Le départ de l’ex-président Bachar al-Assad marque un tournant décisif dans le conflit qui dévaste la Syrie depuis plus de treize ans. Samedi 7 décembre, des milices d’opposition se sont emparées des abords de Damas, précipitant la chute d’un régime qui avait survécu malgré guerre civile, interventions étrangères et sanctions internationales. Ce bouleversement soulève des questions pressantes sur le sort des millions de réfugiés [1] syriens, en particulier ceux résidant sur le territoire européen.
Depuis 2011, selon les données des Nations unies, le conflit syrien a provoqué la mort de plus de 500 000 personnes et le déplacement de 12 millions d’individus. L’Union européenne (UE), qui avait rompu ses relations officielles avec Damas, s’interroge désormais sur l’avenir de la diaspora syrienne. Depuis le 8 décembre 2024, les déclarations de la part des gouvernements des pays membres de l’UE se multiplient pour appeler à une suspension des demandes d’asile de la part des Syriens[2]. Avec la chute du régime, ces pays estiment que « la cause » de leur migration n’est plus – certains, à l’instar de l’Autriche, n’hésitent pas à déjà évoquer un programme de rapatriement. Ces déclarations hâtives reflètent surtout le virage à droite des politiques nationales des pays européens en matière d’immigration ces dernières années. Nous analyserons ici les cas allemand, français et italien.
L’Allemagne face à un débat national sur les réfugiés
D’après les données du ministère de l’Intérieur, l’Allemagne accueille actuellement près d’un million de Syriens – exactement 974 136. Parmi eux, 321444 ont obtenu le statut de réfugié, tandis que 329 242 bénéficient d’une protection subsidiaire, un dispositif plus temporaire. Des dizaines de milliers de demandes sont par ailleurs encore en attente de traitement. L’Allemagne se trouve donc en première ligne comme juge des implications de la transition en Syrie. La récupération politique de la nouvelle de la chute du régime Assad ne s’est pas fait attendre. À peine vingt-quatre heures après l’annonce, la CDU/CSU, principale force d’opposition conservatrice, a intensifié ses critiques et pressé le gouvernement allemand de réévaluer les protections accordées aux réfugiés syriens, demandant un Aufnahmestopp, un arrêt des admissions. Andrea Lindholz, députée influente de la CDU, a suggéré qu’une Syrie pacifiée pourrait signifier la fin du droit de séjour pour de nombreux réfugiés[3]. Cette prise de position rapide illustre la volonté du parti conservateur d’exploiter la question migratoire dans un contexte de campagne électorale en vue des législatives du 23 février 2025. En effet, en adoptant une position ferme sur l’immigration, la CDU/CSU vise à séduire une partie de l’électorat sensible à ces enjeux, et cherche ainsi à devancer l’Alternative für Deutschland (AfD), parti d’extrême droite dont l’entrée au Bundestag en 2017 avait été favorisée par la crise migratoire de 2015-2016[4]. Jens Spahn, autre député CDU, est allé plus loin en proposant d’affréter des vols pour permettre à ceux qui souhaitaient retourner en Syrie de le faire, tout en leur offrant une prime de mille euros[5]. Il a également suggéré que l’Allemagne devrait organiser, en collaboration avec l’Autriche, la Turquie et la Jordanie – les quatre pays ayant accueilli le plus grand nombre de réfugiés syriens – une « conférence sur la reconstruction et le retour ». Ces propositions interviennent dans un contexte où les préoccupations sécuritaires ont exacerbé les tensions sur les questions migratoires au sein de la société allemande. En 2023, des accusations de terrorisme impliquant des demandeurs d’asile syriens déboutés ont renforcé les appels à un durcissement des politiques d’asile. Récemment, le chancelier Scholz a déclaré que les personnes condamnées pour des crimes graves pourraient être expulsées, même vers des pays jugés « à risque » – de fait, 28 ressortissants afghans ont été expulsés le 30 août 2024 vers leur pays d’origine, pourtant aux mains des Talibans[6]. Cette prise de position controversée témoigne d’une pression croissante sur le gouvernement allemand.La France dans un contexte similaire, mais pour le moment plus mesurée
