La participation d’Israël au concours de l’Eurovision a plusieurs fois déjà suscité des controverses (Fernández del Campo, 2021). Comment les Palestiniens de Malmö ont-ils réagi face à la tenue d’un événement international comme celui de l’Eurovision en Suède en mai 2024, et comment retracer le tournant majeur de la politique suédoise ces dix dernières années sur la question palestinienne ? À partir de l’exemple de certaines des stratégies développées par les Palestiniens de la diaspora pendant la semaine de l’Eurovision, cet article se propose d’apporter des éléments clés de compréhension du contexte suédois dans lequel s’est déroulé cet événement dont le slogan « Unis par la musique » a surtout révélé toute sa teneur politique.
Fanny Christou
Fanny Christou est chercheuse postdoctorale à l’Institut Suédois des Affaires Internationales (UI) et chercheuse associée au Centre Arabe de Recherche et d’Études Politiques à Paris (CAREP).
Exister et résister en diaspora dans le sillage du Sumud : l’exemple de la mobilisation palestinienne face à l’Eurovision 2024 à Malmö
Des premières vagues migratoires des années 1960 depuis le Liban à celle des années 2010 depuis la Syrie, incluant les nouvelles générations nées sur place, les Palestiniens de la diaspora en Suède ont toujours joué un rôle transnational crucial par le développement d’activités diverses. Leurs expériences migratoires et militantes ouvrent des perspectives nouvelles de mobilisation politique, interrogeant des formes variées de territorialisation (Christou, 2017). Les diasporas se voient attribuer un rôle potentiellement central dans la détermination de l’avenir des régions d’origine tout en ayant un impact sur les sociétés d’accueil, bien souvent bipolarisées en tant qu’« artisanes de paix » (peace makers) ou que « briseuses de paix » (peace wreckers), comme le montre la recension de Toivanen et Baser en 2020 sur ces débats. Moss (2022) souligne que la transmission des conflits fait référence à « la manière dont les politiques conflictuelles du pays d’origine se reproduisent dans les communautés de la diaspora à travers les liens biographiques et identitaires des membres ». Pour autant, la dichotomie entre diasporas génératrices de paix ou diasporas exportatrices de conflits obscurcit l’hypothèse selon laquelle les politiques menées par les pays d’accueil façonnent la vie des exilés. Alors que la mobilisation de la diaspora palestinienne depuis octobre 2023 a été présentée dans les médias et dans les débats politiques comme déclencheur de conflits dans la société suédoise, une lecture de la vie quotidienne des Palestiniens et de leur résistance témoigne d’autres dynamiques.
Malgré la composition plurielle de cette communauté en Suède, le maintien d’une mémoire et d’une solidarité collectives reste fondamental. Au fil des années, les Palestiniens de la diaspora ont eu recours à des formes multiples de mobilisation et ont trouvé diverses structures d’opportunité politiques dans le pays pour manifester leur soutien à la cause palestinienne. La manière dont les activités de solidarité se déroulent en Suède est également influencée par les affiliations politiques en Palestine et dans le monde arabe. La désunion politique qui s’est développée au fil des ans au sein du mouvement national palestinien a été perpétuée par la division géographique et la fragmentation des Palestiniens menées par Israël (Hammami, 2020 ; Pappé, 2024). Un remède possible repose sur les nouvelles formes de mobilisation des générations politiques de Palestiniens exilés dans les pays où ils résident, en incluant de nouveaux agendas.
Depuis le 7 octobre 2023, les Palestiniens de la diaspora ont à nouveau investi les rues des villes suédoises pour manifester leur soutien à Gaza, à la Palestine, à la liberté. Malgré un agenda politique national, européen et international de plus en plus désolidarisé de la cause palestinienne, la ville de Malmö en Suède demeure un centre névralgique d’expression des maux de la diaspora. Devenue le lieu principal de l’évolution de la social-démocratie nationale et du mouvement syndical depuis la percée démocratique des années 1920, Malmö compte 350 000 habitants originaires de plus de 170 pays différents, avec près de la moitié de ses habitants nés à l’étranger ou ayant au moins un parent né à l’étranger, et avec plus de 150 langues qui y sont parlées>[1]. La présence palestinienne y est l’une des plus importantes en Suède.
