L’attaque terroriste récente du Hamas constitue clairement un crime de guerre ignoble qui doit être dénoncé. La violence aveugle qu’elle a provoquée en réponse, pouvant probablement être considérée comme disproportionnée en termes de droit international, doit l’être aussi.
Ayant travaillé dans la coopération euro-méditerranéenne pendant plusieurs années, j’ai remarqué combien la situation au Proche-Orient influençait négativement notre relation aux rives Sud et Est de la Méditerranée du fait de notre lecture des événements, trop souvent biaisée. Dans l’immédiateté des événements et de l’émotion qu’ils suscitent, il me semble utile de rappeler le contexte dans lequel survient cette violence dont on ne semble plus connaître l’origine, et dont nous ne parvenons plus à envisager la fin.
Au départ une situation coloniale désavouée
Pour rappel, Israël – État-nation récent imposé aux Arabes par les Occidentaux après la deuxième guerre mondiale pour déplacer d’Europe les survivants de la Shoah tout en protégeant leurs intérêts géostratégiques dans la région – colonise, occupe et annexe depuis 1967 des territoires conquis lors de la guerre des Six jours, guerre déclenchée par Israël. Dans ces « territoires occupés », les Palestiniens sont soumis à un régime d’occupation brutal qui a évolué dans certaines zones après les accords d’Oslo et suite au retrait unilatéral d’Israël de la bande de Gaza. En Cisjordanie, une autorité civile palestinienne est chargée de la gestion de certaines zones minuscules, celles qui n’ont pas de colonies « officielles » israéliennes. Autant dire que l’Autorité palestinienne ne peut agir que selon la volonté d’Israël, tel un « gouvernement de Vichy », sans pouvoir espérer plus d’autonomie ou de dignité pour sa population. Dans les zones où les colonies israéliennes, totalement illégales en vertu du droit international, prospèrent avec l’aide ou non du gouvernement, les Palestiniens sont soumis à un régime d’occupation strict : limitation des mouvements, arrestations arbitraires, assassinats, tortures, perquisitions nocturnes, humiliations, spoliations, destructions, harcèlements par l’armée ou les colons.
À Gaza, après le retrait total israélien et à la prise de contrôle du territoire par le Hamas, l’enclave est soumise depuis 2007 à un blocus de la part d’Israël qui impose de très sévères restrictions de mouvements des personnes, des biens et d’aliments ou des coupures d’électricité, provoquant un chômage massif, une insécurité alimentaire et sanitaire, et une dépendance à 80 % de l’aide internationale. Les Gazaouis se retrouvent tels des animaux en cage, sous la coupe d’islamistes radicaux, dans un dénuement total, sans aucune perspective d’avenir, et voient leurs maisons et installations civiles régulièrement détruites par l’armée israélienne en réponse à des actions armées du Hamas sur Israël. Les conséquences physiques et psychologiques pour la population gazaouie de ce blocus qui dure depuis 16 ans sont absolument désastreuses et inhumaines. Rarement dans l’Histoire récente une population si nombreuse a eu à subir une telle barbarie si longtemps, sans que cela n’émeuve personne en Occident, incapable de la moindre empathie ou compassion pour le sort de la population palestinienne.
Geoffroy d’Aspremont
Geoffroy d’Aspremont a travaillé pendant 8 ans à l’Institut Européen de Recherche pour la Coopération Méditerranéenne et Euro-Arabe (Institut MEDEA) dont il a été le Directeur de 2012 à 2017. L’institut MEDEA a fermé ses portes depuis. Il a axé son travail sur des projets de coopération entre organisations de la société civile dans le bassin méditerranéen. Il a notamment occupé le rôle de coordinateur du réseau belge de la Fondation euro-méditerranéenne Anna-Lindh pour le dialogue entre les cultures (2015-2017). Il a contribué au lancement de l’initiative citoyenne « Assemblée des Citoyens et Citoyennes de la Méditerranée ». Il a effectué un Bachelier en Relations internationales à Keele University (Royaume-Uni) et un Master en Politique européenne à la London School of Economics (Royaume-Uni). Aujourd’hui il est conseiller municipal à Overijse (Belgique) et reste membre du Conseil consultatif de la Fondation Assemblée des Citoyens et Citoyennes de la Méditerranée.
