Dans son ouvrage intitulé Le Déluge. La guerre contre la Palestine à Gaza[1], publié en mai 2024 par le Centre arabe de recherche et d’études politiques, Azmi Bishara propose une analyse détaillée et en temps réel de l’opération « Déluge d’al-Aqsa », initiée le 7 octobre 2023, et de la guerre à Gaza qui s’en est suivi. Cet ouvrage de 184 pages, structuré en quatre chapitres et accompagné d’une introduction, d’une bibliographie et d’un index général, se veut un complément essentiel à son précédent livre, Palestine. Vérité et justice[2]. L’objectif est d’offrir des clés de compréhension des événements récents et de préserver la mémoire des victimes, pour que leurs souffrances ne soient pas oubliées. Le livre n’est pas une étude historique exhaustive sur Gaza ou sur la question palestinienne, mais un supplément d’information sur les thèmes déjà abordés dans ses ouvrages antérieurs.
Gaza, un territoire sous siège. Les racines de l’opération « Déluge d’al-Aqsa »
Dans le premier chapitre – le plus long et le plus détaillé –, Bishara analyse la violente guerre menée par Israël contre Gaza après le lancement de l’opération le 7 octobre 2023, en détaillant les origines, les motivations et les raisons de la persistance de ce conflit, mais aussi les efforts israéliens pour dissimuler leurs intentions stratégiques. Ce chapitre souligne l’ampleur des violences perpétrées, abordant notamment les accusations de crimes contre l’humanité et de génocide. L’auteur revient sur le contexte précédant ces événements : bien que les forces israéliennes aient quitté Gaza en 2005, le territoire est resté sous leur contrôle, Israël ayant maintenu un blocus sévère, contrôlant les déplacements, les échanges commerciaux, les frontières maritimes et aériennes de l’enclave. En décrivant Gaza comme un camp de détention géant où vivent plus de deux millions de Palestiniens, Bishara rappelle que la majorité des habitants sont des réfugiés expulsés de leurs villages, soulignant par là un aspect central de la question palestinienne qui reste non résolue. Il insiste sur le fait que l’opération « Déluge d’al-Aqsa » n’est pas un événement isolé, mais l’aboutissement d’une longue période d’oppression. Bishara évoque par ailleurs la mise à la marge de la cause palestinienne ces dernières années, alors que les Palestiniens souffrent continuellement sous occupation en Cisjordanie et que Gaza est dans une situation de détresse absolue, souvent contrainte de recourir aux armes pour attirer l’attention mondiale. Selon lui, l’ampleur des restrictions et des humiliations subies par les habitants de Gaza entretient une colère persistante qui s’est manifestée à plusieurs reprises par des tirs de roquettes, rappelant ainsi la réalité d’un territoire sous blocus et sans espoir. Bishara situe enfin l’opération « Déluge d’al-Aqsa » dans un contexte régional plus large. Il souligne la progression de la colonisation en Cisjordanie et à Jérusalem, ainsi que la normalisation des relations entre certains pays arabes et Israël alors que la question palestinienne n’a toujours pas trouvé de résolution. Cette opération est, selon lui, à la fois un acte de résistance et un rappel de l’importance de la cause palestinienne. En examinant le rôle du Hamas à Gaza, l’auteur aborde les tensions internes qui ont divisé le mouvement national palestinien après les accords d’Oslo, et le conflit armé entre le Hamas et l’Autorité palestinienne en 2006. Il décrit les dilemmes auxquels le groupe est confronté, à propos de l’occupation israélienne ou dans ses relations avec l’Autorité palestinienne et avec les pays hostiles aux Frères musulmans, par exemple l’Égypte.L’opération « Déluge d’al-Aqsa » et la guerre à Gaza : une évaluation en pleine crise
L’opération du 7 octobre se distingue, selon Bishara, par sa nature quasi militaire, rompant avec les précédentes opérations de résistance armée plus isolées. Il l’interprète comme une réponse aux incursions répétées de colons israéliens sur l’Esplanade des Mosquées, aux conditions de vie difficiles à Gaza et aux promesses non tenues d’assouplir le blocus après chaque guerre. Bishara rappelle que la prise d’otages visait à contraindre Israël à accepter un échange de prisonniers. Dans un souci d’équilibre, l’auteur évoque les abus et les crimes commis contre des civils israéliens par les combattants des brigades Izz al-Din al-Qassam, tout en expliquant que la situation a quelquefois