C’est dans cette ville suédoise que s’est tenu l’édition 2024 du concours Eurovision de la chanson, du 4 au 11 mai, date de la grande finale. Bien que la compétition, adossée à aucune des grandes institutions européennes et traçant le portrait d’une Europe sans contours géographiques bien clairs[2], soit censée être politiquement neutre, chaque édition apporte son lot de controverses géopolitiques et diplomatiques[3]. La participation d’Israël a notamment déjà souvent suscité l’indignation (Fernández del Campo, 2021 ; Gleeson, 2019) en raison des politiques d’apartheid (Amnesty International, 2022) et des diverses mesures de nettoyage ethnique (Pappé, 2006) menées en Palestine occupée depuis plus de soixante-quinze ans. La tenue de l’Eurovision 2024 en Suède et les formes de mobilisation développées par les Palestiniens de la diaspora font écho à ces perspectives mais témoignent aussi de dynamiques qui permettent de décloisonner nos approches quant aux formes de résistance en exil et surtout de contribuer à la réhumanisation de ce peuple.
La campagne Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) réenracine la solidarité transnationale dans les espaces politiques locaux et les sites de luttes. À travers eux, elle mobilise un contre-pouvoir populaire au-delà des frontières pour faire avancer la lutte anticoloniale palestinienne (Tabar, 2016 : 429). Avec le boycott du concours de l’Eurovision en 2024 à Malmö, les stratégies développées en écho au mouvement BDS sont allées au-delà. Elles ont contribué à enraciner la solidarité translocale (Freitag et von Oppen, 2010 ; Greiner et Sakdapolrak, 2013) palestinienne comme moyen d’élever des voix non seulement contre la participation d’Israël mais aussi contre les formes de répression locale mises en place pour l’événement[4], et par conséquent contre l’agenda politique national suédois, alors en rupture avec son propre modèle d’exception. Les activités de boycott à Malmö entre le 4 et le 11 mai 2024, émanant de certaines organisations locales ou nationales, ont pris des formats très divers, couplées d’initiatives spontanées individuelles et collectives. Deux grandes manifestations, respectivement le 9 mai (lors de la qualification d’Israël grâce à la deuxième demi-finale) et le 11 mai (jour de la finale) ont rythmé la semaine pour contrer le slogan « Unis par la musique ».
Le 9 mai 2024, les manifestations ont pris fin à Mölleplatsen, à 5,5 km de Malmö Arena, la salle où avait lieu la compétition, mais ont reconnecté la ville à sa traditionnelle touche palestinienne. La police suédoise avait précédemment déclaré que les protocoles de sécurité seraient pour l’occasion « rigoureux », évoquant « des manifestations qui pourraient conduire à des troubles et à une menace accrue de terrorisme [5] ». Le 11 mai, après des jours de mobilisation et à l’occasion de la finale de l’Eurovision, de nombreuses personnes se sont rassemblées devant Malmö Arena, près de la gare de Hyllie. Considérant la situation comme un rassemblement public non autorisé, la police a ainsi justifié de nombreuses arrestations et détentions, répondant avec violence aux manifestants – une violence qui a beaucoup marqué les esprits.
La ville de Malmö était pourtant devenue plus que jamais palestinienne – les frontières diverses tracées par l’État suédois ont été estompées par l’expression de voix et de corps habillés de keffiehs palestiniens, cherchant à revendiquer le droit d’avoir des droits. Des espaces publics, à l’instar des passages piétons, ont temporairement été décorés aux couleurs du drapeau palestinien – rouge, noir, blanc et vert. La musique, aux paroles arabes complétées par des mots suédois et anglais, est devenue acte d’existence. Le 11 mai 2024, l’événement Falastinvision, « concours de chansons libres contre le génocide », a été motivé par la nécessité de boycotter l’Eurovision et, par extension, de boycotter la puissance occupante israélienne, mais aussi d’alerter le gouvernement suédois et de faire pression sur lui pour la prise de mesures face à la situation à Gaza et en Palestine.
