Anthropologue de formation, Didier Fassin s’intéresse depuis longtemps au tournant éthique en anthropologie, dans la lignée de l’ouvrage de Luc Boltanski, Sociologie morale et politique. Ce mouvement, apparu dans les années 2000, vise à étudier la vie morale non seulement à travers les normes et les structures, mais aussi comme expérience vécue : la manière dont les individus raisonnent moralement, affrontent des dilemmes et articulent leurs valeurs dans leur quotidien.
Fassin va cependant plus loin. Dans La Raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent (2010), il analyse comment le vocabulaire moral (compassion, dignité, humanitarisme) intervient dans des domaines comme le maintien de l’ordre, l’immigration ou la gestion des crises, et comment des actions présentées comme « bonnes » se trouvent compromises par les structures qui les portent. Dans La Force de l’ordre (2011), il explore également les pratiques policières, en combinant critique éthique (mise en évidence de la responsabilité morale) et analyse politique (injustice structurelle). Ce double regard révèle comment les revendications morales peuvent masquer des rapports de pouvoir, conférant à son anthropologie une portée à la fois éthique et politique.
Avec Une étrange défaite (2024), Fassin applique ce cadre à Gaza. Il ne se contente pas d’analyser ce qui s’y passe : il met en lumière comment le discours moral occidental a rendu possible l’écrasement de la population. Il qualifie la passivité mondiale d’« abdication collective de la responsabilité morale ». L’ouvrage dépasse ainsi la seule sphère politique : il interroge l’échec d’un devoir humain fondamental, tel que l’anthropologie éthique contemporaine l’a posé.
Fassin constitue une véritable quasi-archive en documentant les six premiers mois qui ont suivi le 7 octobre 2023. Il montre comment les voix dissidentes – étudiants, militants, intellectuels – ont été réprimées, et il œuvre à conserver les traces de cette résistance face au silence imposé sur la souffrance palestinienne. Un geste essentiel de son livre est de mettre en avant des penseurs et écrivains palestiniens – universitaires (Abdaljawad Omar, Tareq Baconi), auteurs et poètes (notamment Refaat Alareer) – redonnant une voix à ceux que le discours occidental tend à effacer.
Consentement passif et consentement actif
Fassin distingue deux formes de consentement : le consentement passif (ne pas s’opposer, et ainsi faciliter l’action), et le consentement actif (soutenir, légitimer, voire encourager). Sa critique, incisive, vise les gouvernements, les intellectuels et les médias occidentaux. D’un côté, il dénonce leur consentement passif, incarné par exemple dans la paralysie du Conseil de sécurité des Nations unies. De l’autre, il pointe leur consentement actif, c’est-à-dire leur complicité : justifier les actions d’Israël, lui fournir un soutien politique ou diplomatique, et même lui vendre des armes.
Pour Fassin, ces attitudes ne sont pas simplement des défaillances politiques : elles traduisent un effondrement profond de la responsabilité morale.
Le contrôle du langage
L’un des chapitres les plus percutants du livre porte sur le langage. Fassin y montre comment les mots ont été systématiquement manipulés, et comment les appels à mettre fin aux souffrances des civils palestiniens sont parfois assimilés à de l’« antisémitisme ». Certains termes sont proscrits : « génocide » et « nettoyage ethnique » sont bannis, les offensives militaires sont édulcorées en « ripostes » dans ce que l’on persiste à appeler la « guerre Israël-Hamas », et même la simple mention du mot « Palestine » se trouve découragée. La censure, ou l’autocensure, est ainsi devenue la norme dans l’espace public.
Fassin documente par exemple comment The New York Times a donné pour consigne à ses journalistes d’éviter des termes comme « génocide », « nettoyage ethnique », « Palestine », « camps de réfugiés » ou « territoires occupés », ainsi que des mots jugés trop « émotionnels » tels que « massacre » ou « carnage ».
