15/01/2025

Se mobiliser pour la Palestine après le 7 octobre : trajectoires de quatre jeunes Français

Par Muzna Shihabi
Trois jeunes manifestant pour la Palestine
© Facebook PTB
Depuis le 7 octobre 2023, la France est le théâtre d’une surprenante dynamique : une mouvance sans précédent de jeunes qui s’organisent autour de la cause palestinienne. Ce mouvement transcende les clivages culturels et religieux, réunissant des personnes issues de milieux sociaux et ethniques divers, y compris de jeunes juifs, et donne naissance à une vague de solidarité qui réinvente les contours du soutien à la Palestine.

Cet engagement collectif est le fruit d’une prise de conscience aiguë dans un contexte de désinformation et de représentation biaisée des Palestiniens par le discours politique dominant. Les jeunes, confrontés aux tragédies vécues sur le terrain et retransmises en direct sur internet, ressentent un impératif moral à s’engager et à dénoncer toute forme de déshumanisation. Les réseaux sociaux, véritables espaces d’échange et de sensibilisation, permettent à des événements authentiques et bouleversants de se propager rapidement, forgeant ainsi une nouvelle perspective.

Au cœur de cette dynamique résonnent des voix déterminées et puissantes, telles que celles de Marine, Anaëlle, Nathan et Cléo. Les entretiens avec ces quatre jeunes ont eu lieu au mois de novembre 2024. Conformément à leur souhait, leurs véritables noms et prénoms ont été modifiés ou conservés.

Marine, 22 ans

Marine naît dans un environnement privilégié, entourée de parents sensibilisés à gauche, qui lui apprennent l’importance de la justice sociale et des luttes, notamment celle de la Palestine. Elle se souvient avec précision : « J’ai toujours posé des questions. En grandissant à Mantes-la-Jolie, dans une zone d’éducation prioritaire, ces causes me touchaient profondément. Mes professeurs étaient passionnés et engagés. Une de mes profs d’histoire, s’écartant du programme officiel, a choisi de nous parler de la guerre d’Algérie. Cela a éveillé en moi un intérêt intense pour les sciences politiques et pour le monde arabe, où la cause palestinienne s’imposait. »

Marine se définit comme intersectionnelle, consciente de son handicap dû à la mucoviscidose, qu’elle évoque avec une rare détermination : « Je ne peux pas ignorer les luttes des autres. Les Palestiniens sont aussi vulnérables que je le suis. Il est vital de ne pas fermer les yeux. » Elle s’engage également pour d’autres causes, cultivant une identité militante qui se nourrit de son désir d’inclusion et de justice.

Son indignation s’est intensifiée lorsqu’elle a vu passer sur les réseaux sociaux une carte où la Palestine était complètement effacée. « J’étais en colère et j’ai ressenti le besoin de m’exprimer. Le récit originel que je connaissais était celui de deux États en conflit. Mais en fouillant un peu plus et en lisant des ouvrages d’auteurs arabes, tel que The Iron Cage de Rashid Khalidi[1], suggéré par une prof à la fac, j’ai pris conscience des horreurs historiques au cœur de ce problème. J’ai compris à quel point l’Histoire pouvait être manipulée, et je ne peux plus faire confiance à des médias biaisés. »

La première manifestation en faveur de la Palestine à laquelle Marine a participé s’est tenue à Lille, pour défendre la mémoire de Shireen Abu Akleh, une journaliste américano-palestinienne tuée par Israël le 11 mai 2022. Depuis, les massacres à Gaza après le 7 octobre ont pris une tournure que personne ne pouvait ignorer, créant des images impossibles à effacer de son esprit. Même dans son milieu militant à l’université, où les discussions sont souvent limitées en raison de la composition majoritairement conservatrice de son école, elle parvient à intégrer un groupe où elle se sent à sa place, entourée de personnes partageant des histoires similaires. « C’est une lutte pour tous ceux qui ne peuvent pas parler. »

Anaëlle, 23 ans

Originaire de Villey-le-Sec, près de Nancy, Anaëlle a grandi dans un environnement très progressiste, et les discours sur l’anticolonialisme ont forgé son identité. « J’ai été influencée par les récits de mon père, métis, qui m’a appris l’importance de l’anti-racisme et de la lutte pour la Palestine. Ma prise de conscience a débuté au lycée, lorsqu’un camarade turc a parlé de la Palestine, suscitant la désapprobation de notre professeur. Cela m’a ouvert les yeux. »

