15/05/2024

Le Légal face à l’arbitraire : compte rendu du cycle de conférences sur la Palestine

Par Antoine Jaubert
Photo : Amir Hanna sur Unsplash

Le recours au droit international a toujours joué un rôle central dans la lutte des Palestiniens pour leurs droits ; il est devenu particulièrement crucial depuis le 7 octobre dernier. Le Centre Arabe de Recherche et d’Études Politiques (CAREP) a été à l’initiative d’un cycle de quatre conférences qui se proposaient d’étudier la question : « Le légal face à l’arbitraire : que peut le droit dans la lutte de libération nationale des Palestiniens ? ». Ces conférences ont réuni des juristes spécialisés dans le dossier palestinien, avec pour ambition d’examiner les mécanismes du droit international face au conflit historique entre Israël et les Palestiniens.

Cette série de conférences est remarquable de par le nombre et la diversité des intervenants (douze spécialistes), incluant chercheurs et praticiens du droit, impliqués directement dans les procédures juridiques liées au conflit, tant au niveau des hautes juridictions internationales que des tribunaux nationaux. La diversité des origines des invités a enrichi les réflexions et permis une approche comparatiste de la question.

Ci-dessous, un compte rendu synthétique des discussions qui ont eu lieu durant ces panels :

 

Conférence 1 : « Que peuvent les Cours internationales ? »

La première conférence a rassemblé Francesca Albanese, Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les Territoires palestiniens Occupés ; Emilio Dabed, professeur de droit et de science politique ; Rima Hassan, juriste franco-palestinienne et Gilles Devers, avocat. La modération de ce panel a été assurée par Leila Seurat, chercheuse au CAREP.

Alors que la Cour internationale de Justice a fait état en janvier 2024 d’un risque plausible de génocide à Gaza et enjoint Israël à cesser ses opérations, les violences continuent à ce jour. Le non-respect de la décision de la Cour s’inscrit dans une dynamique de long terme, 76 ans durant lesquels Israël et ses alliés ont refusé d’appliquer les obligations juridiques qui leur incombent. Face à ce constat d’impunité, certains commentateurs arguent de l’inutilité pratique du droit international pour les Palestiniens. D’autres défendent encore le postulat selon lequel les juridictions internationales sont des espaces permettant de remettre en cause les asymétries de pouvoir, qu’il faut continuer d’investir.

Partant, ce premier panel a eu pour ambition de réfléchir aux limites et possibilités qu’offre le droit dans la lutte de libération nationale des Palestiniens.

Francesca Albanese est revenue sur le processus génocidaire en cours dans la bande de Gaza, rappelant les éléments clairement identifiables tels que les déclarations d’intention de massacre et les discours de haine émanant des plus hauts responsables israéliens, directement suivis d’actes correspondants à ces déclarations sur le terrain. Son allocution a été suivie de questions adressées par les trois panélistes, centrées autour de la problématique suivante : quels sont leviers pour transformer les qualifications évidentes du droit en action politique concrète et comment passer d’un droit proclamé à un droit effectif ?         

Francesca Albanese a réaffirmé que le droit est absolument utile dans la construction d’un problème et d’une mise à l’agenda politique, comme ce fut le cas avec la plainte de l’Afrique du Sud auprès de la CIJ. Mais également grâce à la saisine du Nicaragua sur le soutien militaire de l’Allemagne à Israël, qui permet de s’intéresser à la responsabilité des États tiers et pourrait à l’avenir engendrer des poursuites contre les dirigeants occidentaux. Tout en restant prudente vis-à-vis d’une vision idéaliste du droit, elle a rappelé que celui-ci peut tout de même être un moyen de pression relativement efficace. Toutes les voies légales doivent être envisagées, il est souhaitable par exemple d’essayer de faire une utilisation intelligente des Cours nationales contre les soldats binationaux commettant des crimes à Gaza. Il faut aussi se saisir des nouveaux paradigmes portés par les ONG ces dernières années, qui ont documenté la situation d’apartheid et de dualisme juridique en Israël et dans les Territoires Occupées. Il est judicieux à ce titre de prendre appui sur les textes internationaux liés à la répression du crime d’Apartheid (cf Convention des Nations Unies de 1973) Mme Albanese s’est étonnée de la faible mobilisation des syndicats, alors que leur rôle a été déterminant précédemment dans la chute du régime d’apartheid sud-africain. Elle note que l’action d’Israël n’est pas inédite et demeure symptomatique d’une puissance coloniale. La passivité occidentale est le reflet d’un legs suprémaciste, d’une reconnaissance dans le colonialisme.

