10/01/2025

Plaidoyer pour un dialogue national inclusif

Par Mutasem Syoufi
©FMT

Une première version de cet article a été publiée en arabe dans le journal Daraj le 7 janvier 2025.

La chute du régime en Syrie représente un moment charnière dans l’histoire contemporaine du pays. Elle marque en effet la fin d’un long calvaire pour la population syrienne dans sa quête de liberté et de dignité. Si la chute d’Assad laisse place à l’incertitude, la période de transition voit d’ores et déjà émerger de nouveaux défis. En dépit des annonces récentes faites par la nouvelle administration, les Syriens ne savent toujours pas quels sont les objectifs réels de cette transition.

Certes des mesures urgentes ont été prises telles que la formation d’une nouvelle structure de sécurité et la mise en place d’une feuille de route pour la rédaction de la constitution ; pourtant ces mesures n’ont pas été suffisamment intégrées dans un processus démocratique global où les Syriens, dans toute leur diversité, pourraient activement participer à l’élaboration d’un futur projet politique.

Ainsi la question fondamentale demeure : comment concilier les impératifs de stabilité immédiate et de sécurité avec la construction d’un système démocratique qui soit le fruit d’un large consensus national ? Cette question soulève la nécessité de penser la transition politique de manière participative et inclusive, en impliquant toutes les composantes de la société syrienne. À ce jour, il manque une véritable vision de la transition politique, ainsi qu’un mécanisme de dialogue national garantissant la réconciliation et la définition d’un véritable projet de société.

Portrait de Mutasem Syoufi

Mutasem Syoufi

Mutasem Syoufi est un activiste syrien pour la démocratie et les droits de l’homme en Syrie depuis le Printemps de Damas en 2000. Son analyse de l’impact de la concurrence internationale et géopolitique sur le conflit syrien apporte des perspectives précieuses à son travail de plaidoyer. Il est actuellement directeur exécutif de l’organisation The Day After, une ONG syrienne engagée pour l’avenir démocratique et les droits de l’homme en Syrie. Mutasem Syoufi est titulaire d’un Master en affaires internationales et études stratégiques de King’s College London et d’un master en gestion de la construction obtenu à la Kingston University London.

 Les initiatives actuelles et leurs limites

L’administration dirigée actuellement par M. Ahmad al-Sharaa a récemment présenté plusieurs initiatives visant à stabiliser la Syrie et à amorcer sa transition politique. Parmi ces mesures figurent des propositions ambitieuses qui, tout en visant à répondre aux défis immédiats, soulèvent des interrogations sur leur mise en œuvre effective et sur leur capacité à inclure toutes les composantes de la société syrienne. Ces mesures s’articulent autour de quatre points.

Tout d’abord, un congrès national est envisagé, qui réunirait mille personnalités syriennes issues de divers horizons idéologiques, politiques, religieux et régionaux. Ce congrès serait censé discuter des grandes orientations de la transition politique et des réformes nécessaires pour structurer l’avenir du pays. Cette initiative rappelle le Congrès de Dialogue National syrien de 2012, qui avait été convoqué sous l’égide du régime d’Assad, mais n’avait pas abouti à une véritable réconciliation nationale. Le nouveau congrès aurait pour objectif de constituer un forum afin d’élaborer une feuille de route pour la Syrie post-régime. Toutefois, la question de l’inclusivité et de la représentativité réelle de ce congrès reste floue, notamment concernant l’intégration des opposants historiques au régime et des représentants des zones de gouvernance autonome comme celles du Rojava.

Deuxièmement, l’administration propose la formation d’un « gouvernement de compétences », composé de figures politiques et technocratiques supposées refléter la diversité de la société syrienne. Ce gouvernement aurait pour mission de gérer la période de transition, de répondre aux besoins immédiats des citoyens et de poser les bases d’un futur système démocratique. Cette idée s’inspire du modèle irakien après la chute de Saddam Hussein, où un gouvernement de transition avait été mis en place avec l’aide internationale. Cependant, le succès de ce modèle reste mitigé en Irak, où des divisions internes ont souvent compromis la stabilité et l’unité du gouvernement. De même, en Syrie, l’absence de confiance entre les différentes factions pourrait rendre difficile la constitution d’un gouvernement véritablement représentatif.

Troisièmement, la dissolution des groupes armés tels que Hayat Tahrir al-Sham, un groupe jihadiste dominé par des anciens de l’ex-Nusra Front, constitue l’une des mesures phares de l’administration. La proposition est d’intégrer ces factions dans les structures de sécurité sous le contrôle de l’État. Une initiative similaire a été tentée en Afghanistan, où des factions talibanes ont été intégrées dans l’armée nationale après la chute du régime de Karzaï, mais cette intégration a souvent échoué à apporter la stabilité, exacerbant les tensions entre les anciens combattants et les forces de l’ordre officielles. En Syrie, la question de l’intégration des groupes armés dans les institutions étatiques soulève des préoccupations similaires sur la capacité de l’administration à contrôler ces groupes et à éviter des rivalités internes.

Quatrième et dernier point concerne l’annonce de la rédaction d’une nouvelle constitution sur une période de trois ans, suivie d’élections générales dans un délai de quatre ans. Ce processus est censé poser les bases d’un système politique démocratique en Syrie. Cependant, cette initiative est similaire aux précédentes tentatives de réforme constitutionnelle qui ont échoué à produire un véritable changement, comme ce fut le cas avec la révision de la Constitution syrienne en 2012. Le manque de transparence dans les négociations et l’absence d’un cadre juridique solide risquent d’entraver les efforts de démocratisation.

