Le 18 janvier 2024, alors que ses « opérations d’éradication du Hamas » dans la bande de Gaza, entamées au lendemain de l’intrusion meurtrière de l’organisation islamiste en Israël du 7 octobre 2023, sont en cours, les autorités israéliennes allèguent que 19 des 13 000 employés locaux de l’Office de secours et de travaux pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) ont participé à cette attaque. Dans la foulée, les principaux bailleurs de fonds de l’Office, dont les États-Unis et l’Union européenne, suspendent leurs contributions financières en attendant des éclaircissements à ce sujet. Plus largement, les bailleurs se sont interrogés sur les raisons d’être du mandat de l’UNRWA, 75 ans après sa création en décembre 1949. Comment justifier le renouvellement trisannuel de son mandat temporaire et de ses différentes activités éducatives, médicales, de secours, de microfinance et d’infrastructure des camps de réfugiés ? Quels sont les défis que l’UNRWA rencontre sur ses cinq terrains d’action : en Jordanie, en Cisjordanie, dans la bande de Gaza, au Liban et en Syrie ? Quel est l’impact politique de son mandat sur les structures locales et régionales ? Et enfin, comment envisager son futur ?
Le mandat de l’UNRWA : entre humanitaire et développement sur fonds de considérations politiques et géostratégiques
Afin de saisir ce que représente le mandat « humanitaire, de protection et de développement humain » que revendique l’UNRWA aujourd’hui, il est nécessaire de revenir à ses origines et aux facteurs (géo)politiques, humanitaires et socioéconomiques qui ont motivé sa création par l’Assemblée générale de l’ONU (AGNU) en décembre 1949.
Du secours aux tentatives d’intégration collective des réfugiés
L’UNRWA doit sa création à l’impasse politique et humanitaire engendrée par la situation des 750 000 « réfugiés arabes de Palestine » en 1949. Un an après l’exode de mai 1948, ces réfugiés ont reçu une assistance humanitaire incluant la distribution de biens de première nécessité, des soins médicaux et d’éducation primaire. Cette aide est assurée dès 1948 par les principaux pays d’accueil tels que la Jordanie (en Transjordanie et en Cisjordanie), l’Égypte (dans la bande de Gaza- Gaza), le Liban et la Syrie, puis à partir de janvier 1949 par des « agences bénévoles » étrangères, notamment le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), opérant sous l’égide de l’ONU. Bien que jugée indispensable à la survie des réfugiés, cette aide humanitaire est également unanimement décriée, notamment par le CICR lui-même, car elle maintient ses bénéficiaires dans la dépendance et les contraint de vivre dans des conditions frustrantes dans l’attente d’un retour encore bien incertain à leurs foyers d’origine. Pour les États-Unis et des autres puissances occidentales, cette situation représente par ailleurs un risque d’instabilité régionale que l’Union soviétique est susceptible d’exploiter afin d’étendre son influence au Proche-Orient dans le contexte de la Guerre froide.
Jalal Al Husseini
Jalal Al Husseini est chercheur associé à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO) à Amman. Ses recherches portent sur les statuts formels et informels des réfugiés palestiniens, la diaspora palestinienne et les publics du développement (participation et gestion locale des projets de développement). Il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles, et l’éditeur de plusieurs ouvrages collectifs, dont Les Palestiniens entre Nation et Diaspora – Le temps des incertitudes, publié avec Aude Signoles, IISMM, Karthala, 2011 et Penser la Palestine en réseaux, publié avec Véronique Bontemps et Nicolas Dot-Pouillard (dir.), Diacritiques éditions, 2020, et Migrations in Jordan – Reception Strategies and Settlement Strategies, publié avec Valentina Napolitano et Norig Neveu, Bloomsbury-I.B. Tauris, 2024.
La Conférence de paix de Lausanne organisée par l’ONU entre avril et septembre 1949 échoue en raison du refus d’Israël d’appliquer le paragraphe 11 de la Résolution 194 de l’AGNU de décembre 1948 qui décide « qu’il y a lieu de permettre aux réfugiés qui le désirent, de rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible et de vivre en paix avec leurs voisins, et que des indemnités doivent être payées à titre de compensation pour les biens de ceux qui décident de ne pas rentrer dans leurs foyers… ». L’ONU s’inquiète par ailleurs du sort des réfugiés dont la même résolution appelle au « relèvement économique ».
