17/02/2025

Scènes d’une banlieue de Damas

Par Alex Simon, directeur du programme environnemental chez Synaps
Banlieue de Daraya, Damas
Daraya, banlieue au sud-ouest de Damas, janvier 2025 © Alex Simon

À moins d’une demi-heure de route de l’agitation et du charme du centre de Damas, la banlieue de Daraya semble appartenir à un autre monde. Affamée, bombardée par des barils d’explosifs, vidée de ses habitants et pillée pour ses matériaux, Daraya raconte l’histoire d’un régime syrien ayant délibérément rendu de vastes zones de son propre pays inhabitables.

Le quartier illustre aussi l’ampleur du soutien et le temps nécessaires pour rendre ces ruines à nouveau vivables ; une évidence que ceux qui réclament le retour des réfugiés dans un pays incapable de les accueillir choisissent pourtant d’ignorer.

À l’entrée de Daraya, deux visages de la ville apparaissent. Droit devant, le rond-point central est bordé de bâtiments ayant survécu au siège et aux bombardements entre 2012 et 2016. L’un d’eux arbore sur son toit une installation inachevée de panneaux solaires, image familière dans un pays où l’électricité publique s’est effondrée, poussant les habitants à mutualiser leurs ressources pour installer des alternatives locales.

Mais sur le côté droit de la route, le paysage change brutalement. Une zone si totalement rasée que j’ai dû demander confirmation à ma collègue Malak : y avait-il vraiment un quartier ici ? Ces bâtiments, situés dans le secteur d’al-Khaleej, n’ont pas été seulement bombardés : ils ont été systématiquement détruits par les forces du régime, qui en ont fait une zone tampon entre l’aéroport militaire de Mazzeh et Daraya, où des forces rebelles sont repliées.

Aux portes de Daraya, Damas, janvier 2025 © Alex Simon
Ruines à Daraya, Damas, janvier 2025 © Alex Simon

Aujourd’hui, al-Khaleej est un paysage lunaire fait de terre, de blocs de béton et de débris sans valeur, abandonnés faute d’intérêt même pour les pilleurs pro-régime. Il semble que cette zone ait également servi de décharge pour des gravats amenés d’autres quartiers de Daraya.

Malak et moi étions accompagnés d’un ami, Abu H., qui nous a conduits à l’endroit où se dressait autrefois la maison de notre connaissance commune, aujourd’hui reconnaissable uniquement grâce à un poteau dépassant des décombres.

Plus loin de la ligne de front, les destructions sont moins systématiques, mais tout aussi saisissantes. La pointe d’un minaret signale l’emplacement d’une ancienne mosquée, aujourd’hui réduite à un enchevêtrement de béton et de ferraille.

D’autres bâtiments tiennent encore debout, mais sont trop endommagés pour être réparés ou habités. Les étages supérieurs se sont effondrés, et des blocs de béton pendent tels des carillons lugubres. Certains sont en partie occupés par des habitants revenus dès 2018, souvent parmi les plus vulnérables : ceux qui n’avaient pas les moyens de continuer à louer ailleurs et qui sont retournés dans des quartiers en ruine, où les services essentiels sont inexistants.

Des immeubles épargnés par la guerre à Daraya, Damas
Des immeubles épargnés par la guerre à Daraya, Damas, janvier 2025 © Alex Simon

Difficile d’évaluer quelle proportion de Daraya reste habitable. En 2022, la Banque mondiale estimait que jusqu’à 43 % du parc immobilier de la ville avait été endommagé ou détruit[1] – un chiffre déjà alarmant, qui semble pourtant sous-estimé face à l’ampleur des destructions visibles sur place.

Avant la guerre, la ville comptait environ 250 000 habitants, ce qui signifie que des dizaines de milliers de personnes n’ont plus de foyer où revenir. Sans parler de ceux qui ont perdu la vie ou leurs proches : selon des militants que nous avons croisés, environ 9 000 habitants de Daraya ont été tués, dont plus de 500 sont morts dans les prisons du régime.

Et, contrairement à d’autres localités, Daraya n’a vu pratiquement aucun de ses enfants revenir vivant des geôles du régime. Bien sûr, l’habitabilité ne se résume pas au logement. Le même rapport de la Banque mondiale indiquait que sept des huit établissements de santé de Daraya avaient été mis hors service.