En Occident, le règne des « deux poids, deux mesures »
Pourtant, ces actions et politiques de l’État d’Israël envers la population palestinienne ne sont rien de moins que des crimes odieux que les juristes qualifient de crimes de guerre ou contre l’humanité, et cela dans notre indifférence ou même avec notre approbation complète, et avec la complicité et la complaisance des gouvernements occidentaux. Si certains au mieux condamnent mollement ces actions, d’autres en revanche ont pénalisé la critique des politiques de l’État d’Israël ou les appels à son boycott. Non seulement Israël reste totalement impuni pour ces atteintes au droit international et les crimes réguliers qu’il commet, mais dénoncer ces crimes peut être punissable dans certains pays, comme la France, condamnée pourtant par la Cour européenne des Droits de l’Homme à ce sujet.
Le traitement de la situation par de nombreux médias tente de nous démontrer que nous faisons face à « un conflit » où deux camps « en guerre » s’affrontent. Sont donc mis sur le même pied l’occupant et l’occupé, le colonisateur et le colonisé, l’oppresseur et l’oppressé, l’armée suréquipée et la petite milice armée, l’État soutenu par tout l’Occident et la population esseulée et abandonnée, même par les États arabes. Dès qu’un incident survient, Israël y est présenté comme l’État agressé par le groupe terroriste agresseur. Les décès d’Israéliens y font plus de bruits que ceux de Palestiniens et des arguments d’autorité tendant à partager équitablement les responsabilités sont régulièrement avancés, alors que la chronologie des faits démontre que le départ de la violence est avant tout alimenté par la confiscation des terres des Palestiniens par Israël, par la colonisation et par l’oppression. Pour bon nombre d’entre nous, il semblerait que certains États ne peuvent pas envahir et même coloniser un autre pays (la Russie en Ukraine par exemple, l’Irak au Koweït en 1991), mais d’autres, tel qu’Israël, le peuvent. Personnellement, je ne peux adhérer à cette contradiction, ce fameux « deux poids, deux mesures ».
Pour les Occidentaux, une vie palestinienne a simplement moins de valeur qu’une vie israélienne. Bon nombre d’Européens mettent donc la préférence ethnique au-dessus de valeurs telles que l’égalité, la justice, le droit. Un bon nombre d’Européens font donc preuve d’un racisme inconscient dont nos gouvernements et nos médias sont l’émanation. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter le Premier ministre belge Alexander De Croo qui a rendu hommage à la Chambre aux victimes israéliennes des attaques récentes du Hamas, mais qui n’a jamais rendu un quelconque hommage aux milliers de victimes palestiniennes de l’occupation israélienne, ou de lire dans la presse certains éditoriaux qui invoquent le droit inaliénable à la sécurité et à la légitime défense d’Israël – puissance nucléaire coloniale occupante ultra-militarisée qui se rend régulièrement coupable de crimes de guerre. Cela, même sans évoquer le droit des Palestiniens – privés d’État, d’armée, de soutiens – à cette même sécurité ou légitime défense. Pensant inconsciemment prononcer des mots d’un grand humanisme, se rendent-ils seulement compte du parti-pris ethnocentrique de leurs propos ?
J’entends déjà les plus convaincus d’entre eux me répondre que c’est le Hamas, une organisation qualifiée d’« islamiste et terroriste », qui est le principal responsable du sort des Palestiniens et de la violence. Voilà un argument pour dédouaner Israël de sa responsabilité initiale dans la poursuite de la violence qui doit être nuancé. Cette organisation n’est née qu’en 1987 et a prospéré là où la pauvreté, le désespoir, l’oppression et la peur faisaient partie du quotidien. Convaincu de sa supériorité morale, l’Occident n’a jamais compris que le colonialisme – passé et présent – provoque dans les populations colonisées, humiliées, discriminées, marginalisées et brutalisées un sentiment de haine à son égard, dont les idéologies réactionnaires ou fondamentalistes peuvent s’emparer plus facilement. Si le Hamas a pris tant d’importance et se comporte aussi ignoblement qu’il le fait, c’est surtout la conséquence des actions et des politiques d’Israël, soutenues par l’Occident.