Le mandat de l’UNRWA, tel que défini dans la résolution 302 de l’AGNU du 8 décembre 1949, répond à ces préoccupations humanitaires et (géo)politiques. L’Office est chargé d’opérer, moyennant des financements occidentaux, ce que l’on appellerait aujourd’hui un « nexus humanitaire-développement ». L’assistance de secours est encore nécessaire afin d’« empêcher des conditions de famine et de détresse » chez les réfugiés et de « réaliser un état de paix et de stabilité », mais elle doit se terminer au plus tard à la fin 1950 et être graduellement remplacée en par un soutien actif à l’intégration économique de l’ensemble des réfugiés au Proche-Orient. Une Mission économique d’étude créée par l’ONU avait proposé en septembre 1949 de soustraire les réfugiés – agriculteurs et ouvriers pour la plupart – de l’aide de secours en les impliquant dans un programme de travaux décliné dans chacun des pays d’accueil en projets agricoles ou infrastructurels censés faciliter leur inclusion socioéconomique tout en dynamisant les marchés du travail locaux.
Le processus d’intégration collective prévu par la Mission économique des réfugiés est un échec : les capacités d’absorption des pays d’accueil sont limitées, et les réfugiés, en particulier le tiers le plus vulnérable vivant dans les camps, se montrent réticents à s’engager dans tout programme susceptible d’affaiblir leur revendication au droit au retour. Ces obstacles, ainsi que le contexte politique survolté du Proche-Orient dans les années 1950, ont aussi eu raison des tentatives d’intégration à plus grande échelle que l’UNRWA tente de mettre en œuvre jusqu’en 1958 – notamment des plans de réinstallation dans des régions susceptibles d’accueillir un grand nombre d’agriculteurs, comme le Sinaï égyptien ou la Jezireh syrienne, ou de réinstallation massive dans les pays du Golfe. Expliquant cet échec, l’UNRWA indique qu’il faut tenir compte « de l’attitude des réfugiés qui demeure motivée par leur profond désir de rentrer à leurs foyers ». Par ailleurs, les pays d’accueil refusèrent d’assumer tout transfert des activités de l’UNRWA, arguant qu’il revient à l’ONU d’en accepter la charge en attendant la mise en œuvre de sa résolution 194. Aux yeux des réfugiés, ce lien établi entre cette résolution et l’Office a fait de ce dernier plus qu’un pourvoyeur de services humanitaires: le symbole de l’engagement de l’ONU à faire valoir, in fine, le « droit au retour ».
De l’intégration collective à l’intégration individuelle
Face à l’échec de son mandat d’intégration collective, entériné par l’UNRWA en 1959-1960, l’ONU et les bailleurs de fonds occidentaux n’ont eu d’autre choix que de perpétuer, au nom de la stabilité régionale, ses activités de secours, lesquelles se sont depuis lors déclinées en programmes réguliers distincts. Cependant, sa vocation première de développemental via la mise au travail des réfugiés reste au centre de son mandat. Désormais, avec l’assentiment des réfugiés, cette vocation se traduit par une volonté d’intégration individuelle, principalement par la promotion du programme d’éducation. Celui-ci s’oriente vers la formation des jeunes réfugiés à travers des programmes d’enseignement du primaire calqués sur ceux des pays d’accueil, le développement de cycles post-primaires de formation professionnelle et de formation des maîtres d’école, ainsi que l’attribution de bourses universitaires. Ces efforts ont contribué, de concert avec les services des pays d’accueil (enseignements secondaire et universitaire), à l’insertion professionnelle de nombre de réfugiés, y compris dans les pays du Golfe, dès les années 1960. Cet aspect développemental du mandat de l’UNRWA s’est accentué depuis les années 1990 avec deux nouveaux programmes relativement modestes : l’accès au microcrédit en 1991 et l’amélioration durable des infrastructures et des camps en 2005-2006.