échappé à leur contrôle, notamment en raison de l’afflux massif de civils gazaouis dans les colonies israéliennes, une fois les brèches ouvertes dans la frontière. Cependant, Bishara estime que cette opération a dépassé la simple stratégie défensive et dissuasive qui caractérisait jusque-là la lutte armée palestinienne, stratégie plus adaptée selon lui quand elle est accompagnée d’actions d’usure pour empêcher la normalisation de l’occupation israélienne. L’opération telle qu’elle a été menée constituait un mauvais calcul en raison de l’équilibre des forces en présence et de l’incapacité des États arabes à soutenir directement le Hamas dans un conflit militaire avec Israël. Elle a toutefois permis de replacer la question palestinienne au cœur des attentions – même si le Hamas n’avait pas explicitement revendiqué cet objectif. Bishara relève cet effet inattendu de l’opération : l’augmentation de la solidarité internationale avec la Palestine, notamment en raison des crimes israéliens. Si le Hamas n’avait pas prévu cet aspect, le comportement israélien, extrêmement brutal, a contribué à renforcer cette solidarité, mettant en échec les tentatives de marginalisation de la question palestinienne. Selon l’auteur, cette guerre a entraîné le plus large soutien populaire international pour la cause palestinienne depuis la Nakba. Bishara met toutefois en garde contre des analyses qui prétendent que l’opération a révélé la fragilité d’Israël. Selon lui, l’État hébreu utilise cette idée de fragilité du pays dans le but d’alimenter une « peur existentielle » pour mobiliser ses partisans et pour justifier une guerre d’encore plus grande envergure contre Gaza. En cherchant à transformer cette peur en un soutien international massif – et notamment étasunien –, le pays veut renforcer son entreprise coloniale.La réaction israélienne et les motivations de la guerre
Selon Bishara, la réaction initiale d’Israël face à l’attaque tient du choc et de la stupéfaction. Cette intense réaction est d’abord liée à la découverte de capacités militaires palestiniennes inattendues, développées malgré dix-sept ans de blocus sur Gaza. Mais elle traduit aussi un profond camouflet : le renversement de la situation, immortalisé par les images de Palestiniens capturant des soldats israéliens, constitue une humiliation pour Israël. L’auteur pointe alors l’exagération des récits israéliens, où les mensonges et les descriptions racistes à l’encontre des Palestiniens sont accompagnés d’appels à leur extermination. Bishara poursuit son analyse en détaillant les premiers bombardements massifs sur Gaza, en s’appuyant sur des données précises et chiffrées pour illustrer l’évolution de l’opinion publique israélienne face à la guerre. Concernant les motivations de ce qu’il appelle une guerre « d’extermination », Bishara identifie trois principaux moteurs : la vengeance, l’occasion d’étendre les projets israéliens en Cisjordanie et à Jérusalem et la volonté de Benyamin Netanyahou d’obtenir une « victoire absolue » en occupant totalement la bande de Gaza. Bishara ne manque pas non plus d’analyser les pertes humaines et l’impact économique pour Israël, tout en mettant en lumière le soutien inconditionnel de l’Occident, principalement des États-Unis. Il souligne cependant que ce soutien occulte plusieurs réalités problématiques : la dépendance d’Israël vis-à-vis de Washington, l’impossibilité pour l’État hébreu de maintenir son occupation sans recourir à la perpétration de crimes contre l’humanité, le conflit interne entre les valeurs sionistes de droite et le mode de vie laïc libéral et, enfin, la détérioration de l’image du pays sur la scène internationale.Propagande et manipulation médiatique
Bishara examine le rôle des médias et la manière dont Israël a endossé une posture de « victime » dans sa campagne médiatique, soutenue en cela par le président américain Joe Biden. Ce dernier a repris la version israélienne des événements, notamment celle concernant le « massacre » des civils par le Hamas. Bishara critique l’usage du terme « massacre », préférant celui de « meurtres », et estime que ces différences de terminologie ne relèvent pas d’erreurs factuelles mais de stratégies de propagande de guerre. Bien que des violations des droits des civils israéliens aient eu lieu durant cette opération essentiellement militaire, une grande partie des accusations portées par Israël et par les médias