Anaëlle se souvient des images marquantes de l’occupation à Cheikh Jarrah en 2021, où des colons juifs jetaient dans la rue des chaises et des affaires de familles palestiniennes pour occuper leur maison. « C’est à partir du 7 octobre que j’ai commencé à militer intensément sur les réseaux sociaux. À Nancy, les manifestations sont rares, et cela me frustre. Beaucoup de jeunes sont absorbés par leur vie quotidienne et ignorent le drame palestinien. Mes parents, qui écoutent par exemple France Inter, ne comprennent pas mes préoccupations car ils n’ont pas les mêmes informations que moi. » Anaëlle dénonce le stéréotype associé à la jeunesse arabe et noire utilisé par les médias pour alimenter des points de vue déshumanisants. « Lorsque l’on voit des émeutes, les discours sont toujours dirigés vers ces groupes. Les informations sont biaisées et on nous cache la réalité. Les luttes doivent être reconnectées. C’est une déconstruction totale du système qu’il nous faut, pas une simple réforme. »

Anaëlle se tourne vers d’autres sources pour s’informer, Middle East Eye ou Al Jazeera. « Et pourquoi manifestons-nous pour des augmentations de salaires de cent euros quand la justice pour les Palestiniens semble passer au second plan ? » Elle fait preuve d’une détermination inébranlable : « Je ne crains pas pour ma carrière ; si mes idées ne sont pas acceptées, cela signifie que ces institutions ne me conviennent pas. »

Nathan, 21 ans

Nathan est au cœur d’un mouvement grandissant avec Tsedek[2], une association qui a dépassé les 200 adhérents. « Je n’ai jamais été en Israël, mais quelques membres de ma famille y vivent. Mes parents viennent du Parti socialiste, tendance Manuel Valls. Moi, j’ai élargi mon horizon en découvrant la pensée décoloniale en France. J’ai entendu mes parents parler en mal de Houria Bouteldja[3], ce qui m’a poussé à me documenter davantage. J’ai découvert l’Union juive française pour la paix[4] (UJFP), ainsi que des voix qui dénoncent les injustices. »

Il se souvient d’un moment marquant de son enfance : « C’était l’été 2014, j’avais dix ans. À la sortie de chez moi, des camarades m’ont demandé si j’étais du côté d’Israël. J’ai répondu “Je ne sais pas”, et quelqu’un m’a poussé par provocation. Quand j’ai parlé de cet incident à mes parents, ils m’ont suggéré de cacher ma judéité. Cela m’a marqué profondément et, au collège et au lycée, j’ai appris à camoufler mon identité. »

Nathan témoigne de la complexité de son parcours. « Pendant mon adolescence, j’ai vu des vidéos expliquant que l’on pouvait être à la fois juif et anti-sioniste. J’ai donc commencé à échanger avec des membres de l’UJFP, cherchant des réponses et un sentiment d’appartenance. »

La nuit du 7 octobre, Nathan est confronté à des tensions familiales, intensifiées par la passion qui l’anime. « Nous étions réunis et je leur expliquais qu’il y avait une raison derrière cette attaque, et ils m’ont vivement disputé. Mais, ce soir-là, j’ai décidé de prendre position. À 18 heures, j’ai posté une vidéo sur TikTok où je déclarais que la sécurité des Israéliens ne pouvait être assurée tant que les Palestiniens n’auraient pas la reconnaissance de leurs droits nationaux. Ma vidéo a été vue plus de 600 000 fois, et 53 000 personnes l’ont likée. Grâce à ça, des Juifs anti-sionistes m’ont contacté. »

Nathan évoque des réactions compliquées au sein de sa famille, où les débats deviennent âpres. « Mes proches ont peur que je renonce à ma religion, mais je ne renoncerais pas. Ce qui m’inquiète, ce sont les prières pour les soldats israéliens dans les synagogues en France qui soutiennent des figures qui, selon moi, ne respectent pas les principes de paix. »

Cléo, 22 ans

Cléo a grandi dans une famille ashkénaze de gauche, où le sujet Israël a toujours occupé une place importante. « Mes grands-parents étaient psychanalystes, et ils parlaient d’Israël presque comme on parle de vacances à Marrakech : ils y allaient pour le soleil. Le mot “sionisme” était absent de mes discussions familiales jusqu’à ce que je commence à réaliser le vrai sens du terme, avant le 7 octobre. » En 2020-2021, lors d’une manifestation à Amsterdam pour soutenir Cheikh Jarrah, elle a senti la résonance de son engagement. « J’ai posté une vidéo de la manifestation sur Snapchat, où j’ai été attaquée par une amie d’enfance, qui m’a accusée de m’associer au Hamas. C’était un choc, mais cela m’a poussée à réfléchir plus profondément. »