S’en est suivie une analyse des trois conférenciers :

Pour Emilio Dabed, le droit international n’est pas là pour éliminer la violence politique mais pour l’administrer. D’après lui, la cristallisation du débat autour de ces questions peut même avoir des effets contre-productifs car, en contribuant à enfermer les Palestiniens dans des débats purement techniques, ils risquent d’en diluer les enjeux et paradoxalement participer à dépolitiser la question palestinienne. Le droit international est avant tout le reflet des relations de pouvoir, comme l’illustre éloquemment le droit de veto des membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations unies. Israël ne rencontre d’ailleurs aucune difficulté à inscrire sa violence dans la loi. À partir de ces constats il propose une analyse de la décision de la CIJ qui a dû statuer sur la plausibilité d’un génocide à Gaza, comme symptomatique du double standard à l’égard des pays du « Sud global ». En effet, la Cour avait la compétence de demander explicitement un cessez-le-feu (les mesures ordonnées par les Cours ne doivent souffrir d’aucune marge d’interprétation et doivent donc être très précises). Or, elle ne l’a pas fait. Pourtant, elle avait ordonné un cessez-le-feu unilatéral dans le cas du conflit russo-ukrainien en 2022, exigeant clairement de la Russie uniquement de mettre fin à son agression. D’après lui cette comparaison suffit à démontrer le caractère fondamentalement biaisé et pro-occidental des institutions internationales.

Rima Hassan a rappelé que la Convention de 1951 relative aux réfugiés a d’abord été pensée et construite pour gérer les flux migratoires européens. Il a fallu les protocoles additionnels de New York de 1967 pour que cette convention devienne internationale. D’après elle, il y a là également une illustration du caractère biaisé et occidentalo-centré du droit international. Analysant la politique européenne depuis le 7 octobre à l’aune du triptyque « précipitation / contradiction / division », Rima Hassan a ensuite évoqué les moyens de pressions concrets de l’Union européenne : les sanctions économiques (l’UE est le premier partenaire commercial d’Israël), la rupture des relations diplomatiques, les restrictions de visa, les sanctions militaires avec l’embargo sur les armes. Un désaccord toutefois a émergé avec Emilio Dabed sur la capacité qu’avait la CIJ à demander un cessez-le-feu. D’après elle, cette demande n’était pas possible compte tenu du fait que le conflit n’oppose pas deux États mais un État et un acteur non étatique.

Gilles Devers s’est enfin attardé sur les victoires et les moyens du combat juridique. La CPI a jugé en 2021 que la Palestine est un État, qui dispose d’une compétence souveraine sur Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est. Le problème est que rien n’a été concrétisé politiquement à partir de cette victoire sur le terrain du droit. À partir de cette décision, il serait possible de faire juger le « droit au retour « des réfugiés palestiniens (cf résolution 194 de l’AG des Nations Unies), empêchés de se réinstaller dans une entité pourtant reconnue souveraine. En outre, il existe un accord bilatéral entre l’UE et Israël, mais également entre l’UE et l’Autorité palestinienne. Les Palestiniens devraient agir devant la justice pour demander la suspension de l’accord israélien du fait de sa violation constante des lois internationales. Enfin, il est possible aussi de saisir le Comité des droits de l’Enfant pour faire condamner les multiples atteintes aux droits des enfants gazaouis. Gilles Devers a rappelé que des instruments juridiques sont disponibles et qu’il faut les utiliser d’une manière stratégique.

Conférence 2 : « NGO actions in Western national juridictions »

La deuxième conférence a rassemblé trois juristes d’ONG de soutien aux Palestiniens, Layla Kattermann du European Legal Center, Faisal Bhabha du Legal Center for Palestine (Canada) et Maria LaHodd, du Center For Constitutional Rights. Elle était modérée par Tamara Kharroub, de l’Arab Center Washingtion DC

Les panélistes ont été invités à relater leur expérience de la répression du soutien à la Palestine dans trois contextes occidentaux : aux États-Unis, au Canada, en Allemagne et à rendre compte des moyens légaux qu’il est possible d’investir pour faire avancer la cause palestinienne dans leurs pays respectifs. Le panel s’est divisé en deux temps, les intervenants ont d’abord été encouragés à relater leur expérience personnelle, à partir de la question suivante :

Quels sont mécanismes de criminalisation et de censure que subissent les défenseurs des droits des Palestiniens ?

