31/07/2024

Motifs de la résistance : le keffieh dans l’histoire de la lutte palestinienne

Par Majd Darwish
Keffieh noir et blanc

Les mobilisations que connaissent les sociétés occidentales depuis le 7 octobre ont remis le keffieh au centre de l’attention médiatique. Symbole du soutien aux Palestiniens, il est aujourd’hui criminalisé dans de nombreux contextes, notamment en France. Ce foulard a pourtant connu des périodes de banalisation, voire de réappropriation par le libéralisme, décliné par des grandes marques et couturiers de renom. Au-delà de ces évolutions récentes en Occident, ce tissu est porteur d’une histoire, celle de la lutte de libération de la Palestine. Cet article se propose de revenir sur les différents usages du keffieh par les Palestiniens eux-mêmes. Tout en relevant certains points encore méconnus du grand public, il montre comment ce couvre-chef a été un outil de distinction à la fois de classe et d’idéologie.

Premières tentatives sionistes d’« auto-indigénisation »

Si le keffieh était avant tout l’habit traditionnel des paysans palestiniens (fellahin), il est important de rappeler que les colons sionistes, dans leur tentative d’appropriation des coutumes locales, l’avaient eux-aussi porté au début du XXe en l’intégrant à leur uniforme militaire. Son utilisation a d’abord été constatée au sein de l’organisation Hashomer, une milice sioniste chargée de protéger les nouvelles colonies des fellahin palestiniens qui résistaient à leur expulsion[1]. La milice Hashomer a été créée à la suite de la bataille de Shajra en 1909, lorsque les fellahin dépossédés du village de Shajra se sont soulevés contre la colonie sioniste voisine de « Sejera », établie par les colons une décennie plus tôt[2]. Le port du keffieh par les miliciens de Hashomer avait donc pour objectif de préserver la colonie établie sur les terres du village palestinien des éventuelles ripostes des paysans récemment expulsés.

Les unités militaires sionistes des générations suivantes en Palestine ont continué à utiliser le keffieh comme partie intégrante de leur tenue militaire. Par exemple, la Haganah, établie en 1920, grâce notamment au soutien de l’occupant britannique qui a facilité sa formation, a perpétué la tradition de porter le keffieh. Notons que les miliciens sionistes, au sein de la Haganah et d’autres organisations militaires, connaissaient la langue arabe et se saluaient en arabe palestinien[3]. Ainsi, on peut interpréter leur utilisation du keffieh comme une tentative d’imiter les autochtones, voire de se présenter comme les véritables « indigènes »[4].

 

Majd Darwish

Majd Darwish

Titulaire d’une maîtrise en droit international de la SOAS (School of Oriental and African Studies), université de Londres, Majd Darwish s’intéresse tout particulièrement à la question de la légitimité de la résistance dans le respect du droit international. Ses travaux portent aussi sur les politiques et l’histoire décoloniale, ainsi que sur l’école Third World Approaches to International Law (TWAIL).

Membres de "Hashomer" 1909. Domaine Public, via Wikipédia Creative Commons.

Les générations suivantes de Palestiniens résistants se sont ensuite massivement tournées vers cette tenue révolutionnaire, notamment à partir des années 1930[5], faisant du keffieh la tenue du « patriote » palestinien. La raison principale est que le keffieh était l’habit des fellahin et des bédouins, qui furent les premiers à résister militairement au projet sioniste à ses débuts.

Du tarbouche au keffieh : le basculement des citadins dans la Grande Révolte

La Grande Révolte de 1936-1939 marque un tournant dans l’histoire de la Palestine, mettant en lumière le rôle crucial des fellahin dans la résistance armée contre le colonialisme britannique.

Principaux protagonistes de cette lutte armée, ils adoptent le keffieh qui leur offre l’anonymat nécessaire pour échapper à la surveillance britannique. Durant la première année de la révolte, le port de ce foulard permet de distinguer les fellahin des Palestiniens urbains, qui eux portaient majoritairement le tarbouche. Le port du keffieh augmente ainsi la vulnérabilité des fellahin qui deviennent plus identifiables par l’occupant comme résistants.