Sari Hanafi
Sari Hanafi est professeur de sociologie, directeur du Centre d’études arabes et moyen-orientales et président du programme d’études islamiques de l’Université américaine de Beyrouth. Il est le président de l’Association internationale de sociologie et était vice-président du Conseil arabe pour les sciences sociales. Il est également rédacteur en chef d’Idafat : le journal arabe de sociologie. Titulaire d’une thèse obtenue à l’EHESS en 1994, son parcours universitaire l’a ensuite mené en Italie, en Norvège et en Égypte. Il est l’auteur de nombreux articles et de 18 livres dont The Oxford Handbook of the Sociology of the Middle East (avec A. Salvatore et K. Obuse) et Knowledge Production in the Arab World : The Impossible Promise (avec R. Arvanitis). En 2019, il a reçu un doctorat honorifique de l’Université nationale de San Marcos. Son ouvrage en préparation, intitulé Ethics, religion and dialogical sociology, propose une réflexion sur la religiosité croissante dans différents espaces géographiques, et se situe au croisement de la sociologie politique et de la philosophie morale.
Pour l’auteur, il ne s’agit pas d’un simple débat sémantique. C’est un véritable contrôle de la pensée, renforcé par la dénonciation et la criminalisation des étudiants, des enseignants et des citoyens. « Restaurer la liberté d’expression, exiger un débat sur les mots, défendre une langue… pourrait rendre le monde plus intelligible » (p. 6), écrit-il.
Ce combat pour les mots implique aussi de se réapproprier l’histoire : qualifier l’attaque du 7 octobre de « pogrom antisémite » ou d’« acte de résistance » dépend précisément de la possibilité d’interpréter l’histoire. Fassin cite à ce sujet le roman dystopique de George Orwell, 1984 : « Qui contrôle le passé contrôle l’avenir. Qui contrôle le présent contrôle le passé. » On demande ainsi aux observateurs d’analyser les événements sans les historiciser ni les sociologiser.
Il rappelle aussi la formule de Nicolas Sarkozy : « Quand on essaye d’expliquer l’inexplicable, c’est… que l’on se prépare à excuser l’inexcusable » (discours du 19 septembre 2007). Ce type de logique empêche toute approche critique et neutralise toute tentative de compréhension (p.19). Cette logique interdit de nommer les causes et neutralise toute tentative de compréhension critique.
Même la formule « crise humanitaire » participe, selon Fassin, à ce brouillage : elle désigne les effets sans nommer la cause, autorise l’appel à des couloirs humanitaires ou des pauses dans les combats, tout en permettant que les bombardements continuent sous couvert du droit international. Aujourd’hui encore, de nombreux dirigeants occidentaux se bornent à demander qu’Israël laisse entrer de la nourriture dans Gaza, au lieu de s’attaquer à la racine du problème.
Cette stratégie n’est pas nouvelle. Le philosophe israélien Adi Ophir avait déjà dénoncé ce qu’il appelait la politique de la « catastrophisation » : un mécanisme qui met fin à la réflexion critique au nom de l’urgence, tout en collaborant avec les forces mêmes qui sont à l’origine du conflit – en l’occurrence, l’armée d’occupation israélienne.
L’islamophobie comme facteur structurant
Fassin identifie l’islamophobie comme un facteur central dans l’abdication morale occidentale. Selon lui, elle est à la fois idéologique et historique, enracinée dans le colonialisme et amplifiée après le 11 septembre 2001. Les musulmans sont fréquemment présentés comme une menace, et les Arabes comme un danger pour l’identité européenne, tandis que la sympathie se tourne vers le gouvernement israélien, perçu comme « l’ennemi de notre ennemi ».
Il souligne à juste titre la formule qui circule dans la littérature contemporaine en sciences sociales : « les musulmans sont les nouveaux juifs ». Autrement dit, l’antisémitisme historique de l’Europe se serait aujourd’hui déplacé vers les musulmans.