Exerçant de multiples formes d’action non violente, les Palestiniens sont des agents de la création de pratiques pour surmonter leur exclusion et pour faire face à des contextes de plus en plus hostiles. Ils y parviennent à travers des actions translocales, traduisant des « processus de simultanéité et de formation d’identité qui transcendent les frontières – y compris, mais aussi au-delà, celles des États-nations » (Greiner et Sakdapolrak, 2013). Tout au long de la semaine de l’Eurovision 2024, des espaces particuliers ont été réinvestis dans la ville de Malmö. Si les événements mis en place à cette occasion se sont tenus sous le contrôle ardu de milliers de policiers, incluant des délégations spéciales venues de Norvège et du Danemark, ils ont toutefois réussi à créer une caisse de résonance à la cause palestinienne. Au carrefour de Folketspark, le « parc du peuple », a fait écho l’inauguration spontanée de celui de Gaza, renommé « Gazarondellen », où les murs ont été recouverts de graffitis palestiniens – que les services de la mairie auraient « maladroitement effacés », alors qu’ils remerciaient pourtant Malmö. Des drapeaux palestiniens ont habillé les balcons, des autocollants et affiches incluant d’innombrables symboles palestiniens comme la pastèque ont recouvert les objets quotidiens de l’espace public, des saveurs moyen-orientales ont embaumé ce petit rond-point devenu lieu de solidarité, de recueillement et de manifestation, et de douces mélodies traditionnelles ont agi comme barrière face aux chansons de l’Eurovision. En outre, le lancement d’une marque de soda par deux jeunes frères palestino-suédois a eu lieu à Malmö. Au cours de cette semaine de mai 2024, un sentiment de réappropriation palestinienne des espaces a émergé. Malmö et le droit à sa ville sont devenus des symboles de l’ancrage local et de la connectivité translocale des exilés palestiniens, que de nombreuses personnes ont rejoints pour simplement dire « nej til folkmord », « non au génocide ».
À travers cette mobilisation à Malmö, rien ne laisse donc voir l’importation de conflits en Suède mais plutôt l’implantation translocale d’un élan de résistance en soutien à une population déracinée, déshumanisée, soumise à un exil permanent, à une nouvelle catastrophe. Depuis la fin de l’Eurovision 2024, les mobilisations palestiniennes déjà commencées à la suite du 7 octobre 2023, continuent à Malmö, rythmées par un contexte géopolitique national et international de plus en plus pesant et arbitraire. Résistance et existence se font écho sur les murs de Gazarondellen. À ce titre, le sumud, concept qui a adopté des changements dans la manière dont la résistance non violente contre l’occupation est définie en Palestine, aide à repenser la lutte à mesure que le lieu de résistance se déterritorialise. En tant que concept national palestinien unique, le sumud, pouvant être littéralement traduit par « fermeté », désigne la résistance collective en maintenant les communautés ensemble (Khalili, 2007). Abdel Wahad, dans Message from Gaza en 2023, souligne que « Even if we are impressed, as the world should be, with the unprecedented might and perseverance of the abandoned Palestinian resistance; even if we are proud that Gaza gave life to it and nurtured it for all these decades; even if we continue to support our fighters in their lonely, incredible struggle – how could the blood of all of our children, of our mothers, fathers, brothers, sisters and grandparents, of our uncles, aunts, and cousins, of our neighbors, colleagues, and friends, be washed from their hands?[6] » Un sumud chargé de sens en diaspora qui reste l’unique façon pour les Palestiniens exilés de « mettre l’accent sur la protection de l’identité, de la culture, de la tradition et des coutumes palestiniennes pour maintenir leur patrie ainsi que la poursuite de la lutte contre l’occupation israélienne sur les terres palestiniennes » (Zatari, 2018).
Ainsi, terre de refuge pour de nombreux Palestiniens ayant pris le chemin de l’exil, en particulier depuis les années 1960 (Christou, 2023a ; Lindholm, 2021), reconnaissant l’existence d’un État palestinien en 2014, dix ans plus tard, la Suède a radicalement changé de position. À la suite de cette semaine de mai 2024 à Malmö, les Palestiniens, rejoint par des milliers de manifestants, ont voulu se saisir de l’Eurovision pour faire entendre leurs voix dans un contexte suédois de sécuritisation intense.