Maria LaHood a mentionné en premier lieu le cas des travailleurs américains ayant été licenciés en raison de leur soutien aux Palestiniens. Le CCR (Center for Constitutional Rights) en recense au moins 160 depuis octobre 2023. Un phénomène similaire touche les étudiants, qui subissent des procédures disciplinaires d’expulsion, sans que leur droit à la défense ne soit respecté. Ils sont également stigmatisés via des mobile billboard trucks, des camions qui circulent autour des campus pour jeter l’opprobre sur les jeunes pro-palestiniens. Maria LaHaood a montré comment les pouvoirs se servent aussi de l’arsenal juridique de l’anti-terrorisme pour s’en prendre aux voix dissidentes. C’est le cas de certaines associations d’universités, attaquées sur la base de l’Antiterrorism Act, pour des faits « d’apologie du terrorisme » (« material support for terrrorism »). L’équivalence supposant que le soutien aux Palestiniens signifie un soutien au terrorisme (notion volontairement très flou et infamante) est largement partagée dans le monde occidental, autant que l’équivalence fallacieuse entre antisionisme et antisémitisme.

Layla Kattermann a détaillé l’arsenal impressionnant des moyens de censure des citoyens pro-palestiniens en Allemagne. Elle dénombre plus de 800 cas de répression depuis octobre 2023. Elle a rappelé que la tendance actuelle a pour terreau des décennies de diffamations qui ont essayé de lier l’identité palestinienne à la violence et l’antisémitisme. Les multiples restrictions prises sur des bases clairement racistes ne sont pas étonnantes au regard de la montée de l’extrême-droite en Europe et de la férocité du racisme anti-arabe. Les mécanismes de « silenciation » sont nombreux : menaces d’actions judiciaires, surveillance numérique et physique, campagnes de diffamation, annulation d’événements, fermeture de comptes sur les réseaux sociaux, interférences dans les milieux académiques, perte du statut de réfugié et risque d’expulsion etc. Les financements de donateurs auprès d’associations de défense des Palestiniens sont entravés sous la pression des banques, qui risque de tomber sous le coup de la législation « anti-financement du terrorisme », qui amalgame les organisations arabo-palestiniennes au terrorisme.

Faisal Bhabha est revenu sur la question de la définition de l’antisémitisme dans les tentatives de criminalisation des soutiens de la cause palestinienne au Canada. Le gouvernement fédéral a failli adopter une loi qui reprendrait la définition défendue par un lobby pro-Israël, l’IHRA (Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste), qui assimile la simple critique de la politique de l’État d’Israël à une parole antisémite. Des batailles ont eu lieu au niveau municipal lorsque des maires ont voulu imposer cette définition, sans aucune base légale. Le gouvernement conservateur, au pouvoir de 2006 à 2015, avait coupé les subventions publiques aux organismes de charité comme l’Arab Canadian Foundation, notamment en raison de son activisme pro-palestinien. L’organisation de la répression économique, via le définancement de ces associations, et plus généralement la criminalisation du soutien à la Palestine accompagne et renforce l’islamophobie en Occident et stimule les politiques de discrimination structurels anti-arabes.

La deuxième partie de la conférence a porté sur la complicité des États européens vis-à-vis des crimes israéliens, s’interrogeant sur les possibles recours juridiques susceptibles de les contraindre et les faire juger.

Aux États-Unis, le CCR porte assistance aux citoyens binationaux, américano-palestinien, pour engager des procédures en justice. Surtout, l’ONG a déposé une « preliminary injunction motion », c’est-à-dire une mesure conservatoire qui visait à obliger l’administration américaine de cesser son aide militaire à Israël. Elle a été rejetée sur le fondement d’arguments liés à la compétence juridique, le tribunal estimant qu’il s’agissait en l’espèce d’une question politique et qu’il n’appartenait pas aux juges de se prononcer.

Au Canada, le Legal Center for Palestine a notamment mené la bataille autour des permis d’export d’armes à destination d’Israël. L’export est a priori interdit s’il y a un risque clair que les armes servent à des actions contraires aux obligations du droit international (se référant notamment au Traité sur le commerce des armes de 2013). Les plaignants ont aussi choisi de fonder leur argumentaire sur le droit interne, en l’espèce la Charte canadienne des droits et libertés, dont l’article 7 protège le droit à la vie et la sécurité des personnes. Leur action a conduit le gouvernement à promettre de cesser la production de nouveaux permis d’exports. Les militants peuvent aussi bénéficier de l’incorporation dans le droit national de certains éléments textuels du droit international, particulièrement de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948. Cela pourrait permettre d’entamer une procédure au niveau fédéral pour obliger le gouvernement canadien à respecter ses propres obligations légales (quand par exemple, rien n’a été fait pour empêcher le départ de citoyens canadiens pour intégrer l’armée israélienne).