Depuis 1970, le programme d’éducation est le premier programme régulier de l’Office, constituant en 2022 environ 60 % de son budget et de ses ressources humaines, devant le programme de santé. Le programme de secours (distribution de produits de première nécessité et, depuis 2016, distribution d’argent en espèces), qui constituait l’essentiel des activités de l’Office en 1950, ne représente désormais plus que 7.6 % du budget régulier et ne concerne plus que 5.5 % des personnes enregistrées, sélectionnées parmi les réfugiés les plus pauvres.
Tableau 1 : Allocation du budget général de l’UNRWA selon les programmes
Éducation | Santé | Services de support (trans-programmes) | Secours | Amélioration /infrastructures des camps | Autres (administration, etc.) | Total |
58 % | 15 % | 13 % | 6 % | 4 % | 4 % | 100 % |
Source : UNRWA, https://www.unrwa.org/how-you-can-help/how-we-spend-funds
Le chaînon manquant du mandat de l’UNRWA demeure la protection juridique. Le mandat strictement temporaire prévu par la résolution 302 ne prévoit aucune activité à cet effet. Par ailleurs, le statut du Haut-Commissariat pour les Réfugiés (HCR), qui dispose d’un mandat de protection juridique international, exclut les réfugiés « qui continuent de bénéficier de la protection ou de l’assistance d’autres organismes ou institutions des Nations Unies ». Or c’est précisément le cas des réfugiés palestiniens enregistrés auprès de l’UNRWA, auprès desquels le HCR n’a donc jamais été en mesure d’apporter une protection juridique lorsque ceux-ci ont été livrés à des discriminations et des violences collectives, comme lors des conflits au Liban (1975-1991), en Syrie (depuis 2011) et dans les territoires occupés de Cisjordanie et à Gaza (depuis 1967). Notons qu’entre 1987 et 1993, l’UNRWA a été exceptionnellement mandatée par l’ONU afin de documenter les atteintes aux droits de l’homme dans ces territoires durant la première Intifada (1987-1993), mais cette mission ad hoc s’est terminée après les accords d’Oslo. Sauf en de rares exceptions, l’UNRWA s’est donc contentée de témoigner et d’intervenir diplomatiquement auprès des autorités responsables (ou des protagonistes des conflits) afin de tenter de réduire les préjudices subis par les communautés de réfugiés.
Une organisation quasi-étatique, soutien indispensable aux réfugiés de Palestine et aux autorités d’accueil
Facteurs démographiques et contextuels des activités de l’UNRWA
Les observateurs – académiques et humanitaires – s’accordent sur le fait que l’UNRWA a non seulement contribué au relèvement socioéconomique des réfugiés, mais qu’elle a aussi aidé les pays d’accueil à supporter leur poids sur les économies locales et les services publics. Ce fut aussi directement le cas d’Israël en tant que puissance occupante de la Cisjordanie et de Gaza entre 1967-1994 qui a directement bénéficié du travail de l’Office.
L’autre spécificité de l’Office est sa réponse aux besoins d’une population en constante augmentation depuis 75 ans. Initialement dédié à l’assistance des réfugiés palestiniens enregistrés, appelés les « réfugiés de Palestine », définis comme « des personnes dont la résidence normale était la Palestine entre le 1er juin 1946 et le 15 mai 1948 et qui ont perdu leur foyer et leur moyen d’existence comme conséquence du conflit de 1948 », cette assistance s’est étendue à d’autres catégories de personnes avec l’accord implicite de l’AGNU. D’abord aux descendants des réfugiés originels de Palestine, aussi catégorisés comme « réfugiés enregistrés » par voie patriarcale, suivant en cela les règles d’attribution de la citoyenneté dans les pays d’accueil. Ensuite, aux « réfugiés économiques », c’est-à-dire aux citoyens des pays d’accueil ayant perdu leurs moyens de subsistance, notamment les villageois de Cisjordanie dont les terres se sont retrouvées intégrées à Israël après 1948, ainsi qu’à leurs descendants. Enfin, depuis 2006, l’assistance s’étend également aux ménages de femmes réfugiées mariées à des non-réfugiés (MNR) et leurs enfants, conformément à la politique d’égalité entre hommes et femmes promue par l’UNRWA à cette époque.
