J’ai entamé ma carrière comme employé à Alep, dans une Agence culturelle française. La mission principale de ce bureau consistait à renforcer les relations scientifiques entre la France et la Syrie, à organiser des conférences et des expositions et à faciliter les démarches administratives pour les étudiants syriens souhaitant poursuivre leurs études supérieures en France. Parmi ses autres fonctions figurait la certification de documents traduits pour des démarches universitaires – service initialement gratuit mais qui, à la suite d’une décision administrative, devint payant à hauteur d’une somme symbolique.
Un jour, un jeune diplômé aspirant à étudier en France s’est présenté pour faire valider son dossier. Lorsque je lui ai expliqué que la démarche était désormais payante, il s’est penché vers moi et m’a murmuré : « Mais je suis chrétien. » Ce commentaire m’a surpris, mais j’ai réussi à garder mon calme. J’y ai vu alors une opportunité de rappeler à ce jeune homme l’importance des principes républicains issus de la Révolution française de 1789, notamment la laïcité, consacrée par la loi de 1905, qui affirme la séparation claire entre les sphères religieuse et administrative. Le jeune homme, visiblement gêné, s’est retiré sans insister davantage.
Cet événement, que mes collègues français et moi-même avons ensuite qualifié de « plaisanterie », a été suivi d’une autre situation révélatrice. Un lot d’ordinateurs offerts par une municipalité française – dont je tairai ici le nom – était destiné aux écoles d’Alep. Après avoir évalué les besoins des établissements scolaires et établi un plan de répartition, nous avons découvert, dans une lettre accompagnant le don, une mention explicite stipulant que ces ordinateurs étaient réservés « aux seules écoles chrétiennes ». Conformément aux principes républicains français, nous avons suspendu le processus et informé les donateurs que nous ne pouvions pas, en conscience, exécuter une telle directive, en leur rappelant les idéaux de neutralité religieuse de la République.
Au cours de ma carrière, j’ai également été chargé de fonder à Alep l’antenne d’un prestigieux institut de recherche français couvrant le Proche-Orient. Cependant, ma nomination a suscité des critiques de la part d’une personnalité chrétienne influente de la ville, qui s’est adressée à l’ambassadeur de France pour exprimer son profond désaccord avec le choix d’un musulman à la tête d’un centre français. L’ambassadeur, fidèle aux valeurs de la République, lui a fermement rappelé que la France, à travers sa révolution, s’était affranchie de la domination de l’Église et que l’État laïque ne saurait tolérer de discrimination religieuse.
Quelques années plus tard, lors d’une cérémonie honorant mes efforts et ceux de religieuses locales pour la promotion des relations culturelles et scientifiques franco-syriennes, une omission significative s’est produite. L’ambassadeur a cité les noms des religieuses mais a oublié de mentionner le mien, alors que je figurais sur la liste officielle des récipiendaires. Lorsque l’un de ses assistants le lui a signalé, il a réagi avec désinvolture, promettant vaguement qu’il le ferait pour l’année suivante en ajoutant « si Dieu le veut ».
Ces anecdotes personnelles illustrent une observation lacunaire du principe de laïcité dans la politique française en Syrie. Les principes laïques semblent être davantage mis en avant lorsqu’il s’agit de s’opposer à des pratiques ou à des symboles religieux musulmans, et en particulier pour les populations modestes. Les élites économiques, locales ou étrangères échappent souvent à ce traitement tant qu’elles demeurent des acteurs stratégiques pour la France.
Le 3 janvier dernier, le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Noël Barro, accompagné de son homologue allemand, a entamé une visite à Damas en rencontrant exclusivement des dignitaires chrétiens, sans inclure de représentants d’autres religions ou communautés. Ce choix envoie un signal ambigu, alimentant l’idée d’une politique favorisant implicitement une seule communauté et ravivant les critiques sur une laïcité perçue comme biaisée.
En se positionnant une fois de plus comme protectrice des chrétiens d’Orient, la France entre en contradiction avec son propre principe de laïcité et risque de compromettre l’avenir inclusif d’une société syrienne aspirant à dépasser les divisions ethnoreligieuses enracinées sous les régimes Assad.
Au-delà de la cause humanitaire, ce soutien exclusif aux chrétiens d’Orient traduit également une droitisation de la politique française, illustrée par les débats sur l’identité chrétienne du pays et, plus implicitement, par la crainte d’une prétendue « islamisation » de la société française.
Les opinions exprimées dans cette publication sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la position du CAREP Paris.