La guerre menée par Israël contre Gaza sera-t-elle vue par nos descendants comme un échec moral de la communauté internationale ? Restera-t-elle dans l’histoire comme le point de bascule où, au nom de la sécurité d’un État, le droit international et la protection des civils ont été remplacés par la destruction pure et simple ? Ces questions fondamentales sont au cœur de l’analyse d’Une étrange défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza, le nouveau livre de Didier Fassin, paru aux éditions La Découverte en septembre 2024. L’auteur y examine la violence étatique et la tolérance sociale des inégalités et des injustices, à l’aide d’une approche critique mêlant anthropologie, sociologie et éthique politique.
De la construction discursive d’un consentement
Dans son dernier ouvrage, Didier Fassin démontre comment la guerre d’Israël contre Gaza a été non seulement tolérée mais surtout justifiée par certains membres de la communauté internationale et relayée dans l’opinion publique. Ce phénomène s’inscrit dans un contexte où la violence ne se manifeste pas uniquement de manière physique mais aussi à travers un écrasement systémique, renforcé par un discours normalisant la souffrance des Palestiniens, entre blocus et bombardements. L’anthropologue s’appuie sur le concept de « consentement » pour décrypter les attitudes politiques autour de cette guerre. S’il distingue le consentement passif – l’absence d’opposition – du consentement actif – l’approbation explicite –, il convient que les deux se conjuguent à Gaza. Le consentement à l’écrasement est ici le fruit d’un contrôle du discours qui a permis de façonner les perceptions du conflit. Ce « cadrage discursif »[1], s’est opéré en quatre étapes que nous allons reprendre ci-dessous.
1/ Adoption d’un discours anhistorique
Dès le début du conflit, un cadrage discursif a été mis en place, qualifiant les événements du 7 octobre tantôt de « pire massacre antisémite du xxie siècle » [2], tantôt d’acte de résistance face à l’occupation israélienne. Fassin interroge la prédominance du premier récit, qui occulte des enjeux politiques et historiques cruciaux comme l’occupation israélienne, facilitant ainsi la légitimation des actions militaires de l’État hébreu. L’effacement de l’histoire de l’occupation israélienne ferait ainsi partie d’une stratégie de pouvoir, où le contrôle du récit historique devient un moyen de légitimer les actions présentes[3].
L’appellation même de guerre « Israël-Hamas » est révélatrice du déni de l’histoire. Ce cadrage participe ainsi d’une normalisation de l’apartheid israélien en masquant les faits historiques, comme l’occupation illégale des territoires palestiniens et l’humiliation systémique de son peuple, réalités pourtant bien documentées par les chercheurs. Le recours à ce cadrage montre qu’Israël cherche à nier sa propre responsabilité dans la genèse des événements. Ainsi écrit Fassin :
« L’État israélien ne se reconnaît ainsi aucune responsabilité […], ni au titre des décennies d’oppression et d’étouffement de la population palestinienne, ni au titre de la stratégie employée pour faire prospérer le Hamas. » [4]
2/ Légitimation de la violence
La riposte israélienne à l’attaque du 7 octobre fut présentée dans les médias comme l’expression d’une « légitime défense » face à une attaque terroriste. Cet angle de vue a réactivé le vieux clivage huntingtonien entre « monde civilisé » et « monde barbare »[5]. Israël, présenté comme « unique bastion démocratique » au Moyen-Orient, serait alors le seul défenseur du « monde libre », et son combat devrait aussi être celui des sociétés occidentales contre les « forces de l’obscurantisme ». Cette perspective a également été mise en lumière lors du discours de Benjamin Netanyahou devant la 79e assemblée générale des Nations unies le 29 septembre 2024[6]. Ce discours trouve un écho particulier dans certains pays occidentaux marqués à la fois par des attentats terroristes et par une montée de l’islamophobie. Il s’accompagne de stratégies de déshumanisation des Palestiniens, décrits en termes dégradants, et transforme tout habitant de Gaza en une cible légitime. Rappelons à ce titre les différents messages du gouvernement israélien : « There are no innocent civilians in Gaza » (« Il n’y a pas de civils innocents à Gaza ») ou « We are fighting human animals [7]» (« Nous nous battons contre des animaux humains »). Ce processus d’altérisation (« othering »[8]), dans lequel l’ennemi est essentialisé et dépouillé de sa qualité humaine, a facilité la justification d’une violence indiscriminée à Gaza. Ainsi, l’État hébreu a réussi à contrôler non seulement la vie des Palestiniens, mais aussi à décider du droit à la vie[9] de ces derniers.