La transmission du statut de réfugié et non-réfugié entre générations explique l’augmentation exponentielle du nombre de personnes enregistrées à l’UNRWA d’environ 894 000 en août 1950 à 6,7 millions en 2022.
Tableau 2 : Nombre de bénéficiaires enregistrés des services de l’UNRWA fin 2022 et en 1950
| Jordanie | Cisjordanie | Liban | Syrie | Gaza | TOTAL |
2022 : réfugiés enregistrés (originels et descendants) | 2 366 050 | 901 035 | 487 662 | 580,000 | 1,553,868 | 5 889 633 |
2022 : Réfugiés économiques et MNR enregistrés | 176 949 | 222 450 | 69 680 | 93 437 | 200 441 | 762 957 |
2022 : Total personnes enregistrées | 2 542 999 | 1 123 485 | 557 342 | 674 455 | 1 754 309 | 6 652 590 |
Août 1950 : Total personnes enregistrées | 499,000 | 120,000 | 82,000 | 200,000 | 890,000 |
Sources : UNRWA Statistics Bulletin et Rapport intérimaire du Directeur de l’UNRWA, cinquième session, supplément n°19 (A/1451/Rev.1).
Le nombre d’enregistrements ne permet cependant pas de mesurer précisément l’ensemble des bénéficiaires des services de l’UNRWA. En effet, les réfugiés ne résident pas forcément encore dans le pays d’accueil où ils ont été initialement enregistrés. C’est particulièrement le cas au Liban, où seuls environ 180 000 des 480 000 réfugiés enregistrés sont encore présents, la majorité ayant quitté le pays depuis l’éclatement de la guerre civile en 1975, en particulier en direction de l’Europe. Ces réfugiés conservent néanmoins leur carte d’enregistrement, car elle demeure le seul document attestant de leur statut de réfugié, susceptible de justifier leurs revendications au retour ou à la compensation.
Par ailleurs, la dépendance des réfugiés palestiniens aux services réguliers de l’UNRWA diffère selon les pays d’accueil, en fonction du degré d’inclusion socioéconomique accordé par les autorités locales. Traditionnellement plus élevée au Liban, où les réfugiés sont confrontés à de nombreuses discriminations, notamment dans l’accès à l’emploi et la propriété, cette dépendance est moindre dans les autres pays d’accueil. En Jordanie, par exemple, la citoyenneté leur a été octroyée dès 1949, tandis qu’en Syrie, bien que demeurant apatrides au nom de la préservation de leur nationalité palestinienne, ils ont été relativement bien intégrés dans le tissu administratif et économique du pays.
Tableau 3 : Budget par tête des activités régulières dans les différentes zones d’opération, 2002-2023, %
Jordanie | Cisjordanie | Liban | Syrie | Gaza |
58,30 $ | 111,90 $ | 224,80 $ | 79,60 $ | 180,40 $ |
Source : UNRWA Statistics Bulletin.
Enfin, il faut considérer le rôle joué par l’UNRWA pour assurer la survie de réfugiés affectés par des conflits ou de graves crises économiques, à travers des programmes d’urgence adaptés. Ces programmes d’urgence ad hoc, comprenant notamment l’acheminement de secours en nature et/ou en espèces à l’ensemble des réfugiés, se sont souvent superposés ou ont remplacé les programmes réguliers destinés aux réfugiés identifiés comme particulièrement vulnérables. Ils sont devenus la norme en Syrie depuis le déclenchement de la guerre civile en 2011, ainsi qu’à Gaza après les attaques répétées d’Israel contre le Hamas depuis 2008. Ils jouent aussi un rôle significatif au Liban depuis le début de la grave crise financière et économique en 2019, et en Cisjordanie en raison de la poursuite de la colonisation israélienne. Le rôle futur de l’UNRWA dans la restauration des conditions de vie « normales » à Gaza, une fois le conflit actuel entre Israël et le Hamas terminé, apparaît déjà comme indispensable.