Prolonger l’argument : le libéralisme symbolique
Tout en souscrivant au diagnostic de Fassin sur l’abdication morale, je propose de prolonger son analyse en introduisant ce que j’appelle la crise de la démocratie libérale et la montée du libéralisme symbolique. Dans mon livre Against Symbolic Liberalism: A Plea for Dialogical Sociology (Hanafi 2025a), je soutiens que, dans une époque marquée par la polarisation croissante, les acteurs de l’économie de la connaissance — y compris les spécialistes en sciences sociales — reproduisent souvent les injustices qu’ils prétendent combattre. Ils adoptent des positions rigides et rejettent le dialogue qui pourrait ouvrir à des perspectives alternatives. Bien qu’ils se réclament des principes libéraux classiques, leurs pratiques se révèlent politiquement illibérales. Le libéralisme symbolique exagère l’universalité des droits tout en réduisant l’espace du dialogue public.
Je rejoins pleinement Fassin lorsqu’il met en évidence certains facteurs contribuant à l’abdication morale, tels que l’islamophobie, la mémoire de l’Holocauste oscillant entre sincérité et instrumentalisation, et l’héritage colonial euro-américain. Dans un article récent (Hanafi 2025b), j’ai ajouté deux autres facteurs : premièrement, la montée du sionisme libéral symbolique, qui déforme le sionisme libéral historique, et deuxièmement, l’idée selon laquelle Israël serait un État laïc incapable de mal agir.
À mon sens, le sionisme reste avant tout une doctrine nationaliste, qui peut être coloniale, chauvine, exclusionniste ou émancipatrice, comme tout autre nationalisme. Mais sa transformation majeure s’est produite dans deux contextes : d’une part, le détournement du libéralisme classique en libéralisme symbolique, et d’autre part, la radicalisation par des forces religieuses. Alors que certains se concentrent uniquement sur ce second aspect (par exemple Illouz 2022), je soutiens que le problème principal réside dans les sionistes libéraux.
Mohammad Fadel (à paraître) le définit avec précision :
« Reconnaître que les Palestiniens sont victimes de quelque chose, mais que leur victimisation n’exige qu’une réponse humaine, et non une réponse juridique conforme aux principes libéraux généraux de justice. »
Ce courant du sionisme libéral symbolique ne prend donc pas au sérieux l’égalité des Palestiniens. Selon Fadel, cet échec se manifeste dans trois dimensions principales :
- Historique : le sionisme libéral symbolique ignore souvent l’histoire de la Palestine avant la création de l’État d’Israël. Par exemple, Eva Illouz (2024) a critiqué le slogan « De la rivière à la mer, la Palestine sera libre », arguant qu’il appelait pour la première fois à l’élimination d’une nation. Elle omet cependant que la nation palestinienne avait déjà été largement marginalisée avant la création d’Israël[1]
- Juridique : les sionistes libéraux symboliques négligent les normes juridiques existantes avant et après 1948. Areej Sabbagh-Khoury (2023) cite le mouvement de colonisation de gauche, Hashomer Hatzair, qui a transformé de larges territoires palestiniens en propriété juive souveraine grâce à de nouvelles lois, comme la loi sur les biens des absents. Cette législation traitait les Palestiniens comme des sujets sans droits, et le conflit est souvent présenté comme se déroulant sur une terra nullius, ignorant la continuité historique des populations palestiniennes.
- Politique : depuis la création d’Israël, les sionistes libéraux ont milité pour un système de domination ethnique juive sur les Palestiniens arabes non juifs. Leurs objectifs politiques sont présentés comme rationnels et axés sur la sécurité, mais ils ne cherchent pas à établir une base commune de coopération avec les Palestiniens non juifs sur la base d’une égalité reconnue mutuellement (Fadel, à paraître). En conséquence, le sionisme libéral symbolique repose sur l’idée que ce qui est bon pour les Juifs en tant que peuple prime sur l’idéal libéral classique de liberté réciproque. John Rawls (1993) qualifie un tel arrangement de modus vivendi intrinsèquement instable.