En France, où résident environ 130 000 réfugiés syriens, le débat sur l’immigration reste crucial, bien que moins intense qu’en Allemagne. Depuis 2015, le pays a accueilli des Syriens dans le cadre de programmes humanitaires, tout en durcissant ses conditions d’asile pour répondre à des préoccupations sécuritaires. À ce jour, la majorité d’entre eux est pourtant relativement bien intégrée, notamment grâce à des programmes de formation professionnelle et linguistique. À la tête du ministère de l’Intérieur depuis un peu plus de deux mois, Bruno Retailleau, ministre démissionnaire, avait fait de l’immigration l’un de ses principaux axes d’action, s’efforçant notamment d’augmenter les expulsions et de réduire l’attribution des titres de séjour. Depuis la chute du régime de Bachar al-Assad, ce même ministère vient d’annoncer travailler sur une suspension des dossiers d’asile en cours concernant la Syrie. En pleine crise politique, alors que la France traverse une période instable avec un gouvernement démissionnaire et la recherche d’un nouveau Premier ministre, le président du Rassemblement national, Jordan Bardella, a lui exprimé ses préoccupations face au « risque d’un déferlement migratoire » après la chute du dictateur syrien. Dans ce contexte tendu, le gouvernement français pourrait donc être amené à réévaluer sa politique d’accueil, à l’instar d’autres pays, tels que le Danemark, la Suède ou la Norvège[7].L’Italie, prise au piège de sa politique de normalisation avec le régime Assad
La chute du régime syrien marque un revers stratégique pour Giorgia Meloni. La droite italienne, tout comme le Rassemblement national en France, a longtemps maintenu une position ambivalente à l’égard de Bachar al-Assad, souvent perçu comme un « moindre mal » dans un contexte difficile. L’été dernier, l’Italie avait amorcé un rapprochement inédit avec le régime syrien, rouvrant son ambassade à Damas et y nommant un nouvel ambassadeur – cas unique parmi les pays du G7. Rome semblait alors miser sur la stabilité d’Assad pour renforcer la coopération en matière migratoire[8]. En 2024, face à l’arrivée de 12 000 réfugiés syriens sur son territoire, le gouvernement italien avait intensifié sa campagne diplomatique au sein de l’Union européenne pour encourager une révision des relations avec la Syrie. La nomination du nouvel ambassadeur italien s’inscrivait dans une stratégie soigneusement orchestrée : dès fin mai, les chefs des services de renseignement italiens et syriens avaient discuté de la création d’une zone de sécurité près de Homs, envisagée pour faciliter le rapatriement des réfugiés. En juillet, l’exécutif de droite appelait l’UE à renouer le dialogue diplomatique avec Damas, comptant sur le soutien d’États comme l’Autriche, la Croatie et la Grèce. Cette initiative s’était toutefois heurtée à l’opposition des principaux membres de l’Union. En octobre 2024, Giorgia Meloni déclarait devant le sénat italien que l’Union européenne devait réviser sa stratégie en Syrie, en collaborant avec tous les acteurs capables de favoriser un retour volontaire, sûr et durable des réfugiés. Cependant, la chute du régime d’Assad bouleverse cette position : le principal partenaire de l’Italie dans son projet de rapatriement disparaît, contraignant le gouvernement Meloni à aligner sa position sur celle des autres États européens. En réponse, Rome a annoncé la suspension temporaire des admissions, illustrant un retournement imposé par la nouvelle donne géopolitique.Conclusion
En Syrie, la situation reste extrêmement fragile. Il est inquiétant de constater qu’à peine vingt-quatre heures après l’annonce de la chute de ce régime tyrannique et brutal, certains pays européens envisagent déjà le retour forcé des réfugiés syriens. Bien que la fin de la dictature soulève des interrogations légitimes sur le statut du droit d’asile, en particulier sous l’angle juridique, il demeure néanmoins évident qu’après treize années de guerre dévastatrice le pays ne peut pas être déjà prêt à accueillir les réfugiés « rentrants ». Le Haut-Commissariat de l’ONU aux réfugiés (HCR) a d’ailleurs appelé à faire preuve « de patience et de vigilance » sur la question du retour des Syriens dans leur pays. Cette précipitation des pays européens rappelle étrangement la décision controversée prise lors de l’arrivée au pouvoir des Talibans en Afghanistan en 2021, où des choix similaires sur le renvoi de réfugiés afghans avaient été pris dans un contexte tout aussi complexe et incertain. L’Union européenne doit élaborer des réponses coordonnées pour éviter que cette question du retour des réfugiés syriens ne se résume à des débats et à