Diplomatie suédoise et question palestinienne : le virage politique
La Suède, reconnue pour son rôle de médiateur international, est un pays dont la neutralité en cas de conflit s’est manifestée au fil des siècles, même si cette neutralité a quelquefois fait l’objet d’une certaine ambiguïté (Brommesson et al., 2022 ; Malmborg, 2011 ; Wahlbäck, 1996). Ayant rejoint l’Union européenne en 1995, la Suède a symboliquement emprunté le canal de l’Organisation des Nations unies (ONU) et d’autres organisations internationales, voyant « le maintien de la paix comme un moyen d’augmenter le respect international de sa neutralité et de démontrer sa solidarité internationale » (Jakobsen, 2006 : 502). Elle a longtemps basé sa politique étrangère sur un principe de non-participation aux alliances en temps de paix et sur celui de neutralité en cas de guerre.
Au lendemain du plan de partage de la Palestine par les Nations unies (résolution 181 du 29 novembre 1947), l’ONU se rend aussitôt compte de l’échec de cette décision. L’organisation décide alors d’envoyer un émissaire pour revenir en arrière sur le projet de partage – c’est ainsi que le comte « Folke Bernadotte débarque dans l’Orient compliqué avec des idées simples » (Prier, 2014). Bernadotte souhaite discuter avec les deux parties pour penser un nouveau découpage mais les Israéliens ne l’entendent pas ainsi – et continuent à étendre leur territoire en refusant d’admettre le droit au retour des réfugiés palestiniens. Un cessez-le-feu sera établi mais ne fera que renforcer les positions israéliennes. À la suite de la Nakba, la « catastrophe » de 1948, le comte Bernadotte, aux côtés de la Ligue des États arabes, attire « l’attention de la communauté internationale sur le sort tragique des réfugiés » en plaidant leur cause (Rey-Schyrr, 2001 : 741). Assassiné par un Israélien en septembre 1948, Folke Bernadotte a laissé un document dans lequel il préconisait un redécoupage, en insistant très lourdement sur la nécessité d’appliquer le droit au retour des réfugiés palestiniens. Ce document servira de base à la rédaction de la résolution 194 adoptée en décembre 1948 concernant l’internationalisation du statut de Jérusalem, le droit au retour et la compensation pour les réfugiés palestiniens (Barcelo, 2008 : 269).
Par les différentes fonctions qu’il a occupées au sein des successifs gouvernements suédois, Olof Palme est une autre figure emblématique de la diplomatie suédoise et de ses prises de position pour la défense des droits de l’homme (Haste, 1994). Il mène une politique neutraliste et s’oppose avec vigueur au régime de l’apartheid en Afrique du Sud – son discours à Gävle en 1965, où il se désolidarise des États-Unis pour soutenir le Viêt Nam, a eu un énorme impact en Suède. Ce moment marque d’ailleurs le début des années contestataires dans le pays qui ont duré jusqu’en 1976. Ainsi, avant les années 1975, la Suède traitait les réfugiés palestiniens uniquement sous l’angle humanitaire et dans un même temps soutenait l’État israélien tout en demandant son retrait des Territoires occupés. Dès 1975, on peut noter une inflexion dans la prise en considération du cas palestinien : le gouvernement suédois reconnaît alors l’aspiration nationale du peuple palestinien et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) comme représentant légitime de la cause palestinienne (Assar, 1995). C’est à cette période que George Totari, aujourd’hui figure de la scène artistique palestinienne en exil, a émergé. Palestinien né en 1946 à Nazareth et exilé en Suède en 1967 après la guerre des Six-Jours, Totari a fondé le groupe de musique Kofia en 1972 à Göteborg, soulignant qu’à cette époque la cause palestinienne était bien souvent méconnue ou mal comprise[7]. Avec son groupe, l’artiste palestinien a écrit et composé plusieurs chansons en hommage à son pays, dont Leve Palestina. Écrite en suédois, racontant l’histoire du peuple palestinien chassé de ses terres, confronté à la colonisation et à l’exil forcé, cette chanson pacifiste a fait l’objet de nombreuses critiques pourtant dénuées de contextualisation[8].