Au regard de ces considérations, je ne m’étonne plus de la perte d’influence de l’Occident, de la perte de confiance dans les organisations internationales et institutions démocratiques, de la montée en puissance de l’extrême droite ainsi que de l’influence grandissante de la Chine ou de la Russie dans les pays les plus pauvres, les plus faibles, pourtant souvent des anciennes chasses gardées ou colonies des Occidentaux, tant nos contradictions dues à nos partis-pris ethnocentriques sont flagrantes. Aujourd’hui, comment puis-je ne pas avoir honte d’être Européen ?
La question d’un racisme endémique
Je me pose donc clairement la question du racisme endémique de l’Occident envers les autres cultures et ethnies, considérées sans doute comme inférieures, et qu’on peut donc maltraiter, comme on traitait les « indigènes » dans les colonies européennes hier ou comme on traite les Palestiniens aujourd’hui. Il est évident que cette condescendance de l’Occident, qui se permet de faire la morale aux autres en se drapant dans une vertu qu’il ne s’applique pas à lui-même, aura des conséquences pour nos enfants. Quand les valeurs démocratiques – égalité, justice, état de droit, libertés individuelles et collectives – deviennent relatives et appliquées « à la carte » ou « à l’ethnie » , elles seront rapidement foulées aux pieds au nom du nationalisme ou de l’ethnocentrisme, comme Israël le démontre très bien.
Dès sa création, Israël a massacré, déporté, expulsé des milliers d’Arabes pour leur prendre leurs terres, leurs villages, puis a poursuivi en 1967 sa conquête coloniale et a établi des régimes d’occupation où les droits des Palestiniens étaient bafoués, au nom d’une idéologie ethno-nationaliste et expansionniste, mais prétendu démocratique, et cela avec l’approbation de l’Occident. Par cette institutionnalisation et donc cette banalisation de la violence et de la terreur systématiques faites aux Palestiniens, la société israélienne s’est de plus en plus radicalisée au point de se déshumaniser, sans qu’aucun gouvernement occidental ne veuille l’admettre ni reconnaître la responsabilité du pays dans la perpétuation de la violence. Aujourd’hui d’ailleurs, même s’il existe encore de nombreux Israéliens – minoritaires et malheureusement inaudibles – pour dénoncer la colonisation et les crimes que celle-ci induit, la majorité des partis israéliens représentés au Parlement, et tous ceux du gouvernement actuel, sont désormais des partis d’extrême droite, tantôt ultra-nationalistes, tantôt colonialistes, tantôt ultra-religieux. Voilà à quoi mène une application « à la carte » des valeurs démocratiques au nom d’un ethnocentrisme devenu le fil rouge de la conduite des affaires publiques, autorisant toutes les dérives.
L’évolution de notre comportement vis à vis du sort injuste réservé à la population palestinienne révélera l’avenir de nos sociétés. Stéphane Hessel avait tenté de nous ouvrir les yeux dans son essai Indignez-vous, paru en 2010, mais sans succès malheureusement.
Le droit des Palestiniens à l’autodétermination pleine et entière, à la reconnaissance de leur État dans les frontières d’avant 1967, à vivre en paix et à être dédommagés pour le préjudice subi depuis si longtemps n’est en fait pas négociable, comme on semble le croire. Il doit être imposé aux Israéliens comme ce droit leur a été accordé par les Occidentaux en 1948 sur le dos des Palestiniens et comme le prévoyait d’ailleurs le plan de partage de la Palestine. Les gouvernements successifs d’Israël l’empêchent sciemment depuis des décennies en poursuivant la colonisation et l’occupation, tout en en blâmant habilement les Palestiniens pour l’absence d’une solution juste dont ils ne veulent pas.
Tant que l’Occident laissera faire en appelant illusoirement et hypocritement à la négociation, la situation des Palestiniens s’agravera et nous nous déshumaniserons à notre tour. Il est donc du devoir de nos gouvernements de faire cesser par tous les moyens légaux l’impunité d’Israël et la colonisation, seule voie possible pour l’établissement d’un État Palestinien dont la création serait favorable et bénéfique aux sociétés occidentales, en premier lieu desquelles la société israélienne, car elle apportera une paix durable, tout en réaffirmant nos valeurs démocratiques et en apaisant les tensions communautaires dans nos sociétés. En revanche, en continuant dans l’impasse actuelle, celle de la cécité et de la complicité à des politiques colonialistes et ethnocentriques, en renonçant petit à petit à certaines valeurs, nous entraînerons lentement mais sûrement nos sociétés vers la polarisation extrême, l’instabilité, la violence et la mise en péril de la démocratie.