En Allemagne, des procédures ont également été engagées à propos des livraisons d’armes. Au mois de février, Amnesty International et des familles palestiniennes ont saisi la justice contre des officiels allemands, pour complicité de génocide liée à la livraison de matériels militaires à Israël. Layla Kattermann affirme que même si le procès est perdu, ce sera forcément une victoire politique car il aura permis de mettre au jour des responsabilités et une participation indirecte du gouvernement allemand aux crimes à Gaza. Le droit peut ainsi être un instrument efficace dans le rapport de force politique comme outil de mise à l’agenda. Les plaidoiries prévues s’appuieront sur la décision de la Cour d’Appel au Pays-Bas qui a ordonné en récemment la cessation des envois de pièces de rechange pour les avions F35, susceptibles de participer aux massacres des Gazaouis. Il s’agit d’une jurisprudence très intéressante dans le cadre d’une pression transnationale, chaque victoire juridique nationale pouvant servir de point d’appui dans d’autres pays.

Conférence 3 : « Palestinian legal activism »

La troisième conférence a réuni Nadia Shili Chahin, doctorante en droit à l’Université d’Édimbourg et M. Majd Darwish, juriste, spécialiste des approches critiques du droit. La modération était assumée par M. Emilio Dabed. Les deux chercheurs ont été invités à présenter leurs travaux sur l’activisme juridique pro-palestinien. 

Nadia Shili Chahin a ouvert la conférence en effectuant une présentation de quelques études de cas tirés de sa thèse, sur les conflits judiciaires à propos du mouvement BDS (Boycott Désinvestissement Sanctions). S’attachant à la jurisprudence de la CEDH (Cour européenne des droits de l’Homme), elle a fait remarquer que la pratique du boycott en Europe n’était pas un problème jusqu’à ce qu’il concerne Israël. Si un premier arrêt, rendu en décembre 2009, est défavorable aux militants BDS, un second, l’arrêt Baldassi C. France (juin 2020), leur donne raison. La Cour rappelle qu’il s’agit d’une forme d’expression politique, qui doit être protégée même si elle choque ou offense. Cette condamnation de l’État français est intervenue dans un contexte de criminalisation accrue du soutien aux droits des Palestiniens. Une circulaire de la ministre de la Justice, Mme Alliot-Marie, datant de 2010, prescrivait aux procureurs de poursuivre les personnes appelant au boycott des produits israéliens dans le cadre de la campagne BDS. L’argumentaire juridique avancé s’organisait autour de l’indistinction des biens et des personnes, l’appel au boycott de produits nationaux étant injustement identifié comme un appel au boycott de ses producteurs en raison de leur appartenance ethnico-religieuse, donc relevant de la discrimination raciale. La mise en équivalence de l’État d’Israël et du judaïsme constitue un des piliers argumentaires de la répression des mouvements pro-palestiniens. À ce titre, l’État d’Israël finance un réseau international d’ONG (parmi les plus connus, le Deborah Project), dans plus de 40 pays pour entraver et stigmatiser les campagnes BDS. 

Majd Darwish est revenu sur la légitimité de la résistance armée palestinienne, en accord avec le droit international, se référant aux travaux de l’école tiers-mondiste du droit. Ce courant critique considère que le droit international perpétue les inégalités consécutives à la colonisation. Ses théoriciens dénoncent l’impérialisme post-colonial et la légitimation par les institutions et les milieux doctrinaires dominants du processus de marginalisation des populations du « Sud global », au détriment d’une approche équitable du droit. Si intuitivement, et face à la passivité devant le génocide en cours à Gaza, on peut penser que le droit international n’est qu’un instrument au service des pouvoirs occidentaux, un passage en revue historique tend à montrer le contraire. Dans les années 1960, l’arrivée à l’Assemblée générale de l’ONU de pays récemment décolonisés et la consolidation du bloc socialiste engendre de nouveau rapports de force. La Chambre est désormais dominée numériquement par les pays du Sud. Ce bloc d’États fait pression pour transformer le droit initial à l’autodétermination convoqué dans la Charte de 1945 en un droit légal à la décolonisation, une obligation internationale effective. À partir de là, des dizaines de résolutions ont été adoptées, faisant constamment mention du droit des populations colonisées, occupées, oppressées par un régime raciste, d’accomplir leur droit à l’autodétermination. S’il demeure des controverses quant à la qualification des résolutions de l’Assemblée Générale de l’ONU, certains juristes affirment clairement que si elles sont constamment répétées, il s’agit d’un corpus juridique de droit coutumier. Après la prise d’otage lors des JO de Munich mené par le groupe Septembre noir, les États-Unis lancent une offensive diplomatique visant à identifier toute la résistance armée palestinienne à du terrorisme et à promouvoir un supposé « droit à l’auto-défense » pour Israël. Ils souhaitent défendre une nouvelle coutume qui décontextualise les actions palestiniennes. Leur offensive demeure un échec et le reste des pays continuent à défendre les positions adoptées à partir des années 1960. Malgré le processus d’Oslo, le renoncement de l’OLP à la lutte armée, l’implosion du bloc communiste, etc. toutes ces résolutions n’ont pas été rejetées et le droit initial à la lutte armée, consensuel, demeure valable. À ce titre, la Chine a récemment rappelé le droit des Palestiniens à une résistance violente pour permettre son autodétermination, distinguée du terrorisme.

