Si le débat sur l’adaptabilité de la religion islamique sur le territoire laïc européen a toujours été houleux et peu concluant, les événements de ces dernières années, tels que la controverse engendrée par les caricatures du Prophète de l’islam en 2005 et l’attentat tragique contre Charlie Hebdo en 2015, ont certainement conduit à une véritable crise sociale et, surtout, identitaire. Cette impasse a été abondamment documentée par de nombreuses recherches scientifiques. Sont évoquées l’idéologie islamique et la difficile coexistence de ses valeurs religieuses avec des valeurs séculières dont les pays occidentaux se sont jadis faits les promoteurs ; parmi celles-ci, par exemple, la liberté d’expression. C’est précisément à partir de cette notion – et du débat qu’elle a récemment engendré – que Hadami Redissi propose dans son livre S’exprimer librement en islam une nouvelle clé de lecture destinée à « secouer » les piliers moraux incontestés sur lesquels reposent les sociétés démocratiques, en posant la question suivante : comment concilier l’impératif de liberté d’expression avec la sensibilité des convictions religieuses ?
L’auteur débute par un exposé historique et artistique de la représentation figurative religieuse dans l’islam, éclairant les divergences idéologiques qui l’entourent ainsi que les controverses relatives à la « visibilité négociée » du Prophète. Il s’intéresse ensuite à la notion de blasphème, retraçant son évolution et invitant à repenser les limites de ce concept à l’ère contemporaine. Dans cette perspective, le débat concernant l’islamisme radical et le laïcisme autoritaire des États post-coloniaux émerge comme un enjeu majeur. La tension entre ces deux pôles met en lumière les défis auxquels se heurte la liberté d’expression, alors que l’auteur s’interroge également quant à l’influence de ces contextes sur la perception de la critique religieuse. Enfin, il examine la liberté d’expression en rapport avec la foi islamique – et leur apparente discordance – à travers l’histoire, tout en posant la question : que signifie « réformer l’islam par le retour à l’islam » ?
La satire en guerre : un miroir de la liberté d’expression
Dans notre époque moderne où les médias sociaux amplifient les voix et les opinions, la satire est devenue une forme essentielle de commentaire social et politique, servant à défier le pouvoir et à exposer l’absurde, tout en devenant, comme l’affirme Hamadi Redissi, un reflet significatif du degré de liberté d’expression au sein d’une société. Dans les contextes où la liberté d’expression est valorisée, la satire peut prospérer en tant qu’outil de critique sociale et politique, favorisant ainsi un débat public enrichissant. En revanche, dans les sociétés où cette liberté est restreinte, la satire est souvent perçue comme une menace, entraînant des répercussions sévères pour ceux qui osent en user.
Les pays islamiques détiennent actuellement, en effet, le record absolu des poursuites judiciaires pour blasphème. À cet égard, Hamadi Redissi fait remarquer que, paradoxalement, l’époque de penseurs tels qu’Ibn al-Muqaffa’ (vers 759 apr. J.-C.), Abou Issa al-Warraq (994) et Ibn al-Rawandi (911), bien que marquée par de fortes tensions politiques et religieuses, offrait dans certains contextes une tolérance intellectuelle supérieure à celle de réalités contemporaines, où la censure et la répression des idées dissidentes semblent s’être intensifiées au nom de la protection des croyances.