Ce qui m’a peut-être le plus troublé à Daraya, c’est cette coexistence entre la ruine et un semblant de retour à la vie. Des enfants jouant au football sur un terrain jonché de débris, des vieillards fumant la chicha au premier étage d’un immeuble sans façade, des écolières sortant de classe dans une rue animée, à quelques pas d’un décor de désolation absolue.

Ancien hôpital de Daraya, Damas, janvier 2025 © Alex Simon
Sortie d'école à Daraya, Damas, janvier 2025 © Alex Simon

À Daraya, comme dans tant d’autres villes syriennes, ce contraste fait partie du quotidien. Les familles et les communautés luttent pour rétablir un minimum de conditions de vie : installation de panneaux solaires, réparation d’écoles endommagées, remplacement des câbles électriques pillés.

La « reconstruction » en Syrie repose jusqu’ici sur ce processus acharné, initié par la base : une réhabilitation progressive des ruines, grâce aux ressources locales et au soutien de la diaspora. La plupart n’ont reçu aucun appui des autorités, du régime de Damas ou de donateurs étrangers.

Au contraire, l’État syrien a entravé la reconstruction : des checkpoints aux entrées de quartiers en ruines imposaient des taxes sur les matériaux de construction, voire bloquaient totalement les retours. Parallèlement, les sanctions occidentales compliquaient encore le transfert d’argent depuis l’étranger.

Ces efforts communautaires forcent l’admiration, mais il ne faut ni les idéaliser ni surestimer leur portée. Sans un soutien extérieur sérieux, les habitants de Daraya peineront même à dégager les gravats et à démolir les bâtiments trop endommagés pour être sauvés – encore moins à les reconstruire.

La même réalité prévaut ailleurs : dans la banlieue de Damas, dans certains quartiers de Homs – la première ville à s’être soulevée en masse contre le régime –, à Alep – où la guerre a été suivie du tremblement de terre de 2023 –, dans le nord-est de la Syrie – criblé par les bombes américaines lors de la lutte contre l’État islamique –, et plus largement à Gaza, dans la banlieue sud de Beyrouth, à Mossoul et à bien d’autres endroits.

Il est frappant de constater combien le monde s’est habitué à voir de telles destructions comme une fatalité – tant qu’elles ont lieu dans des pays arabes et musulmans. D’où l’observation glaçante de mon collègue Peter Harling : le Moyen-Orient est devenu « une terre de sang où d’autres règles s’appliquent, où la vie humaine n’a pas le même prix qu’ailleurs[2]».

Les décombres d'une mosquée à Daraya, Damas
Les décombres d'une mosquée à Daraya, Damas, janvier 2025 © Alex Simon

Cette destruction et la souffrance qu’elle masque défient l’entendement. Il semble vain, présomptueux d’essayer de la retranscrire en mots ou en images. Même sur place, elle prend un aspect irréel.

L’ampleur de la catastrophe ne se perçoit que par éclairs : le squelette d’une mosquée où une communauté priait autrefois, un monticule de terre qui fut un foyer, l’histoire de cet enfant qu’Abu H. surprit un jour en train de jouer avec une grenade : « Je lui ai dit qu’il devait me la donner car elle risquait d’exploser. Il m’a répondu : “Ce n’est pas grave, j’en ai une autre !” »

Les pays riches auraient toutes les raisons d’aider des communautés comme Daraya à se reconstruire – que ce soit par humanité ou même par simple calcul politique, pour le retour des réfugiés. Mais c’est l’inverse qui prévaut aujourd’hui.

L’Occident tergiverse sur l’aide et sur la levée des sanctions tout en multipliant les discours sur le fait qu’il est temps pour les réfugiés de rentrer chez eux. Trop de Syriens découvrent ainsi que leurs villes natales restent inhabitables, tandis que leurs lieux d’exil le deviennent à leur tour. Une cruauté presque aussi absurde et grotesque que la destruction elle-même –qu’il serait pourtant infiniment plus facile de commencer à réparer…

Les opinions exprimées dans cette publication sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la position du CAREP Paris.

Notes :

[1] World Bank Group, « Syria Joint Damage Assessment 2022 – Q&A », 28 févr. 2023. URL : https://www.worldbank.org/en/country/syria/brief/syria-joint-damage-assessment-2022-q-a

[2] Peter Harling, « Dans le miroir des guerres d’Israël », Le Monde diplomatique, févr. 2025. URL : https://www.monde-diplomatique.fr/2025/02/HARLING/68040