des calculs politiques internes aux pays membres. Ces décisions doivent avant tout être guidées par la nécessité de garantir une paix durable en Syrie. Autrement, les tensions politiques pourraient instrumentaliser cette question, dans un climat marqué par la montée des mouvements populistes. Cela étant dit, une ultime difficulté réside dans l’ambiguïté des termes employés. Si par « paix » et « sécurité » en Syrie nous entendons exclusivement « départ de Bachar al-Assad », le projet est excessivement réducteur. Dès 2017, le rapport de la Banque mondiale The Toll of War. The Economic and Social Consequences of the Conflict in Syria[9] offrait une analyse approfondie des ravages causés par la guerre : destructions matérielles, pertes humaines, déplacements forcés, impacts économiques, et dégradation des conditions de vie des Syriens. Le conflit a notamment entraîné la destruction massive des réseaux d’eau à travers le pays, réduisant de 40 % l’accès à l’eau potable[10]. Pour envisager un retour à une paix durable et à une sécurité humaine en Syrie, il est impératif de répondre aux besoins essentiels de la population. Par ailleurs, Amnesty International a dénoncé un « signal erroné » envoyé par les pays européens, affirmant que le coût d’une réévaluation de la situation à Damas ne devrait pas être supporté par ceux qui, depuis des années, tentent de reconstruire leur vie ailleurs. Si une paix durable en Syrie peut à terme offrir une opportunité de retour pour ceux qui le désirent, l’instabilité persistante et l’incertitude d’un régime islamiste[11] rendent improbable une solution immédiate et uniforme pour les millions de Syriens installés en Europe. Par ailleurs, pour bon nombre d’entre eux, un retour dans de telles conditions reste tout simplement inconcevable.[1] Le statut de réfugié, tel que défini par la Convention de Genève de 1951, s’applique à toute personne qui craint d’être persécutée dans son pays d’origine en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social particulier ou de ses opinions politiques.
[2] « Après la chute d’Assad, la France et d’autres pays de l’UE suspendent les demandes d’asile des Syriens », InfoMigrants, 9 décembre 2024. URL : https://www.infomigrants.net/fr/post/61626/apres-la-chute-dassad-la-france-et-dautres-pays-de-lue-suspendent-les-demandes-dasile-des-syriens
[3] Hagen Strauß, « Kommen nun wieder mehr Flüchtlinge nach Deutschland ? », Rheinische Post, 8 décembre 2024. URL : https://rp-online.de/politik/ausland/syrien-assad-sturz-reaktionen-union-warnt-vor-weiteren-fluechtlingen_aid-121886925
[4] Pierrick Yvon, « Sitôt Assad renversé, le débat sur les réfugiés syriens relancé en Europe », TV5 Monde, 9 décembre 2024. URL : https://information.tv5monde.com/international/sitot-assad-renverse-le-debat-sur-les-refugies-syriens-relance-en-europe-2752104
[5] « Diskussion über Rückkehr von Flüchtlingen », Tagesschau, 9 décembre 2024. URL : https://www.tagesschau.de/inland/syrien-fluechtlinge-156.html
[6] « L’Allemagne effectue des expulsions “symboliques” vers l’Afghanistan », Courrier international, 30 août 2024. URL : https://www.courrierinternational.com/article/immigration-l-allemagne-effectue-des-expulsions-symboliques-vers-l-afghanistan_221663
[7] « Suède, Danemark et Norvège suspendent l’examen des demandes d’asile de réfugiés syriens », L’Orient le jour, 9 décembre 2024. URL : https://www.lorientlejour.com/article/1439000/suede-danemark-et-norvege-suspendent-lexamen-des-demandes-dasile-de-refugies-syriens.html.
[8] Francesco Maselli, « La chute d’Assad embarrasse l’Italie, seul pays du G7 à avoir rouvert son ambassade en Syrie », L’Opinion, 9 décembre 2024. URL : https://www.lopinion.fr/international/la-chute-dassad-embarrasse-litalie-seul-pays-du-g7-a-avoir-rouvert-son-ambassade-en-syrie
[9] World Bank Group, The Toll of War : The Economic and Social Consequences of the Conflict in Syria, 2017. URL : https://www.worldbank.org/en/country/syria/publication/the-toll-of-war-the-economic-and-social-consequences-of-the-conflict-in-syria
[10] CICR, « Crise de l’eau en Syrie : 40% d’eau potable en moins en dix ans », octobre 2021. URL : https://www.icrc.org/fr/document/crise-eau-syrie#:~:text=Le%20conflit%20qui%20ravage%20la,personnes%20%C3%A0%20ce%20bien%20vital.
[11] Notons que la faction islamiste Hayat Tahrir al-Cham (ou HTC), qui a renversé Assad, figure sur la liste des organisations terroristes de l’UE.