En poursuivant ses études, elle découvre une professeur israélienne engagée qui critique ouvertement les politiques de Netanyahou et aborde le racisme présent en Israël. « J’ai participé à une manifestation à Amsterdam contre la municipalité qui avait mis le drapeau israélien en plein centre-ville. C’était poignant d’être entourée de Palestiniens qui avaient de la famille à Gaza, témoignant de la douleur vécue. »

Cléo exprime aussi ses angoisses face aux discours parfois violents qu’elle entend autour d’elle : « J’avais peur que les manifestants expriment des ressentiments anti-juifs, mais ça n’a jamais été le cas. Ils ne demandaient que la justice. Au fil du temps, en me renseignant davantage, j’ai commencé à déconstruire mes croyances. J’ai découvert l’existence de Juifs anti-sionistes et, petit à petit, ma propre identité s’est transformée. J’ai compris que ma famille, qui se disait de gauche, cachait en réalité des croyances sionistes, qui n’étaient jamais clairement évoquées. »

Cléo prend conscience des contradictions qui l’entourent. « Je me suis confrontée à mes grands-parents, qui ne croyaient pas au génocide palestinien. Cela a mené à des discussions tendues où je cherchais désespérément à leur faire comprendre le poids de la réalité actuelle. Je découvre également des éléments de notre histoire familiale, comme le fait que mon grand-père allait chercher des Juifs marocains pour les emmener en Israël. Dans cette réécriture de l’histoire, nous étions les sauveurs blancs. »

Elle parle avec détermination de sa volonté de participer à des groupes comme Tsedek, qui lui permettent d’échanger librement sur ses convictions. « En rejoignant ce groupe, j’ai trouvé un espace où je peux exprimer mes préoccupations et me relier à d’autres personnes qui partagent des vues similaires. Nous organisons des manifestations à Paris, où je porte fièrement mon tee-shirt “Not In Our Name” [Pas en notre nom]. » Au fil du temps, Cléo implique même des membres de sa famille, qui commencent à assister aux événements organisés par Tsedek, bouleversés et interpellés par les nouvelles perspectives qu’elle découvre.

Ce parcours s’accompagne d’une volonté de changement. « Je me suis mise à lire des ouvrages tels que ceux d’Ilan Pappé[5], que j’offre aux personnes qui veulent mieux comprendre cette réalité complexe. J’ai réalisé que, même dans des milieux qui se veulent progressistes, il y a une résistance à accepter la critique des politiques israéliennes. Pour moi, il est impératif de parler de points de vue différents et d’offrir des espaces de discussion ouverts. »

La cause palestinienne, souvent atténuée ou déformée dans le discours public, trouve un écho puissant chez ces jeunes. Leur mobilisation traduit une volonté grandissante de réclamer justice et leur projet d’avenir se fonde sur les principes d’égalité et de solidarité. À travers leur voix, une vision plus critique et plus inclusive des enjeux contemporains se dessine, réaffirmant la puissance de cette nouvelle génération qui aspire à un monde plus juste.

Notes :

[1] Rachid Khalidi, The Iron Cage: The Story of the Palestinian Struggle for Statehood, Boston, Beacon Press, 2006.

[2] Tsedek ! est un collectif de juifs et juives décoloniaux/-ales luttant contre le racisme d’État en France et pour la fin de l’apartheid et de l’occupation en Israël-Palestine. URL : https://tsedek.fr/

[3] Houria Bouteldja est une essayiste et une militante politique décoloniale, franco-algérienne née le 5 janvier 1973 à Constantine en Algérie. Elle est l’autrice des livres Les Blancs, les Juifs et nous : vers une politique de l’amour révolutionnaire (2016) et Beaufs et barbares, Le pari du nous (2023). 

[4] Organisation juive laïque, universaliste et antisioniste s’opposant à l’occupation des territoires palestiniens, qui milite, notamment dans le Collectif national pour une paix juste et durable entre Palestiniens et Israéliens, pour la reconnaissance du droit du peuple palestinien à un État, pour la reconnaissance du droit au retour des réfugiés palestiniens, pour le démantèlement des colonies en Cisjordanie, pour le retrait des colons israéliens de tous les territoires occupés, Jérusalem-Est compris. URL : https://ujfp.org/

[5] Voir notamment : Ilan Pappé, Le nettoyage ethnique de la Palestine, Paris, La Fabrique, 2023.