Tableau 4 : Pourcentage de réfugiés bénéficiant d’une aide de secours (régulière ou d’urgence), 2002-2023, %
| Jordanie | Cisjorda -nie | Liban | Syrie | Gaza | TOTAL |
% des personnes enregistrées (PE) bénéficiant d’une aide secours régulière | 2,5 % 59 000 | 4% 36 000 | 12,5% 61 000 | 25,4% 147 000 | 1,4% 22 000 | 5,5% 325 000 |
% PE bénéficiant d’une aide secours d’urgence | 0,8% 18 000 | 21,5% 230 000 | 20,3% 100 000 | 62,4% 400 000 | 68,6% 1 200 000 | 26,3% 1,7 m |
Source : UNRWA Statistics Bulletin.
L’UNRWA, un « géant » aux pieds d’argile
À travers son réseau de services répartis dans et en dehors 58 camps à travers l’ensemble du Proche-Orient, comprenant 706 écoles et 8 centres de formation professionnelle, 140 dispensaires, et 56 centres d’enregistrement (UNRWA 2023), l’UNRWA apparaît comme une institution quasi-étatique à l’échelle régionale. Ses 30 000 employés répartis dans cinq bureaux régionaux, un siège opérationnel à Amman et un siège politique à Jérusalem-est, en font le premier employeur du Proche-Orient derrière le secteur public des pays d’accueil. Cependant, l’UNRWA reste une agence humanitaire temporaire dont le mandat n’a cessé d’être renouvelé pour des périodes généralement de 3 ans, ce qui l’a empêché de planifier ses actions sur le long terme. Par ailleurs, chacune de ses initiatives a dû être négociée avec les pays donateurs, les pays d’accueil, et en tenant compte des réactions des communautés de réfugiés. Mais ce sont des contraintes budgétaires qui ont le plus affecté ses activités : environ 95 % de son financement provient des contributions volontaires annuelles de membres de la communauté internationale, principalement des États-Unis et de l’Europe.
Tableau 5 : Promesses de contributions pour UNRWA pour la période jusqu’au 31 décembre 2023, 10 plus grands contributeurs et total (en dollar américain)
1 | États Unis | 422 004 945 |
2 | Allemagne | 212 890 232 |
3 | Union européenne & ECHO | 120 650 483 |
4 | France | 62,421,104 |
5 | Norvège | 48 893 860 |
6 | Japon | 48 530,158 |
7 | Norvège | 45 718 620 |
8 | Pays-Bas | 40 754 272 |
9 | Royaume-Uni | 36 872 747 |
10 | Suisse | 25 656 106 |
TOTAL | 1 463 868 250 |
Source : UNRWA, https://www.unrwa.org/sites/default/files/list_of_2023_confirmed_pledges_by_all_donors.pdf
Depuis les années 1980, bien que le niveau de contribution ait augmenté de manière absolue, il n’a pas suffi à suivre l’augmentation constante des besoins des réfugiés. Le budget par tête a ainsi diminué d’environ 100 $ en 1980 à environ 60 $ depuis 2010, causant des déficits budgétaires chroniques et la détérioration des services, incluant des écoles surchargées, des soins médicaux de plus en plus limités à la santé primaire, des services de ramassage des ordures insuffisants dans les camps de réfugiés, des retards sur les travaux de maintenances, etc. Cette situation est due en partie à la « fatigue des donateurs », exacerbée depuis les années 1990 par l’absence d’avancées dans le processus de paix et la recrudescence d’autres crises d’urgence régionales et mondiales, telles que la réponse à la crise syrienne depuis 2012, les tremblements de terre en Syrie et en Turquie en février 2023, ainsi que la guerre d’Ukraine depuis 2022. Les évaluations opérationnelles de l’UNRWA confirment que bien que ses programmes soient efficaces dans les limites budgétaires qui leur sont imparties, ils demeurent aujourd’hui réduits au strict minimum requis.
Instrumentalisation politique de l’UNRWA « par le bas » et neutralité onusienne
La politisation intrinsèque du mandat de l’UNRWA, de par son rattachement avec la Résolution 194, a suscité une forte inimitié de la part d’Israël et de ses alliés, qui accusent l’agence de perpétuer ce qu’ils appellent un mythe, celui du « droit au retour ». C’est sur cette base que, depuis le processus de paix d’Oslo, la dissolution de l’Office comme préalable à une solution à la question des réfugiés est devenue une revendication majeure des gouvernements israéliens successifs.