Ainsi, le problème n’est pas tant le droit que sa non-application.

Enfin, les participants sont revenus sur les stratégies israéliennes de torsion, d’adaptation au droit international humanitaire. L’État d’Israël ne se place pas en rupture explicite avec le droit mais joue avec ses frontières, afin de le façonner à son image, selon ses volontés. Cela se traduit par exemple par une interprétation très extensive de la notion de « cibles légitimes », qui ne correspond pas aux qualifications traditionnelles du droit. Pour les Israéliens, les cibles sont les combattants mais aussi toutes personnes pouvant leur fournir une aide, quelle qu’elle soit, d’où des frappes sur des personnes (cuisiniers, taxis…) considérés comme « civils » selon les normes du droit. Cette analyse de clôture fait écho aux propos de Mme Albanese lors de la première conférence, qui soulignait qu’Israël poursuivait des logiques de « camouflage humanitaire », via par exemple l’argument des « boucliers humains », et ne niait pas les dégâts causés mais les justifiait en déclarant son alignement sur le droit humanitaire.

Israël s’appuie sur le droit pour légitimer son action, inscrit sa propre violence dans la loi.

Conférence 4 : « Tordre le droit pour criminaliser le soutien à la Palestine » en France

La quatrième et dernière conférence a réuni trois avocat·es : Elsa Marcel, Gilles Devers et Mathilde Dabed, sous la modération de la journaliste Siham Assbague.

Sihame Assbague, journaliste et militante anti-raciste a rappelé le climat répressif actuel en France et les diverses formes de criminalisation du soutien à la Palestine, de la menace d’expulsion de la militante palestinienne Mariam Abou Daqqa en octobre dernier, aux convocations récentes de parlementaires et candidats d’opposition pour « apologie du terrorisme ».

Elsa Marcel a analysé les convocations pour « apologie du terrorisme », une infraction sortie du droit de la presse pour entrer dans le Code pénal en 2014. Ce changement a eu pour conséquence la possibilité de recourir à des procédures de comparutions immédiates et d’infliger des peines plus lourdes entraînant l’inscription de l’accusé au FIGET (fichier terroriste) pour 10 ans. Elsa Marcel constate que le nombre de condamnations pour ce motif a explosé, passant de 14 condamnations entre 1994 et 2014, à 421 condamnations pour la seule année 2016. Insistant sur la nécessité d’envisager cette « infraction » comme un outil de répression de l’opposition politique, elle rappelle que dans la majorité des cas ce n’est pas l’infraction en tant que telle qui est jugée mais son interprétation possible. En atteste l’exemple du tribunal ayant condamné Jean Paul Delescaut, secrétaire général de la CGT du Nord pour un tract et notamment la phrase « Les horreurs de l’occupation illégale se sont accumulées. Depuis samedi elles reçoivent les réponses qu’elles ont provoquées ». Elle souligne que ce jugement est formulé en dehors de tout élément matériel probant. En l’espèce, le juge a estimé qu’il n’y avait pas de réprobation morale suffisante (appréciation excessivement subjective) et, s’il ne décèle pas d’apologie directe, elle peut être possiblement indirecte. On ne juge donc plus le contenu mais l’interprétation qui pourrait hypothétiquement en être faite.