Des lacunes susceptibles d’entraver le succès de la transition politique

Bien que louables dans leurs intentions, ces initiatives laissent place à une certaine ambiguïté quant à leur mise en œuvre. L’absence de précisions sur les étapes concrètes du processus et les responsabilités des différentes autorités publiques crée un sentiment d’incertitude, rendant difficile l’adhésion à un projet de transition qui semble encore flou. Les annonces relatives au congrès national, à la rédaction de la constitution ou à la formation du gouvernement sont souvent vague et manquent de clarté quant aux étapes concrètes, au calendrier et aux responsabilités des acteurs impliqués. L’absence de vision commune pour le futur de la Syrie renvoie à l’échec de précédents processus de transition dans des contextes similaires, comme en Libye, où les divergences internes ont miné les tentatives de reconstruction politique et de réconciliation.

Par ailleurs, le processus de transition semble rester largement concentré entre les mains de l’administration actuelle, qui cherche à maintenir un contrôle centralisé sur les réformes. En d’autres termes, bien que le gouvernement de compétences annoncé se présente comme une mesure de partage du pouvoir, il reste sous l’influence directe de l’administration en place. Ce modèle risque de se révéler inefficace, comme l’a montré le processus de transition en Égypte après la chute de Moubarak. La centralisation du pouvoir a souvent entravé la formation d’un gouvernement inclusif et a exacerbé les tensions entre différents groupes politiques. En Syrie, cette centralisation risque de marginaliser des acteurs clés de la rébellion et d’autres segments de la société, comme les kurdes ou les alaouites, qui réclament un rôle plus important dans la gouvernance.

Enfin, l’absence de mécanismes concrets de dialogue inclusif entre les différentes forces politiques, sociales et communautaires est préoccupante. Le processus de réconciliation nationale est déconnecté des aspirations profondes de la population syrienne qui exige une réelle participation au processus décisionnel. Le manque de consultation notamment des femmes, des jeunes et des minorités a souvent été un obstacle dans d’autres transitions politiques. En Tunisie, le dialogue national inclusif a été une composante essentielle du processus de réconciliation et de transition démocratique. La marginalisation de certaines communautés en Syrie pourrait donc entraver les efforts pour parvenir à une paix durable. Le dialogue doit être un processus véritablement participatif, garantissant l’inclusion de tous les segments de la société syrienne dans la prise de décision.

En somme, bien que les initiatives de l’administration actuelle visent à amorcer une transition politique, plusieurs obstacles majeurs persistent et devraient être surmontées pour garantir le succès de la transition vers une Syrie démocratique et stable.

Pour un cadre inclusif de dialogue national

Face à ces défis, nous plaidons pour la création d’un cadre national de dialogue inclusif et participatif, destiné à impliquer toutes les forces vives de la société syrienne dans le processus de transition.

Une instance officielle et indépendante devrait être mise en place pour coordonner et organiser les dialogues nationaux. Cette instance serait composée de personnalités syriennes reconnues pour leur compétence intellectuelle, leur intégrité et leur capacité à représenter une large diversité d’opinions et de régions du pays. Il serait essentiel de veiller à ce que cette instance soit véritablement indépendante du pouvoir actuel afin de garantir la crédibilité et l’équité du processus. La composition de cette instance devrait également prendre en compte la parité hommes-femmes et l’inclusion de jeunes pour assurer une véritable représentativité de la société syrienne.

Le dialogue national devrait se dérouler à l’échelle nationale et internationale, en organisant des rencontres et des consultations dans chaque province syrienne, ainsi que dans les communautés syriennes à l’étranger. Ce dialogue inclurait des représentants de toutes les couches sociales, des intellectuels, des associations professionnelles, des syndicats, ainsi que des acteurs de la société civile. L’objectif serait de recueillir des avis, des propositions et des attentes provenant d’un large éventail de citoyens, afin de garantir que la transition politique ne soit pas un processus élitiste, mais un véritable projet de société partagé.

Quatre conditions devraient être réunies pour garantir le succès de cette initiative :

  1. L’indépendance de l’instance nationale vis-à-vis des autorités en place devrait être garantie, afin d’assurer sa légitimité et sa capacité à prendre des décisions réellement représentatives.
  2. Les résultats issus du dialogue national devraient être contraignants pour l’administration, de manière à ce qu’ils soient intégrés dans le processus législatif et politique du pays.
  3. Le dialogue devrait inclure toutes les catégories sociales de la Syrie, y compris les femmes, les jeunes et les acteurs des minorités. La participation des régions et des communautés syriennes à l’étranger doit également être assurée.
  4. Un programme détaillé devrait être mis en place pour traiter des questions essentielles de la transition : la rédaction de la constitution, la forme du système politique, la justice transitionnelle, l’économie de la Syrie future, et la réconciliation nationale.

Le soutien des organisations internationales, telles que la Ligue arabe et l’ONU, est crucial pour garantir la légitimité et la faisabilité du processus. Ces entités pourraient notamment offrir un soutien technique, des conseils et une supervision du dialogue national, tout en veillant à ce que les droits des Syriens soient respectés tout au long du processus.

Bien qu’investie d’une légitimité acquise par sa gestion de la phase de chute du régime, l’administration actuelle ne peut à elle seule porter la responsabilité de la transition. Une solution viable nécessite la collaboration active de toutes les composantes de la société syrienne, dans un cadre transparent et démocratique. L’établissement d’une instance nationale indépendante pour organiser un dialogue inclusif, représentatif et contraignant pourrait être une étape déterminante pour garantir un avenir pacifique, démocratique et stable pour la Syrie. Seule une telle démarche, reposant sur une vision commune et partagée, pourra permettre à la Syrie de tourner définitivement la page de son passé autoritaire et de construire un avenir apaisé et fondé sur les principes démocratiques.

Les opinions exprimées dans cette publication sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la position du CAREP Paris.