Ce courant n’est pas dirigé par les élites libérales classiques, mais souvent par des institutions militaires et sécuritaires qui ignorent la justice nationale pour les colonisés et façonnent la société israélienne selon des conceptions concurrentes du bien.
La perception d’Israël comme État laïc et la question des colonies
Un argument central du sionisme libéral symbolique est la présentation d’Israël comme un État laïc, démocratique et moralement exemplaire, capable de garantir l’égalité de tous ses citoyens. Cette image est souvent soutenue par les élites intellectuelles et médiatiques occidentales. Or cette représentation masque la réalité quotidienne des colonies et de l’occupation, ainsi que la discrimination systémique envers les Palestiniens arabes non juifs.
L’État israélien se définit officiellement comme juif et démocratique, ce qui implique des tensions structurelles entre la citoyenneté et l’ethnicité. Le discours libéral symbolique tend à ignorer ces tensions ou à les minimiser en mettant l’accent sur des exceptions isolées : Palestiniens ayant obtenu la citoyenneté israélienne, initiatives de dialogue intercommunautaire ou campagnes humanitaires ponctuelles. Ces exemples sont présentés comme des preuves de la légitimité morale de l’État, alors qu’ils ne modifient en rien les structures de domination et de contrôle sur les territoires occupés.
Le sionisme libéral symbolique justifie également les colonies comme des « extensions sécuritaires » ou des expériences sociales progressistes, en occultant le caractère expropriatoire et discriminatoire de ces implantations. Ce mécanisme permet de maintenir l’illusion d’un État laïc et moral tout en consolidant un système de domination sur les Palestiniens.
Un autre facteur qui, à mon avis, contribue à expliquer cette abdication morale est la perception largement répandue en Occident d’Israël comme un État laïc qui ne peut pas faire de mal. Cependant, si l’on considère un seul indicateur – l’expansion des colonies illégales dans les territoires palestiniens occupés –, on se rend rapidement compte que les dirigeants israéliens – tant laïcs que religieux, tant de gauche que de droite – se sont livrés à ce vol de terres (Hanafi 2013). Je me souviens d’une conférence publique donnée par le regretté sociologue français Alain Touraine à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Paris en 1993, où il évoquait le « miracle » israélien d’avoir absorbé 100 000 Juifs russes en peu de temps. Lorsque j’ai contesté ce « miracle » en faisant valoir que la plupart de ces Russes s’étaient installés illégalement en Palestine occupée, il m’a répondu : « Monsieur Hanafi, ces migrants vont changer la donne : ayant grandi en Union soviétique, ils sont laïques et soutiendront donc le processus de paix. »
Faisant preuve d’une naïveté perverse, il ne se rendait pas compte que ces colons illégaux allaient créer certains des partis politiques d’extrême droite les plus colonialistes du régime israélien – tels que Yisrael Beiteinu (Israël notre maison) – et s’allier au mouvement des colons religieux en Cisjordanie. Après cette anecdote, nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises et, de temps à autre, il m’interrogeait sur le conflit israélo-arabe. Je lui rappelais ce qu’il avait dit, mais à chaque fois, je ne recevais en réponse qu’un rire ou un grand sourire de sa part.
Ainsi, la perception occidentale d’Israël comme État laïc est à la fois instrumentalisée et idéalisée, servant à légitimer l’abdication morale des sociétés et des institutions européennes et américaines. La réalité du contrôle sur la vie des Palestiniens, des restrictions de mouvement aux expulsions de villages, reste largement invisible ou justifiée par des arguments humanitaires partiels.