Mais c’est la crainte d’une instrumentalisation de ses installations et de ses programmes par le personnel local à des fins idéologiques et/ou militaires qui a suscité le plus de tensions : non seulement entre l’UNRWA et Israël, mais aussi entre l’UNRWA et ses bailleurs de fonds. Préserver la neutralité de l’UNRWA en tant qu’agence onusienne par souci éthique, mais surtout pour éviter que les États-Unis et les autres bailleurs de fonds occidentaux ne suspendent leurs contributions volontaires, a constitué une priorité pour les dirigeants internationaux de l’Office dès les années 1969-1970, lorsque les groupements armés de la Résistance palestinienne à la tête de l’OLP ont étendu leur influence idéologique sur les communautés de réfugiés, d’où proviennent l’essentiel du personnel de l’UNRWA. Les règlements intérieurs de l’Office précisent que leur affiliation à des partis politiques, bien qu’acceptés par l’UNRWA, ne doit en aucun cas compromettre leur intégrité quant au principe de neutralité sur leur lieu de travail, ce qui implique l’interdiction de toute forme de prosélytisme politique ou d’utilisation de ses structures à des fins militaires sous peine de sanctions, allant de l’avertissement au licenciement. En 2017, l’UNRWA a adopté la définition de la neutralité telle que formulée par les États occidentaux, étendant les interdictions à l’engagement auprès d’organisations militantes catégorisées comme terroristes, l’organisation de sit-in dans les enceintes de l’UNRWA, ainsi que l’affichage de tout signe politiquement ostentatoire dans ses installations, y compris celle de cartes de la Palestine d’avant 1948. Des employés internationaux (neutrality officers) ont depuis lors été mandatés pour visiter régulièrement les installations de l’UNRWA afin de s’assurer de leur conformité aux régulations en vigueur. Tous les cas de violation du principe de neutralité par les employés sont comptabilisés et les autorités locales sont tenues informées.
Les manquements les plus flagrants d’employés locaux au principe de neutralité, jusqu’au 7 octobre 2023, ont été le stockage d’armes dans le Centre de formation de Sibline (Sud-Liban) durant l’invasion israélienne de 1982 et dans des centres sociaux pour jeunes en Cisjordanie en 2002 durant la seconde Intifada. Ils ont conduit au licenciement des responsables locaux dans le premier cas, et à la cessation de tout partenariat dans le second. Chaque année, l’UNRWA traite des cas d’atteintes mineures à sa neutralité (18 cas en 2022), se soldant par des mesures punitives plus ou moins sévères selon la nature de l’atteinte. Cela montre que les faits incriminant 19 employés de l’UNRWA à Gaza pour leur participation aux opérations du Hamas le 7 octobre 2023 sont graves, mais qu’ils ne représentent en rien un fait nouveau, même s’ils ont été instrumentalisés par Israël comme argument supplémentaire pour réclamer l’extinction de l’UNRWA. La procédure habituelle d’enquête et de sanction a été suivie, conduisant au licenciement de 10 employés. Les rapports mandatés par le Secrétaire général de l’ONU en février 2024 afin d’évaluer la neutralité de ses activités (voir bibliographie) confirment que les procédures de contrôle mises en place à cet effet par l’UNRWA sont parmi les plus élaborées du système onusien, même si le contexte politique complexe dans lequel évolue l’UNRWA requiert un renforcement de ces contrôles, y compris concernant la prise de parole d’employés locaux dans les médias. Les procédures de contrôle de la neutralité de l’Office concernent également les manuels scolaires empruntés aux pays d’accueil, qui sont régulièrement expurgés (parfois avec un certain retard) de tout contenu politiquement tendancieux.