3/ Instrumentalisation de la mémoire de la Shoah
Israël a également utilisé la mémoire de la Shoah pour justifier son action, créant un parallèle entre les menaces actuelles et les atrocités nazies [10]. La déclaration de l’ancien Premier ministre israélien, Naftali Bennett, « In Gaza, we are fighting nazis[11] », résonne encore dans toutes les têtes. En se positionnant comme héritier historique de toutes les victimes de l’Holocauste, Israël cherche ainsi à légitimer ses actions militaires en mobilisant un capital moral issu de la Shoah. C’est aussi l’analyse que fait Gabriel Winant dans son article « On Mourning and Statehood [12] ». L’historien américain n’hésite pas à qualifier Israël de « machine de conversion du deuil en pouvoir ». En effet, l’instrumentalisation de la Shoah a permis à Israël d’assimiler toute critique à une forme d’antisémitisme ou à une négation de la mémoire collective des horreurs du nazisme, masquant du même coup les dynamiques coloniales et les violations des droits humains. Le débat a ainsi été habilement recentré sur une menace existentielle contre la communauté juive plutôt que sur les réalités contemporaines de l’occupation et de l’oppression des Palestiniens.
4/ Confusion entre antisémitisme et antisionisme
Un dernier cadrage discursif concerne l’amalgame entre la critique de la politique israélienne – voire du sionisme – et l’antisémitisme, amalgame que l’auteur analyse à la page 91 de son ouvrage. Ce procédé rhétorique expose désormais toute voix critique envers l’État hébreu à être accusée d’iniquité. La France a historiquement entériné cette confusion en mélangeant la lutte contre l’antisémitisme avec le soutien à la politique israélienne – y compris au plus haut niveau de l’État[13] . De récents exemples montrent comment cette confusion entrave les débats critiques vis-à-vis de la politique israélienne et permet de sanctionner les voix discordantes. La répression de ceux qui refusent de se conformer au discours dominant met en lumière, dans les sociétés modernes, un mécanisme coercitif de consentement par le recours à la force (par le biais de répressions policières) et à l’intimidation (par des accusations d’apologie du terrorisme). En criminalisant la dissidence, en muselant les intellectuels critiques et en réprimant les mouvements populaires, les démocraties contribuent à légitimer une violence structurelle envers les Palestiniens. Ce faisant, elles perpétuent un consentement passif, où le manque de contestation devient la norme et où le discours prédominant sur la légitime défense israélienne demeure rarement contesté dans l’espace public.
Si nous avons jusqu’ici analysé les mécanismes par lesquels s’est orchestrée la fabrication du consentement à la guerre contre Gaza, il convient maintenant d’interroger en quoi ce phénomène révèle, comme le laisse entendre l’auteur, une défaite morale collective. Au-delà des rouages médiatiques, politiques et idéologiques qui ont façonné l’opinion publique, nous devons nous interroger sur les répercussions éthiques de cette adhésion presque automatique à une logique de guerre. Que dit-elle de nos sociétés, de notre sens des responsabilités et de notre capacité à résister à l’instrumentalisation des consciences ?
Une défaite morale collective
Le concept de « défaite morale » élaboré par Fassin souligne une démission face aux principes éthiques fondamentaux tels que le respect de la dignité humaine et la protection des droits de l’homme. Cette guerre au Moyen-Orient n’est pas un simple conflit militaire mais porte aussi un enjeu de justice et de solidarité humaine. La passivité internationale et le consentement implicite à l’injustice reflètent une faillite morale profonde, mettant en lumière une incapacité générale à répondre efficacement aux injustices mondiales, en particulier lorsqu’elles touchent des populations marginalisées. Dans les sociétés occidentales, où l’opinion publique pourrait théoriquement exercer une pression significative sur les gouvernements pour qu’ils adoptent une position plus ferme contre toute forme de violence, on observe souvent une lassitude ou un cynisme qui neutralise cette potentialité.
Les médias jouent un rôle crucial dans cette dynamique en contribuant à la désensibilisation du public. Ils affichent souvent une « compassion sélective » (p. 120), favorisant ainsi l’indifférence plutôt que la sensibilisation. La plupart du temps, ils agissent comme des porte-voix des narratifs israéliens sans présenter de recul critique. Un déséquilibre marqué caractérise la présentation des faits, exacerbé par le blocus sur Gaza et par les restrictions d’accès pour les journalistes, qui rendent la vérification indépendante des affirmations israéliennes pratiquement impossible.
Le milieu académique n’est pas exempt de responsabilité. Certains chercheurs et étudiants ont bravé le consensus pour dénoncer ce qu’ils considèrent comme un génocide et rappeler la responsabilité historique d’Israël, mais leurs voix restent largement inaudibles ou étouffées. En France, toute critique de l’État hébreu est rapidement cataloguée comme antisémite ou comme faisant l’« apologie du terrorisme[14] », terme dont la définition vague a facilité la criminalisation de nombreux intellectuels exprimant leur solidarité avec le peuple palestinien. Cette répression ne relève pas tant du droit que d’une lutte pour le contrôle du discours public – diaboliser les critiques permet d’institutionnaliser le silence sur les abus subis par les Palestiniens.
Dans l’arène politique, les dirigeants maintiennent souvent une position ambivalente ou justifient leur inaction en mettant en avant la « complexité » du conflit. Fassin met lui en lumière la complicité passive des acteurs internationaux qui, bien informés de la gravité de la situation, choisissent de privilégier les relations diplomatiques ou économiques avec Israël plutôt que de condamner avec fermeté ses actions militaires. Cette inertie politique, soutenue par une approbation tacite de la violence, solidifie la défaite morale collective en normalisant l’indifférence face à l’injustice.