Enfin, permettez-moi d’approfondir la formidable analyse de Fassin sur l’abdication morale en affirmant qu’il ne s’agit pas simplement d’indifférence vis-à-vis de l’autre ou de ceux dont la vie n’a pas de valeur, mais qu’il s’agit de désarmer toute délibération dans la sphère publique en criminalisant la solidarité avec les Palestiniens. Cette criminalisation a commencé avant la guerre contre Gaza, en confondant, depuis que l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) a adopté sa définition de travail de l’antisémitisme en 2005, l’antisionisme avec l’antisémitisme et même en redéfinissant le sionisme non pas comme une doctrine nationale, mais comme une ethnicité. Selon cette redéfinition, les sionistes sont considérés comme une nationalité, au même titre que les Arabes, les Mexicains ou les Français, et toute critique de cette « nationalité » est qualifiée de raciste. Il s’agit là d’une judiciarisation excessive de notre vie qui rend impossible toute argumentation morale dans la sphère publique. La définition de l’antisémitisme donnée par l’IHRA fait partie de la législation de nombreux pays occidentaux afin de transférer les critiques du débat public vers les tribunaux, empêchant ainsi toute argumentation morale dans la sphère publique.
Conclusion
La clarté morale – complexe – de Fassin est à la fois urgente et prémonitoire. Dès novembre 2023, il mettait en garde contre « le spectre du génocide à Gaza » (Fassin 2023). Ce génocide a été confirmé non seulement par les agences des Nations unies et des groupes internationaux de défense des droits humains, mais également par deux organisations israéliennes de défense des droits humains, B’Tselem[2] et Physicians for Human Rights Israel[3], qui ont admis dans deux rapports qu’Israël commettait un génocide. Même l’historien israélien Raz Segal décrit ce qui se passe à Gaza comme un « cas d’école de génocide[4] ».
À travers le prisme des droits humains et de l’égalité des vies, Fassin situe la crise de Gaza dans le cadre d’un effondrement plus large de l’autorité morale en Occident, un argument récemment repris par d’autres chercheurs. Cet ouvrage est l’un des principaux livres qui considèrent que le monde après Gaza est différent de celui d’avant. On peut citer notamment le livre d’Andreas Malm (Pour la Palestine comme pour la Terre. Les ravages de l’impérialisme fossile, La Fabrique, 2025), qui dévoile le point de convergence entre deux processus – le politique et l’environnemental – dont Gaza constitue le microcosme. Ce « technogénocide », comme le qualifie Malm, perpétré par un État technologiquement avancé, est considéré comme le premier génocide capitaliste avancé.
Fassin n’est pas seulement influencé par le tournant éthique ; il en est l’une des principales voix intellectuelles, bien qu’il conserve un angle politique qui le distingue des anthropologues plus strictement orientés vers l’éthique de la vertu. En confrontant le silence occidental, Moral Abdication constitue à la fois une percée en anthropologie et une intervention urgente dans le débat public mondial.
Les campagnes de dénigrement en réaction à ce livre rappellent à Fassin une conversation qu’il a eue avec Ghassan Hage au sujet de son travail de terrain au Liban pendant la guerre civile de 1978. L’une des personnes qu’il a interviewées, membre d’une milice d’extrême droite, affirmait que les Palestiniens au Liban avaient pour objectif de prendre le contrôle du pays et d’y établir une patrie alternative. Lorsque Hage lui a demandé s’il disposait de preuves de cette affirmation, l’homme est tombé dans un silence menaçant avant de reprocher avec colère à la question et à son auteur d’être politiquement odieuses : « Je vais aller chercher mon revolver dans ma voiture. »
Aujourd’hui, le niveau du débat sur la guerre menée par Israël contre Gaza a atteint ce même niveau de « preuve ». Dans le même ordre d’idées, lors d’une conférence à Oslo sur la guerre contre Gaza, j’ai rencontré un membre du public qui insistait sans cesse sur le fait que l’antisémitisme était en hausse en Europe, attribuant cela aux manifestants réclamant un cessez-le-feu à Gaza et une solution politique à l’occupation israélienne. Je lui ai demandé s’il aurait été normal, pendant la guerre d’Algérie dans les années 1950 ou le génocide allemand en Namibie au début des années 1900, d’affirmer que les Algériens étaient anti-français et les Namibiens anti-allemands – ou pire, que les Algériens et les Namibiens étaient anti-chrétiens.