L’UNRWA et son futur
Sous la pression de donateurs, l’UNRWA a entrepris depuis 2005 d’importantes réformes visant à rendre son fonctionnement interne plus efficace et moins coûteux : la prise de décision sur tous ses programmes a été décentralisée du siège opérationnel d’Amman aux bureaux régionaux de façon à les rendre plus réactifs aux évolutions du contexte local. Son mandat a été réactualisé, remplaçant le vieux mot d’ordre de « répondre aux besoins vitaux des réfugiés » par la promotion de leur « développement humain » afin d’en faire des acteurs productifs de leurs communautés. Les processus budgétaires et décisionnels ont été clarifiés, les différents programmes ont été digitalisés, et les frais de fonctionnement ont été réduits au minimum. Cependant, comme le reconnaissent volontiers les employés de l’UNRWA, d’importants progrès restent à réaliser : d’une part, les instances dirigeantes de l’UNRWA représentées à leur sommet par le Commissaire général, sont trop limitées pour exercer un contrôle effectif sur l’ensemble des programmes et de leurs employés ; d’autre part, l’Office continue à opérer dans un relatif isolement institutionnel : tant ses relations avec les bailleurs de fonds qu’avec les pays d’accueil sont empreintes de méfiance réciproque. Cela est dû aux restrictions budgétaires imposées par les premiers et aux tentatives d’interférence des seconds, particulièrement à Gaza et en Syrie. En outre, l’UNRWA a eu tendance à ignorer les institutions de la société civile aux activités souvent complémentaires aux siennes, probablement pas souci de ne préserver sa neutralité onusienne.
Le principal défi de l’UNRWA réside néanmoins dans son incapacité à élargir sa base de donateurs au-delà des contributeurs occidentaux habituels. Le blocage vient principalement des pays arabes, qui considèrent que le financement de l’UNRWA incombe principalement à l’ONU et aux puissances occidentales en raison du rôle majeur qu’elles ont joué dans la création d’Israël et donc du problème des réfugiés palestiniens. Depuis 2010, les contributions des pays arabes, principalement ceux du Golfe, varient entre 1 % à 13 %, atteignant un seuil record de 25 % en 2018 pour sauver l’UNRWA après à la suspension par l’administration Trump (2017-2021) des contributions américaines. Certaines pistes ont été envisagées afin de réduire la charge budgétaire de l’UNRWA, telles que le transfert partiel de certaines de ses activités aux pays d’accueil ou leur prise en charge par d’autres agences des Nations Unies comme l’UNICEF pour l’éducation ou l’OMS pour la santé. Mais ces initiatives ont été rejetées par les pays d’accueil et les réfugiés, pour qui l’UNRWA symbolise avant tout l’engagement de l’ONU à mettre en œuvre le « droit du retour ». Ainsi, toute tentative de réduire les responsabilités de l’Office est perçue comme une menace à ce droit et combattues en conséquence. Enfin, comment envisager le transfert, parfois évoqué, des services de l’UNRWA aux pays d’accueil traditionnels déjà fortement déstabilisés par diverses crises récentes : la pandémie du Covid-19, la crise des réfugiés syriens en Jordanie et du Liban, la guerre civile en Syrie, la poursuite de la colonisation en Cisjordanie, et les destructions à large spectre infligées par les frappes israéliennes à Gaza ?
Il est donc plus que jamais indispensable de maintenir l’UNRWA. Abondant en ce sens, les rapports mandatés par le Secrétaire général de l’ONU en février 2024 recommandent que la communauté internationale soutienne l’UNRWA. Ils recommandent cependant que l’UNRWA intensifie ses efforts pour transformer ses relations avec les bailleurs de fonds et les pays d’accueil en véritable partenariat, notamment en les associant davantage dans l’élaboration opérationnelle et financière de ses programmes. L’établissement d’un climat de confiance entre l’UNRWA en l’ensemble des acteurs concernés pourrait aussi être renforcé par des campagnes de sensibilisation auprès du personnel local, des autorités locales et des communautés de réfugiés sur la nécessité d’assister au mieux ses activités et de préserver le principe de la neutralité de son mandat dans l’intérêt de tous.
Références bibliographiques :
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- Al Husseini, J., et Bocco, R., “The Status of the Palestinian Refugees in the Near East: The Right of Return and UNRWA in Perspective.” Refugee Survey Quarterly, 28 (2-3), 2009.
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- UNRWA, UNRWA Statistics Bulletin (plateforme digitale).