien inscrit dans une tradition héritée de ses prédécesseurs tels qu’al-Tabari ou al-Massoudi[4]. Il fonde son propre espace scientifique et épistémologique, qui embrasse la science historique mais comme une science qui va au-delà des faits et des événements pour les intégrer dans une logique compréhensive, interprétative et logique : « al-tarikhu fi batinihi nadharun wa tahqiq »[5]. L’histoire est dans l’œuvre d’Ibn Khaldoun le mouvement de l’homme dans son environnement : de son ingéniosité dépendent ses actes et son avenir. Un matérialisme historique se dégage de ses raisonnements et de son discours sur l’État des sociétés citadines ou rurales. Muqaddima peut très bien être considérée comme l’expression intellectuelle unique – quoique tardive – de la plus belle formulation d’un double héritage : grec, à travers les concepts aristotéliciens disséminés dans son texte et la géographie d’al-Idrissi[6], sur qui il s’appuie pour décrire les continents et la nature ; mais aussi un héritage arabe, celui d’Averroès, d’Avicenne, d’al-Kindi et d’al-Fârâbî.

La science d’al-umran al-bachari que nous traduirions dans la langue moderne par le terme « sociologie » est dans la vision d’Ibn Khaldoun une science des lois qui régissent la société humaine. Il faudrait aujourd’hui percevoir cela comme une anthropologie générale, sociale et culturelle telle que la conçoit Claude Lévi-Strauss qui, en partant de structures de parenté, a pu suivre le cheminement des solidarités humaines des plus élémentaires aux plus complexes[7]. Mais cette science est aussi annonciatrice de la naissance de la sociologie moderne, celle d’Auguste Comte, sans bien sûr cette croyance dogmatique au progrès continu, parce qu’Ibn Khaldoun intègre une vision réaliste mais pessimiste de la trajectoire des sociétés et des empires lorsqu’il les intègre dans des cycles de vie de trois ou quatre générations. Les États et les empires se désintègrent et dépérissent comme les êtres humains avec la fin inéluctable inscrite dans les gênes même de ce qui les fait naître. D’ailleurs, en parcourant les essais les plus « khaldouniens » sur la crise de la société occidentale – comme celui d’Emmanuel Todd, La Défaite de l’Occident –, nous observons la crise démographique des sociétés vieillissantes comme étant à la base de ce déclin presque fatal. Ibn Khaldoun, quelques siècles plus tôt, voit dans la peste noire cet immense ennemi mortel de la société humaine et dévoile dans cette société squelettique et diminuée les secrets de ses grandeurs et de ses déclins. Muqaddima donne une vraie leçon de matérialisme historique, à peine voilée par des précautions d’usage et de style imposées par l’omniprésence de la charia et de son diktat.

La redécouverte[8] de cette œuvre trois siècles plus tard fut d’abord le fait des Turcs, qui ont compris qu’il fallait relever les défis posés par Ibn Khaldoun sur la fatalité des déclins des empires. Tous leurs efforts de méditation et de réformes (militaires puis politiques) allaient dans ce sens : éviter le démembrement et l’éclatement à un moment où l’émergence des puissances européennes a bouleversé les rapports de force au détriment de l’empire turc. Ibn Khaldoun a désigné dans sa Muqaddima les limites humaines et morales des États et de leur cycle de vie. Ces cycles qui deviennent récurrents et acquièrent une force explicative du temps long et du temps court annoncent une manière aujourd’hui familière de penser et d’écrire l’Histoire : celle de la célèbre École des annales[9] qui nous a encouragés à reléguer l’événement au second plan pour mieux observer le mouvement lourd des structures qui font la vraie histoire.

Le choix conscient d’inventer un champ scientifique nouveau a permis à Ibn Khaldoun de se démarquer de la chronique historienne et des juristes du fiqh, dont il n’était pas un grand spécialiste – en témoignent ses déboires avec l’imam Ibn Arafa, qui finit par le chasser de Tunis vers 1382. Ceci explique également pourquoi Ibn Khaldoun est resté solitaire dans un monde où toute science répondait à un besoin social et cognitif régi, comme le disait lui-même, par la tradition (al-‘ada al mustaqirra). En effet, les fuqaha – les savants religieux – et les chroniqueurs étaient des corps constitués et solidaires et transmettaient leurs savoirs selon des normes et des règles partagées. Comme Averroès avant lui, Ibn Khaldoun voulait bousculer ces traditions et porter une critique radicale telle une sentence sur des habitudes et des manières de penser.