Se référant aux travaux de Vanessa Codaccioni, Mathilde Dabed s’est penchée quant à elle sur la criminalisation de l’expression publique comme paravent d’une répression politique stricto sensu. Elle a dressé un parallèle avec les « lois scélérates », qui visaient à réprimer les militants anarchistes au début du XXe siècle, faisant tomber sous le coup de la loi tout discours critique, attentant supposément à la « sûreté de l’État ». Elle a insisté sur la manière dont cette criminalisation touche les militants ordinaires et tous les secteurs de la société y compris les universités, lycées et même collèges, où de nombreuses poursuites disciplinaires ont été entreprises. La Legal Team Antiraciste a choisi de faire appel de toutes les condamnations, dans l’espoir qu’avec le temps, un autre rapport de force puisse donner lieu à des révisions de ces condamnations. D’après les analyses de ce collectif, la répression s’articule autour d’une dimension raciale. Il constate ainsi une similitude entre les profils arrêtés lors des émeutes consécutives à l’assassinat policier de Nahel en 2023, la répression liée au port de l’abaya et le soutien à la Palestine. Les éléments communs à ces trois thèmes ont trait au racisme qui intervient systématiquement dans le jugement, la sévérité excessive des peines prononcées, et la situation sociale marginale des condamnées (marginalisation politique, économique, géographique, etc.) À cela s’ajoute la dimension autoritaire, les effets de la répression se répercutant à tous les niveaux jusqu’à l’intime avec une impression d’isolement et de surveillance permanente. Cette dynamique autoritaire est cohérente avec la dynamique de désengagement de l’État social, qui en contrepoint devient très interventionniste dans la sphère privée, via les couvre-feux ou les menaces de représailles collectives (comme la perte d’un logement social) contre les familles précaires racisées.

Revenant sur la circulaire publiée le 10 octobre 2023 par le ministre de la Justice, Éric Dupont-Moretti, Gilles Devers la considère comme une disposition fondamentale visant à museler les voix pro-palestiniennes en faisant entrer dans le régime délictuel toute catégorisation politique du Hamas qui ne correspond à celles imposées par le gouvernement. L’impossibilité de caractériser librement un groupe et/ou un évènement politique signifie en creux la liquidation de toute forme de démocratie. Criminalisation du soutien à la Palestine et dérive anti-démocratique vont ainsi de pair. Gilles Devers souligne également que cette initiative du garde des Sceaux, prise sans débat parlementaire, n’a pour effet que de faire peser une pression dissuasive dans le débat public. Il dénonce aussi l’absence totale d’autonomie du parquet, qui met en cause la nécessaire séparation des pouvoirs. Gilles Devers est aussi revenu sur le rôle de la CPI (Cour Pénale Internationale), qui devrait vraisemblablement émettre un mandat d’arrêt à l’encontre de responsables israéliens dans les semaines/mois qui viennent. En créant un nouveau cadrage juridique, cette décision engendrerait un renversement du rapport de force, qui entraînerait aussi la mise en cause de la complicité des dirigeants des États tiers et ferait basculer l’atmosphère diplomatique. Le droit dans ce cas ne semble donc pas vain et constitue un instrument utile dans la bataille politique.

Conclusion

Malgré les initiatives de boycott, les marches pacifiques, l’activisme juridique et les négociations diplomatiques, la colonisation et son cortège de violences ne cesse de s’accélérer. Il est évident que la bataille juridique n’a pour l’heure pas conduit à des résultats substantiels pour les Palestiniens. La concentration sur la dimension juridique, techniciste et légaliste, peut même mener à une forme de dépolitisation de la question de Palestine. Il semble ainsi nécessaire de se débarrasser d’un carcan « humaniste » qui, sous couvert de condamner le recours à la violence, ne défend en réalité qu’un statu quo dissimulant volontairement les causes structurelles du conflit. Le droit demeure un outil central pour faire avancer, même lentement, l’autodétermination des Palestiniens et la défense du soutien à la Palestine à travers le monde. Le droit international et le droit européen peuvent d’ailleurs être utilement mobilisés dans le cadre national comme en atteste l’arrêt de la CEDH de 2020 condamnant la France pour ses décisions de justice concernant BDS. Les questionnements d’ordre juridique ne doivent pas évacuer le recours à d’autres moyens comme la lutte armée, qui a permis la victoire de mouvements anticoloniaux antérieurs et dont la légitimité peut aussi s’appuyer sur un socle juridique bien établi. En tout état de cause, la Palestine joue un rôle déterminant dans la mise au jour des contradictions du droit entre ce qu’il prétend être théorie et ce qu’il donne à voir en pratique.