occidentaux – souvent alignés avec la version israélienne – était exagérée. En raison de la confusion et de la panique générées par l’attaque surprise, certaines pertes civiles israéliennes ont été causées par les tirs israéliens eux-mêmes. Bishara mentionne également des incidents où des soldats israéliens ont ouvert le feu sur des civils fuyant le festival de musique près d’un kibboutz, à la frontière de Gaza. L’auteur attire également l’attention sur la manière dont Israël a diabolisé les Gazaouis, les accusant de ne pas avoir renversé le Hamas, et justifiant ainsi des représailles collectives. Cette logique de vengeance collective s’inscrit dans une dynamique coloniale où les populations autochtones sont punies dans leur ensemble, sans distinction entre responsables et innocents. Bishara met en lumière cette pratique, courante dans les situations de colonisation de peuplement.L’après-guerre et les illusions de paix
Alors que la guerre d’extermination contre Gaza n’est toujours pas terminée, Bishara aborde la question du « jour d’après », en lien avec les plans israéliens et américains. Selon lui, l’opération « Déluge d’al-Aqsa » n’a pas renversé l’équilibre des forces, mais a mis en évidence ses caractéristiques. Il note que, pendant cette guerre, une solidarité internationale inédite s’est manifestée en faveur des Palestiniens, accompagnée d’une aversion croissante contre la brutalité israélienne. Cette mobilisation a contribué à la résurgence de la question palestinienne sur la scène internationale et à une prise de conscience croissante de la nécessité à y répondre, avec des signes de reconnaissance d’un État palestinien par certains pays occidentaux – bien que cette reconnaissance reste incertaine sans un engagement clair sur les frontières, en particulier celles de 1967, incluant Jérusalem-Est comme capitale. Bishara estime que la violence extrême utilisée par Israël devrait théoriquement inciter à la recherche d’une solution juste et permanente au conflit, similaire à ce qui s’est produit lors de la guerre d’Algérie, quand la résistance algérienne a poussé la France à revoir ses positions. Cependant, l’auteur exprime son désenchantement face à la persistance d’Israël et de ses alliés à éviter la recherche d’une solution durable à la question palestinienne. Tout en engageant des discussions de surface qui ne mènent nulle part avec les pays arabes sur une « solution à deux États », dans les faits Israël et les États-Unis semblent privilégier le contrôle israélien sur Gaza. Cette stratégie s’accompagne d’une volonté israélienne de trouver une alternative au Hamas, tout en cherchant à garantir la sécurité d’Israël, sans pour autant aborder les racines du conflit. Bishara se montre particulièrement critique envers cette approche, soulignant que même la guerre ne semble pas avoir suffi à convaincre Israël de la nécessité d’un règlement politique du conflit. Au contraire, toute l’attention est focalisée sur la gestion de Gaza en tant que menace sécuritaire plutôt que sur la résolution du problème palestinien dans sa globalité. Dans ce climat d’incertitude, la lutte entre l’Autorité palestinienne et le Hamas pour la gestion du territoire gazaoui s’intensifie, alors que la guerre continue de détruire la région et que les différents acteurs tentent d’avoir le contrôle du « jour d’après », sans savoir quelle forme il prendra. Bishara conclut son ouvrage en soulignant le cynisme des projets israéliens et américains qui, tout en maintenant l’illusion de chercher une solution politique, continuent de gérer Gaza en fonction de leurs intérêts propres, alors que la réalité sur le terrain montre une volonté de maintenir la domination israélienne. Il affirme que cette guerre, au-delà des destructions physiques et humaines qu’elle engendre, est un exemple de la volonté israélienne de saper les fondements de la société palestinienne et de nuire à ses habitants, espérant ainsi affaiblir le soutien populaire à la résistance. Pour lui, cette « punition collective » est motivée par le racisme, l’arrogance et les objectifs politiques israéliens, qui continuent d’ignorer les droits fondamentaux des Palestiniens et leur quête de justice. Les opinions exprimées dans cette publication sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la position du CAREP Paris, de son personnel ou de son conseil d’administration.
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