Dans les années 1990-2000, la social-démocrate Anna Lindh manifestait un vif soutien pour la cause palestinienne, critiquant la politique d’occupation menée par Israël. Elle a par exemple soutenu la demande d’indépendance des peuples kurdes et palestiniens, tout en clamant que la seule solution à la crise moyen-orientale reposait sur la fin de l’occupation de la Palestine par Israël. Les élections générales de 2014 ayant été remportées par le Parti social-démocrate suédois des travailleurs, Margot Wallström deviendra ministre des Affaires étrangères de 2014 à 2019. À ce titre, elle mettra « régulièrement la diplomatie israélienne en ébullition » (Magnan, 2016). Bête noire du gouvernement de Netanyahou – qui l’a d’ailleurs déclarée persona non grata –, Wallström appelle Israël en décembre 2015 « à éviter des “exécutions extrajudiciaires” de Palestiniens » (Magnan, 2016). La diplomatie menée par Margot Wallström au sein du gouvernement de Stefan Löfven s’inscrit dans une « tradition suédoise de diplomatie active » (Magnan, 2016), se posant en « gardienne des libertés et des valeurs universelles ». C’est sous le même gouvernement de Stefan Löfven que, le 30 octobre 2014, la Suède devenait le premier État membre de l’Union européenne à reconnaître l’État palestinien[9].
L’année 2014 marque pourtant aussi un tournant majeur dans le paysage politique suédois : le Parti social-démocrate obtient certes de meilleurs résultats qu’en 2010, mais il obtient surtout le deuxième plus mauvais résultat lors d’une élection générale au Riksdag, le parlement suédois, depuis l’introduction du suffrage universel en 1921 – et on assiste à une percée historique de l’extrême droite. Les Sverigedemokraterna, les Démocrates de Suède (SD), un parti nationaliste dont l’une des priorités est de stopper l’immigration dans le pays, devient, avec 12,9 % des voix, le troisième parti suédois, lui qui n’avait recueilli que 0,37 % des suffrages lors des législatives en 1998 et 5,7 % en 2010. Ainsi, alors que la Suède, lors de ladite « crise migratoire de 2015 », a reçu 163 000 demandeurs d’asile, devenant le pays européen le plus solidaire proportionnellement à sa population, des mesures migratoires de plus en plus restrictives ont été adoptées pour s’accorder avec la nouvelle architecture politique du pays (Christou, 2023b ; Kessler et Haapajärvi, 2024). Avec la reconnaissance de l’État palestinien mais aussi en raison de l’évolution politique du pays, dès 2015, les Palestiniens de la bande de Gaza, de Cisjordanie ou encore de Jérusalem-Est qui étaient auparavant considérés comme apatrides sont devenus pour l’État suédois des citoyens palestiniens à part entière. Ces changements ont pour conséquence directe la reconnaissance encore plus complexe d’un statut de réfugié et parfois des politiques de retour et de déportation lorsque la Suède estime que la zone d’origine est sans danger.
Entre 2018 et 2022, enracinée dans une forme de messianisme humanitaire et d’exceptionnalisme, la Suède se retrouve au cœur d’une crise politique dans laquelle les Démocrates de Suède n’hésitent pas à tirer sur un fil qui relie supposément immigration, religion et criminalité (Elgenius et Rydgren, 2017 ; Rydgren et Van der Meiden, 2018 ; Kenes, 2020). En 2019, le gouvernement mené par une coalition de sociaux-démocrates et d’écologistes fait volte-face, et la politique suédoise en matière d’immigration devient « l’une des plus restrictives d’Europe[10] ». À l’issue des élections législatives de septembre 2022, le Parti social-démocrate cumule le plus grand nombre de votes et de sièges mais doit toutefois céder le pouvoir à une coalition de droite, dont le plus grand nombre d’élus provient des Démocrates de Suède, parti pourtant arrivé second aux élections[11]. Depuis 2022, les Modérés (M), les Chrétiens-démocrates (KD) et les Libéraux (L) ne pouvant former une majorité, le parti d’extrême droite les Démocrates de Suède a accepté de soutenir leur coalition sans en faire partie, en échange de l’application de sa politique d’immigration[12], ce qui sera résumé dans « l’accord de Tidö » (Rothstein, 2023).