Toutefois, à mesure que la révolte s’intensifie en 1938, la dynamique évolue. Les zones urbaines, y compris la vieille ville de Jérusalem, passent progressivement sous le contrôle des révolutionnaires fellahin. Les chefs rebelles ordonnent alors aux citadins d’abandonner le tarbouche au profit du keffieh. Les autorités britanniques sont alors stupéfaites de constater la rapidité avec laquelle les Palestiniens urbains répondent à cet appel. Le Haut-Commissaire britannique pour la Palestine remarque qu’« en l’espace d’un mois, huit tarbushs sur dix ont été remplacés par des keffiehs [6]».

Au-delà de son utilité pratique, cette adoption massive du keffieh par les citadins démontre l’ampleur du soutien populaire à la révolte. L’influence des fellahin devient si significative que même les Palestiniens des classes moyennes et supérieures urbaines acceptent leur autorité et adoptent leur style vestimentaire, signe d’allégeance à la cause nationale[7]. Cette transformation a également un impact profond sur la structure des classes sociales dans toute la région, reflétant l’engagement « révolutionnaire » des fellahin. Les marchands de keffiehs à Nazareth, pendant la deuxième phase de la révolte, chantent : « hatta, hatta [keffieh, keffieh] pour dix [piastres], maudits soient ceux qui portent le tarbouche ![8] ». Ce chant souligne le sentiment patriotique : continuer à porter le tarbouche après l’appel des révolutionnaires est synonyme de traîtrise et d’opposition au mouvement national révolutionnaire dirigé par les Palestiniens ruraux. Ce n’est qu’en portant le keffieh qu’ils deviennent patriotiques.

Membre du FPLP en 1969. Photo : Thomas R. Koeniges, Public domain, via Wikimedia Commons

Militantisme des feddayin : des idéologies et des couleurs

À partir du milieu des années 1960, avec la revitalisation du mouvement révolutionnaire palestinien contre le projet colonial sioniste, le keffieh redevient un symbole clé de l’identité nationale militante palestinienne. Les fedayins des différentes factions adoptent le keffieh noir et blanc pour camoufler leur visage, renforçant son rôle dans la lutte. Yasser Arafat, président de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP), joue un rôle crucial dans la popularisation mondiale de ce symbole[9]. En l’arborant régulièrement, il renoue avec l’usage fait durant la Grande Révolte et contribue à en faire une icône reconnue internationalement. Le keffieh devient alors un vêtement unisexe, porté aussi par des militantes et combattantes célèbres telles que Leila Khaled. En apparaissant souvent aux côtés d’Arafat, elles transforment le keffieh en un emblème mondial de la lutte pour la liberté et de la résistance palestinienne[10].

Si le keffieh noir et blanc s’est solidement établi comme un symbole de la lutte palestinienne, le keffieh rouge et blanc a pour sa part suivi une trajectoire différente. Après les événements de « Septembre Noir »[11], des factions palestiniennes, en particulier le FPLP (Front Populaire de Libération de la Palestine) et le FDLP (Front Démocratique de Libération de la Palestine), ont continué à arborer le keffieh rouge et blanc, en complément de celui à motifs noir et blanc. Des figures emblématiques du FLPL telles que Leila Khaled, Abu Mansour et Wadie Haddad se sont distinguées par le port de ce motif. Le keffieh rouge et blanc est alors devenu un symbole du gauchisme durant la première intifada, marquant une division factionnelle plus nette : le noir et blanc pour le Fatah, le rouge et blanc pour les gauchistes[12]. Avec le temps, ce dernier est également devenu associé au mouvement Hamas émergent. Ainsi l’utilisation du keffieh s’enracine dans une division fonctionnelle, l’organisation à laquelle on appartient est censée incarner  la « ligne correcte » de ce qu’elle considère être la cause nationale. Ainsi, les tenues et les symboles associés à une organisation particulière sont ceux auxquels on doit adhérer pour être vraiment « patriotique » et se démarquer des autres organisations dont la ligne politique est jugée « dangereuse » ou « capitularde ».