Le niveau de discussion parmi certains détracteurs de l’œuvre de Fassin – qui argumentent sur une supposée montée de l’antisémitisme parmi les Palestiniens – reste au même niveau médiocre. Des critiques, comme une recension dans Le Monde[5], ont accusé Fassin de déformer ses sources. Mais ces objections pâlissent face à la force de son accusation : que l’Occident a échoué, non seulement politiquement mais aussi moralement, et que cette abdication pourrait façonner l’ordre mondial à venir.
Notes :
[1] De nombreuses banderoles lors de ces manifestations indiquaient clairement qu’il s’agissait d’un appel en faveur d’un État démocratique et laïc pour tous ses habitants.
[2] Site B’Tselem : https://www.btselem.org/publications/202507_our_genocide
[3] Physicians for Human Rights Israel, Genocide in Gaza, 28 juillet 2025, URL : https://www.phr.org.il/en/genocide-in-gaza-eng/
[4] Raz Segel, A Textbook Case of Genocide, JewishCurrents, 13 octobre 2023, URL : https://jewishcurrents.org/a-textbook-case-of-genocide
[5] Flirent Georgesco, « Une étrange défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza » : Didier Fassin s’arrange avec les faits, Le Monde, 28 septembre 2024, URL : https://www.lemonde.fr/livres/article/2024/09/28/une-etrange-defaite-sur-le-consentement-a-l-ecrasement-de-gaza-didier-fassin-s-arrange-avec-les-faits_6337484_3260.html
Références bibliographiques:
- Fadel, Mohammad. À paraître. « Beyond Liberal Zionism: International Law, Political Liberalism and the Possibility of a Just Zionism » (Au-delà du sionisme libéral : droit international, libéralisme politique et possibilité d’un sionisme juste). Transnational Law and Contemporary Problems.
- Fassin, Didier. 2012. Humanitarian Reason: A Moral History of the Present (La raison humanitaire : une histoire morale du présent). University of California Press.
- Fassin, Didier. 2013. Enforcing Order: An Ethnography of Urban Policing (Faire respecter l’ordre : une ethnographie de la police urbaine). Polity.
- Fassin, Didier. 2023. « Le Spectre d’un Génocide à Gaza ». AOC, 1er novembre. https://aoc.media/opinion/2023/10/31/le-spectre-dun-genocide-a-gaza/.
- Fassin, Didier. 2024. Moral Abdication: How the World Failed to Stop the Destruction of Gaza. Traduit par Gregory Elliott. Verso.
- Hanafi, Sari. 2013. « Explaining Spacio-Cide in the Palestinian Territory: Colonization, Separation, and State of Exception ». Current Sociology 61 (2) : 190-205.
- Hanafi, Sari. 2025a. Against Symbolic Liberalism: A Plea for Dialogical Sociology. Liverpool University Press.
- Hanafi, Sari. 2025b. « Societal Polarization, Academic Freedom, and the Promise of Dialogical Sociology ». Dialogues in Sociology 1 (2).
- Illouz, Eva. 2022. Les Émotions contre la démocratie. Premier Parallèle.
- Illouz, Eva. 2024. « Antisemitismus an Den Universitäten : Euer Hass Auf Juden ». Süddeutsche Zeitung (Allemagne), 17 mai. https://tinyurl.com/vetf26bv.
- Malm, Andreas. 2025. The Destruction of Palestine Is the Destruction of the Earth. Verso.
- Rawls, John. 1993. Political Liberalism. Columbia University Press.
- Sabbagh-Khoury, Areej. 2023. Colonizing Palestine: The Zionist Left and the Making of the Palestinian Nakba. 1ère édition. Stanford University Press.