Près d’une décennie après la reconnaissance de l’État palestinien, en miroir de politiques migratoires suédoises de plus en plus restrictives, l’inflexion dans le soutien à la cause palestinienne s’est également manifestée à plusieurs reprises. Si la question du conflit israélo-palestinien est très polarisée dans la politique suédoise (Owiredu, 2024), les sociaux-démocrates ont historiquement jugé important d’entretenir des relations diplomatiques avec les autorités israéliennes et palestiniennes (Bjereld, 1989), mais sont devenus plus solidaires de la cause palestinienne suite à la première Intifada à la fin des années 1980 en raison des liens entre le Fatah, les sociaux-démocrates et les partis de gauche[13]. Depuis lors, le mouvement de solidarité avec la cause palestinienne est (en grande partie) lié à la gauche suédoise et le pays, désormais dirigé par une alliance conservatrice, manifeste une rhétorique davantage tournée vers Israël, d’autant plus après le 7 octobre 2023.
Tobias Billström, membre des Modérés, ancien ministre des Affaires étrangères qui a démissionné de ses fonctions en septembre 2024, avait déjà déclaré en 2022 que la reconnaissance de l’État palestinien en 2014 était « une erreur[14] ». Après le 7 octobre 2023, la Suède n’a cessé de marquer sa position[15], soutenant le droit d’Israël à l’autodéfense et tardant généralement à critiquer la guerre génocidaire menée par l’État hébreu dans la bande de Gaza[16]. Les critiques contre le gouvernement pour son incapacité à questionner les actions d’Israël tout en condamnant le Hamas et les accusations de complicité ont été fortes de la part des Palestiniens de la diaspora ainsi que de la part d’organisations de la société civile, de professionnels, d’universitaires, d’artistes et d’autres. Des demandes ont été formulées pour une politique étrangère suédoise plus active, notamment en appelant à agir pour un cessez-le-feu et pour un embargo sur le commerce des armes avec Israël ainsi qu’un boycott à plus grande échelle. Le Parti de gauche (Vansterpartiet) s’est rangé du côté des Palestiniens et a critiqué le gouvernement pour sa passivité. Les sociaux-démocrates ont également critiqué Israël pour sa violence disproportionnée, mais leur tendance à soutenir la cause palestinienne comme cela fut le cas à la suite de la première Intifada s’est quelque peu estompée depuis 2023. Les représentants du gouvernement ont quant à eux fustigé la communauté palestinienne pour ne pas avoir respecté les règles du jeu démocratique. Finalement, c’est comme si la participation indirecte des Démocrates de Suède à l’agenda politique national, au prisme de mesures de plus en plus restrictives et déshumanisantes en matière de migration, en venait à trouver écho avec une politique étrangère israélisée. L’évolution de la politique étrangère suédoise à l’égard de Gaza – et plus largement à l’égard de la Palestine – fait écho à l’évolution de sa politique intérieure visant à biopolitiser et à marginaliser les migrants en général – en particulier ceux du Moyen-Orient, après la crise dite « des réfugiés de 2015 » (Barker, 2018).
Conclusion
Embrassant différents aspects de la résistance, de l’auto-préservation, de la force et de la résilience, pour ouvrir de nouveaux horizons, perspectives et espoirs, le sumud consiste en un style de vie, une forme de solidarité sociale contre l’injustice et l’oppression, à la fois individuelle et collective. Comme le détaille Meari (2014), c’est « un “devenir” dans le sens où il s’agit d’une formation processionnelle qui n’est jamais terminée ni fixée », transmise d’une génération à l’autre à travers des pratiques incarnées et existentielles de résistance quotidienne qui enseignent l’histoire et l’identité palestiniennes (Desai, 2016 ; Meari, 2014 ; Rijke et Teeffelen, 2014 ; Schwabe, 2019 ; Rmeileh, 2021), « à la fois pour ceux qui sont physiquement proches de la Palestine et ceux qui sont spirituellement proches en exil et dans la diaspora » (Hamdonah et Joseph, 2024). Depuis Malmö, depuis la Suède, depuis n’importe quel espace, tout sumud reste à enraciner pour espérer qu’ un jour, ce à quoi les Palestiniens de la diaspora aspirent et inspirent prenne tout son sens : un souffle de liberté, une reconnaissance d’avoir des droits malgré des politiques restrictives et pourtant bien loin des dynamiques d’exportation de conflits que tant d’acteurs politiques et médiatiques cherchent pourtant à véhiculer.
Les opinions exprimées dans cette publication sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la position du CAREP Paris, de son personnel ou de son conseil d’administration.
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Notes :
[1] https://blogg.mah.se/urbanhistoria/history-of-malmo/
[2] Il suffit d’être membre de l’Union européenne de radio-télévision (UER) pour être autorisé à y prendre part.