S’exprimer, aujourd’hui comme hier
La liberté d’expression a une longue histoire, ayant évolué au fil des siècles, avec des luttes pour la tolérance et la critique face aux institutions établies. C’est cette longue histoire qui constitue le sujet principal du livre de Redissi. L’auteur retrace l’évolution de cette notion, en mettant en lumière ses trajectoires diverses en Occident et dans le monde musulman. En Occident, cette liberté a été façonnée par des siècles de luttes politiques et sociales, avec des mouvements intellectuels tels que la Renaissance et les Lumières, jouant un rôle crucial dans son affirmation. À l’inverse, la situation dans le monde musulman est plus complexe, car la liberté d’expression y a été influencée par des interprétations diverses des textes religieux et par des structures politiques souvent autoritaires. Historiquement, des périodes de relative ouverture ont existé, comme durant l’« âge d’or islamique », quand des penseurs pouvaient débattre librement. Toutefois, au fil des siècles, de nombreux pays musulmans ont vu émerger des régimes qui ont sévèrement restreint ce droit, souvent au nom de la protection de valeurs religieuses et culturelles. La montée des mouvements islamistes a également renforcé la censure et limité les voix critiques. À ce propos, il est intéressant de noter, affirme l’auteur, que même les fondateurs de l’islam radical – wahhabite – ne sont pas tant préoccupés de l’image figurative, contrairement à un lieu commun qui consiste à tout leur imputer. En effet, le débat sur la représentation figurative n’est pas clos, et on peut objecter à juste raison que seul l’islam extrémiste rejette tout type de figuration. Mais les choses ne sont pas si évidentes dès lors qu’on pense à l’hostilité des oulémas envers l’idolâtrie. Que dire alors de la « visibilité négociée » du Prophète ? Élaborée vers le XIIe siècle par les oulémas, cette doctrine traverse tout le Moyen Âge et survit encore aujourd’hui ; son argumentaire alimente les fatwas contemporaines et inspire le droit positif ainsi que la jurisprudence. Cependant, nous avertit l’auteur, après le célèbre Printemps arabe, de nouvelles voix ont commencé à revendiquer leur droit à la libre expression, même face à de lourdes répercussions.
L’anachronique réforme de l’islam
Il est souvent dit que l’islam a connu un âge d’or entre le IXe et le XIIe siècle, avant de plonger dans un déclin marqué. L’auteur souligne que, suite à cette période, l’intelligence et le savoir deviennent rares, tandis que le pouvoir se rigidifie. Toutefois, à la fin du XVIIIe siècle, une aspiration à la modernisation émerge, soulevant des questions sur l’évolution de l’islam tout en respectant ses principes fondamentaux. Redissi analyse comment, au XIXe siècle, la notion de liberté prend un nouveau sens dans les pays musulmans, avec un clivage entre les « lumières radicales », qui se libèrent de la religion, et le réformisme, qui cherche à réinventer une tradition libérale. À cette époque, les réformateurs s’efforcent de rattraper l’Oumma face à l’Occident, renouvelant l’interprétation religieuse en revenant aux racines de la foi. Ils s’opposent au taqlid et au juridisme rigide des oulémas, accédant directement aux sources scripturaires interprétées par les salafs.
Cependant, l’auteur note que le réformisme ne parvient pas à régénérer l’Oumma et décline dans les années 1950, laissant place aux idéologies nationalistes, socialistes et marxistes. Dans ce contexte, l’islamisme radical qui émerge dans les années 1970 devient le principal adversaire du réformisme. Ses partisans affirment que cet islamisme radical est une réaction au « laïcisme » post-colonial, ce qui engendre une confusion dans la définition même du réformisme, incluant désormais des variantes libérales, séculières, modernes, progressistes et spirituelles. Redissi observe que les réformistes du XIXe siècle, principalement des oulémas, sont remplacés par des universitaires des sciences humaines, conscients de la pluralité des interprétations des textes et de la diversité de la modernité. Malgré cela, ils demeurent engagés pour un islam réformé, avec des figures controversées. Aujourd’hui, deux orientations continuent d’unir les réformismes d’Europe et des pays à majorité musulmane, reliant les générations de réformistes du XIXe siècle à nos jours : la laïcité islamique et, en opposition, une laïcité radicale de la pensée libre. L’auteur pose une question pertinente : dans quelle mesure ces débats influencent-ils la vie des croyants aujourd’hui ?
Une subtile invitation à la réflexion se dégage de l’ouvrage : à la suite des nombreuses invitations à la réforme qui ont impliqué des chercheurs – et les penseurs islamiques eux-mêmes –, il semblerait que la pensée islamique suive un temps qui lui est propre. L’anachronisme apparent de ce phénomène oblige donc à se demander s’il est encore possible de réformer cette pensée…
Les opinions exprimées dans cette publication sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la position du CAREP Paris, de son personnel ou de son conseil d’administration.