Son livre était destiné à dormir des siècles avant que la pensée occidentale ne le réhabilite et ne lui donne une seconde vie, celle que nous tentons de prolonger pour en faire le compagnon de notre modernité. Cette œuvre fondatrice d’une pensée scientifique embrasse par son envergure tous les domaines de la vie de l’homme et de son action. L’homme comme être social, comme être politique, comme instinct de conservation et volonté de puissance, comme être mystique, l’homme travailleur et l’homme artiste, bref, l’homme dans tous ses états, en temps de paix comme en temps de guerre ou d’épidémie. C’est à une anthropologie sociale et culturelle que son introduction à l’Histoire universelle nous invite. Une pensée de la modernité avec sa raison critique se profile derrière les toiles denses que l’auteur tisse dans sa reconstitution des rapports sociaux et des mécanismes de l’État et de son fonctionnement. Muqaddima, telle que nous voudrions la présenter au monde et à un public large en ces temps de tensions, de doutes et d’incertitudes est la figure de notre modernité recherchée à travers les labyrinthes de notre histoire mouvementée et contrastée.

La valeur exceptionnelle de l’œuvre

Plus d’un auteur affirme qu’Ibn Khaldoun est une exception dans son époque. En effet, je traduirais la valeur exceptionnelle de l’œuvre par le fait que nous sommes face au premier écrit qui fonde le rapport organique du politique (qui définit proprement l’État) à l’ensemble des acteurs sociaux et économiques de la cité. Bien avant Hobbes et bien avant Machiavel, Ibn Khaldoun affirmait qu’au fondement de la civilisation la plus raffinée, il y avait inévitablement de la violence – et paradoxalement toute violence n’a en vue que les grandeurs pacifiques de la civilisation.

Pour Machiavel[10], la souveraineté politique de l’État est au-dessus de toute considération morale ou religieuse, et la violence est nécessaire comme ultime recours de la raison d’État ; alors que pour Ibn Khaldoun elle est consubstantielle à l’État, mais sa finalité inconsciente reste l’épanouissement de la culture matérielle et ses fastes. Hobbes[11] décrète que la violence est engendrée par les conflits et les rivalités entre les hommes. Seul un contrat politique, imposé par un État fort, met fin à la violence.

Ibn Khaldoun place donc la violence au cœur de la pratique propre à tout État parce que, selon lui, l’essence du politique réside dans cet usage organisé de la violence à des fins politiques, fiscales, idéologiques ou mêmes religieuses. Il préfigure une idée nietzschéenne du pouvoir qui dit : « Là où la volonté de puissance fait défaut, il y a déclin. » Sœur spirituelle de l’œuvre de Freud dans ses paradoxes de la violence et du désir, Muqaddima présente de manière originale et concrète une de ces pensées de la défaite qui fait avancer l’histoire.

 

Les opinions exprimées dans cette publication sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la position du CAREP Paris, de son personnel ou de son conseil d’administration.

Notes :

[1] L’Unesco a lancé en 1992 le programme « Mémoire du monde », qui identifie et assure la préservation du patrimoine documentaire mondial.

[2] Ibn Khaldoun, Muqaddima. Discours sur l’histoire universelle, 3 vol., trad. Vincent Lonteil, Commission internationale pour la traduction des chefs-d’œuvres, 1967.

[3] Le Livre des exemples est l’histoire des Berbères et des Arabes, principalement en Afrique du Nord. Il fut édité à plusieurs reprises ; sa version la plus récente est celle dirigée par l’historien tunisien Ibrahim Chabbouh, Tunis, MTE, 2010.

[4] Al-Tabari et al-Massoudi sont deux célèbres historiens des IXe et Xe siècles, qui ont été en Orient les principaux chroniqueurs de leur époque.

[5] L’histoire est dans son fond une analyse et une interprétation des faits (traduction de l’auteur). Dans : Ibn Khaldun, Muqaddima, Tunis, MTE, livre V, p.360, en arabe.

[6] Al-Idrissi est un célèbre géographe arabe du XIIe siècle, connu pour son œuvre cartographique monumentale.

[7] Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Pocket, 1997 [1958].

[8] Ce n’est que vers le XVIIIe siècle que les Turcs traduisent Muqaddima afin de repenser les raisons du déclin de l’Empire ottoman. Ensuite, au XIXe siècle, les Français font leur propre traduction et entame sa diffusion dans le monde colonial. Le baron de Slane réalise la première version française en 1868.

[9] Initiée par les historiens français Lucien Febvre et Marc Bloch (XIX-XXe siècles), l’École des annales privilégie l’analyse des structures et des mouvements longs de l’Histoire et rompt avec l’histoire dite « événementielle ».

[10] Nicolas Machiavel est un philosophe italien du XVIe siècle, célèbre pour son ouvrage Le Prince, dans lequel il fonde une théorie moderne du pouvoir politique.

[11] Thomas Hobbes est un philosophe anglais du XVIIe siècle, connu pour sa théorie de l’État et de la société civile. Il est célèbre pour son ouvrage Léviathan, devenu un classique des sciences politiques.