[3] Lire Ciara Boulman, « Eurovision : derrière les chansons, des luttes géopolitiques féroces », Slate, 11 mai 2024. https://www.slate.fr/story/266680/eurovision-2024-concours-chanson-luttes-geopolitiques-polemiques-politiques-boycott-crises-israel-hamas-ukraine-russie ; ou écouter « Eurovision : quand la musique devient politique », Au fil de l’actu, Radio France, 10 mai 2024. https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/au-fil-de-l-actu/eurovision-quand-la-musique-devient-politique-4609280
[4] « Danish and Norvegian reinforcements to help police Eurovision », Sverige Radio, 17 avril 2024. https://sverigesradio.se/artikel/danish-and-norwegian-reinforcements-to-help-police-eurovision
[5] David Mouriquand, « Sweden prepares for Eurovision amidst fears of protests, cyberattacks and unrest », Euronews, 1er mai 2024. https://www.euronews.com/culture/2024/05/01/sweden-prepares-for-eurovision-amidst-fears-of-protests-cyberattacks-and-unrest
[6] « Même si nous sommes impressionnés, comme le monde devrait l’être, par la puissance et la persévérance sans précédent de la résistance palestinienne abandonnée, même si nous sommes fiers que Gaza lui ait donné vie et l’ait nourrie pendant toutes ces décennies, même si nous continuons à soutenir nos combattants dans leur lutte solitaire et incroyable, comment le sang de tous nos enfants, de nos mères, pères, frères, sœurs et grands-parents, de nos oncles, tantes et cousins, de nos voisins, collègues et amis, pourrait-il être lavé de leurs mains ? »
[7] Nora Adin Fares, « A 50-year-old Swedish protest song has become an anthem for Palestine », Hyphen, 25 mars 2024. https://hyphenonline.com/2024/03/25/leve-palestina-swedish-protest-song-kofia-totari-palestinian-anthem/
[8] Shafi Musaddique, « ‘Leve Palestina’: The 1970s song that became an anti war anthem in Sweden », Aljazeera, 11 août 2024. https://www.aljazeera.com/features/2024/8/11/leve-palestina-the-1970s-song-that-became-an-antiwar-anthem-in-sweden
[9] Précisons toutefois que sept membres actuels de l’Union européenne avaient reconnu l’État palestinien avant leur adhésion et leur intégration à l’Union européenne (République tchèque, Hongrie, Pologne, Bulgarie, Roumanie, Malte et Chypre).
[10] Anne-Françoise Hivert, « En Suède, “l’opinion publique a basculé” au sujet des migrants », Le Monde, 7 mars 2020. https://www.lemonde.fr/international/article/2020/03/07/en-suede-l-opinion-publique-a-bascule-au-sujet-des-migrants_6032183_3210.html
[11] Les Démocrates de Suède cumulent 17,53 % des suffrages en septembre 2018 puis 20,54 % en septembre 2022.
[12] Malgré la performance des Démocrates de Suède, leur chef Jimmie Åkesson n’est pas considéré pour le poste de Premier ministre, qui sera occupé par Ulf Kristersson, du parti des Modérés.
[13] Helena Lindholm, « The Palestinians in Sweden. Engaged for Palestine beyond their Diverse Legal Statuses ». https://www.palquest.org/en/highlight/36850/palestinians-sweden
[14] Aleksandar Brezar, « Timeline: which countries have recognised Palestinian state? When and why? », Euronews, 22 mai 2024. https://www.euronews.com/2024/05/22/timeline-which-countries-have-recognised-palestinian-state-when-and-why
[15] Anne-Françoise Hivert, « Sweden’s shift in position on the Israel-Palestine conflict is symptomatic of Europe’s division », Le Monde, 21 novembre 2023. https://www.lemonde.fr/en/sweden/article/2023/11/21/sweden-s-shift-in-position-on-the-israel-palestine-conflict-is-symptomatic-of-europe-s-division_6274393_213.html
[16] Human Rights Watch, « Gaza : La CIJ ordonne à Israël de prévenir tout acte de génocide », 26 janvier 2024. https://www.hrw.org/fr/news/2024/01/26/gaza-la-cij-ordonne-israel-de-prevenir-tout-acte-de-genocide