Abou Obeida
Abou Obeida, capture écran, vidéo sur Twitter Al-Qassem Brigades, nov. 2023

Entre distinction et réappropriation : les usages du keffieh par le Hamas

Depuis sa montée en puissance lors de la première Intifada, le Hamas accorde une importance capitale aux médias numériques et aux réseaux sociaux, qu’il considère comme essentiels pour façonner un récit moderne du mouvement de libération palestinien. Cette stratégie devient cruciale avec la création de sa branche militaire, les Brigades Al-Qassam. Yasser al-Namrouti, le premier chef d’état-major, a souligné l’importance des médias en s’adressant directement au public lors d’un discours télévisé, en portant le keffieh rouge et blanc distinctif[13]. Depuis, de nombreuses figures de proue des Brigades Al-Qassam ont suivi son exemple. Le premier à le faire fut Imad Akel, co-fondateur des Brigades Al-Qassam, qui, un mois avant son assassinat, fit un discours télévisé le visage couvert d’un keffieh rouge et blanc. Dans ce discours annonçant les opérations militaires des Brigades dans la bande de Gaza, il a exposé les principes et valeurs des combattants d’Al-Qassam, et menacé de futures actions contre l’entité sioniste en cas de poursuite de la répression.

Mohammed Deif, successeur à la tête des Brigades, a alterné entre le keffieh noir et blanc et le rouge et blanc, adaptant son apparence selon le contexte et l’actualité. Depuis 2008, Abu Obeida, le porte-parole militaire des Brigades Al-Qassam, porte systématiquement le keffieh rouge et blanc, incarnant l’image du « fedayin inconnu » palestinien, dont l’identité reste secrète mais qui est vénéré pour son rôle dans la lutte de libération. Sa figure est immédiatement reconnaissable grâce à son attirail de combattant, utilisant le keffieh pour couvrir son visage.

L’utilisation du keffieh rouge et blanc par le Hamas peut être interprétée comme une démarche pour affirmer une identité distincte de celle du Fatah et des périodes précédentes de révoltes palestiniennes, s’étendant du milieu des années 1960 jusqu’à la signature des accords d’Oslo en 1993. Bien que le port du keffieh rouge et blanc puisse être vu comme une marque d’identité propre au Hamas, le mouvement, à l’instar des organisations de gauche mentionnées précédemment, utilise parfois aussi le keffieh noir et blanc. L’emblème des Brigades Al-Qassam montre un homme armé, le visage dissimulé derrière un keffieh noir et blanc, signe que, lors de certaines occasions spéciales, Abu Obeida lui-même a couvert son visage avec ce dernier pour symboliser l’unité nationale, le keffieh noir et blanc étant communément perçu comme symbolisant l’identité palestinienne.

Notes :

[1] Nur Masalha, Palestine: A Four Thousand Year History, Zed Books Ltd., 2018, pp. 369-370.

[2] Rashid Khalidi, Palestinian Identity: The Construction of Modern National Consciousness,Columbia University Press, 1997, pp. 104-106.

[3] Nir Hasson, ‘A Fight to the Death, and Betrayal by the Arab World: The Most Disastrous 24 Hours in Palestinian History’, Haaretz , 5 January 2018, URL : https://bit.ly/3LJ1Fav

[4] Nur Masalha, Palestine: A Four Thousand Year History, op.cit.

5] Rashid Khalidi, Palestinian Identity: The Construction of Modern National Consciousness, op.cit.

[6] Report on the situation in Palestine, Part 1, CO 935/21. Confidential Print: Middle East, 1839-1969 (Report). p.47.

[7] Ted Swedenburg, ‘Seeing Double: Palestinian/American Histories of the Kufiya, Michigan Quarterly Review, 1992, pp. 348-350.

[8] Ibid., p. 567.

[9] Anu Lingala, ‘A Sociopolitical History of the Keffyieh’, Royal College of Art/Victoria & Albert Museum History of Design Programme, 2014, p. 7.

[10] Abdallah Fayyad, ‘How the keffiyeh became a symbol of the Palestinian cause’, Vox, 6 December 2023, URL :  https://www.vox.com/2023/12/6/23990673/keffiyeh-symbolism-palestinian-history

[11] Ezra Karmel, ‘The “Jordanian” Keffiyah Redressed’, 7ibère, 4 January 2015, URL : https://www.7iber.com/2015/01/the-jordanian-keffiyah-redressed/

[12] عمر الأغا، الكوفية الفلسطينية.. من الثورة الفلسطينية إلى « هز الكتف بحنية » – ميدانالجزيرة أونلاين ،17 يناير 2019،
URL : https://bit.ly/4fyrbx5

[13] إبراهيم المدهون، ياسر النمروطي وعبق البدايات المشرفة – المركز الفلسطيني للإعلام 16 يوليو 2023
URL : https://palinfo.com/news/2023/07/16/843783/