La responsabilité collective dans l’anesthésie morale observée ne découle pas d’un phénomène spontané, mais est plutôt le résultat de décisions politiques, médiatiques et éducatives délibérées. Les institutions, jouant un rôle déterminant dans la façon dont le monde est perçu par le public, n’ont pas rempli leur mission de sensibilisation aux enjeux humains et éthiques du conflit. Les discours axés sur la sécurité nationale, l’antiterrorisme et la légitime défense ont souvent éclipsé les considérations historiques et humanitaires, conduisant à ce que Stanley Cohen décrit comme un « déni collectif et partagé [15] ». Selon lui, une société peut accepter des violences massives non pas en les soutenant activement mais en les niant ou en les évitant. C’est cette attitude de déni que Didier Fassin identifie dans les réponses internationales à la situation à Gaza, où la violence est minimisée et justifiée par des arguments sécuritaires, quand elle n’est pas tout simplement ignorée.
Cette passivité contribue à une défaite morale collective, révélant l’incapacité des sociétés à défendre avec cohérence et résolution les principes éthiques universels. Ainsi, la défaite morale ne se trouve pas seulement dans les agissements des partis du conflit, mais également dans l’attitude passive de ceux qui, bien qu’éloignés, auraient le pouvoir d’opérer un changement mais choisissent de ne pas intervenir.
Conclusion
L’analyse de Fassin invite à une réflexion profonde sur comment les sociétés, les gouvernements et les institutions internationales, par leur inaction ou par leur silence, contribuent à perpétuer des situations d’injustice profonde. Le consentement tacite à l’écrasement de Gaza illustre tragiquement comment la violence étatique peut être normalisée, justifiée et acceptée, même dans un monde qui se revendique porteur d’idéaux de droits de l’homme et de justice. Ce phénomène n’est pas un échec uniquement éthique et politique des acteurs directs, mais engage aussi l’ensemble des citoyens et des États qui, de près ou de loin, témoignent de cette violence sans agir pour y mettre un terme.
Et si cette passivité était le symptôme d’une incapacité générale des États et des institutions à réagir face aux injustices mondiales, en particulier celles commises contre des populations marginalisées ?
Didier Fassin (éd., La Découverte.), Une étrange défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza. 2024, 198p.
Notes
[1] Nous empruntons ce concept aux travaux de Erving Goffman. Il désigne la manière dont certains aspects d’une réalité sont mis en avant tandis que d’autres se retrouvent occultés.
[2] « Hommage aux victimes du Hamas : Macron dénonce “le plus grand massacre antisémite de notre siècle” », France24, 7 février 2024.
[3] Lire par exemple Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975. L’auteur y discute de la relation entre pouvoir et discours, montrant comment le contrôle du récit historique et des connaissances est un outil d’exercice et de maintien du pouvoir. Lire également George Orwell, Mille neuf cent quatre-vingt-quatre, Marseille, Agone, 2021 [1949]. La célèbre citation sur le contrôle du passé et du futur, d’ailleurs reprise par Didier Fassin dans son ouvrage, souligne comment la réécriture de l’histoire est une arme puissante dans les mains des régimes autoritaires.
[4] Didier Fassin, Une étrange défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza. Paris, Seuil, 2024, p. 34. Sur le laissez-faire israélien du financement du Hamas, lire aussi Charles Enderlin, « Soutenir Netanyahou, c’était soutenir le financement du Hamas », Charlie hebdo, 25 octobre 2024.
[5] Samuel P. Huntington, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2021 [1996].
[6] « Texte du discours de Netanyahu prononcé à la 79e Assemblée générale de l’ONU », The Times of Israël, 29 septembre 2024.
[7] Safaa Kasraoui, « Israel defense minister calls Palestinians “human animals” amid Israeli aggression », Morocco World News, 9 octobre 2023.
[8] Lire à ce sujet Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Amsterdam, 2020 [1988].
[9] Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit.
[10] Lire « 5 questions à Enzo Traverso », Carep Paris, 16 janvier 2024.
[11] « “We’re fighting Nazis.” Former Israeli prime minister defends cutting off energy to Gaza strip », Sky News, 12 octobre 2023. Pour une analyse plus poussée de cette stratégie discursive, lire Zoé Samudzi, « “We are Fighting Nazis.” Genocidal fashionings of Gaza(ns) after 7 october », Journal of Genocide Research, 2024, p. 1-9.
[12] Gabriel Winant, « On Mourning and statehood. A response to Joshua Leifer », Dissent, 13 octobre 2023.
[13]Lire par exemple Louise Couvelaire, « Antisémitisme : au dîner du Crif, Macron promet des “actes tranchants” », Le Monde, 21 février 2019.
[14] Meriem Laribi, « “Apologie du terrorisme.” Les pères fouettards des tribunaux jouent à faire peur », Orient XXI, 9 mai 2024.
[15] Selon Stanley Cohen, le déni peut être « individuel, personnel, psychologique et privé – ou il peut être partagé, social, collectif et organisé ». Lire Stanley Cohen, States of Denial. Knowing about Atrocities and Suffering, Cambridge, Polity Press, 2001.