Centre Arabe de Recherches et d’Études Politiques de Paris

26/11/2025

Note introductive au Colloque « La Palestine et l’Europe : poids du passé et dynamiques contemporaines »

Par Azmi Bishara
Azmi Bishara_CAREP

Propos liminaires prononcés par Azmi Bishara, directeur du Arab Center for Research and Policy Studies (ACRPS), lors du colloque organisé par la Chaire d’histoire contemporaine du monde arabe du Collège de France et le CAREP Paris, le 13 novembre 2025.

 

Il est difficile d’épuiser la diversité des regards sur la question palestinienne et l’Europe, tant le sujet s’inscrit dans une longue histoire de relations politiques, économiques et culturelles entre les rives nord, sud et est de la Méditerranée. Pour saisir ses racines contemporaines, il est néanmoins pertinent de revenir au XIXᵉ siècle, moment où le colonialisme européen s’intéresse de plus en plus au Machreq arabe – Bilad al-Cham, le Levant, dont la Palestine fait partie. C’est également à cette époque que naît le mouvement sioniste en Europe, point de départ incontournable pour comprendre les dynamiques qui suivront.

Ce siècle voit affluer vers la Palestine une vague de théologiens, d’hommes d’Église, de voyageurs et de géographes européens. Certains y réalisent des relevés de l’environnement naturel et démographique. D’autres entreprennent des fouilles archéologiques pour confirmer leurs croyances religieuses, projetant leurs interprétations bibliques sur les artefacts découverts. Certains envisagent même de ressusciter le royaume juif tel qu’il est imaginé à travers les récits bibliques. Il ne s’agit alors ni de voyageurs sionistes, ni de Juifs, mais de chrétiens européens, principalement protestants.

Dans la préface de leur livre Eretz Israel in the Past and Present, écrite à New York en 1918, David Ben-Gourion et Yitzhak Ben-Zvi, qui viennent tout juste d’être expulsés de Palestine par les autorités ottomanes, s’étonnent de l’absence d’études juives sur la géographie et l’histoire de la Palestine. Ces deux militants sionistes, l’un originaire de Pologne, l’autre d’Ukraine, soulignent que la plupart des travaux publiés jusqu’alors avaient été produits par des Européens chrétiens, souvent pour des motifs religieux. Cela était pour eux d’autant plus étonnant qu’il ne manquait pas d’historiens ou de chercheurs juifs. Pour plusieurs raisons, ces derniers n’avaient pas publié d’ouvrages sur la Palestine : les Juifs laïcs ne s’intéressaient pas à ce territoire avant le sionisme, quant aux Juifs religieux, ils ne menaient ni recherches scientifiques ni relevés topographiques, puisque leur lien avec la Terre d’Israël relevait du spirituel et non du profane.

Comme pour la colonisation des Amériques aux XVIᵉ et XVIIᵉ siècles, les motifs religieux se mêlent aux ambitions géopolitiques et économiques, ainsi qu’aux rivalités entre grandes puissances pour le partage du monde. Cet intérêt colonial est toutefois encore plus marqué dans le cas du Levant arabe.

Jusqu’à cette époque, la « question palestinienne » n’existait pas encore en tant que problème distinct de ce que l’on appelait la « question d’Orient ». Il existait certainement une question juive qui a historiquement précédé l’émergence de la question de Palestine. Mais il s’agissait d’une affaire purement européenne. N’entrons pas ici dans l’arrière-plan religieux européen de l’époque, ni dans celui de l’apparition de la pensée raciale, car le sujet a été largement débattu dans les études sur l’antisémitisme. Toujours est-il que la question juive a émergé dans ce contexte et qu’elle est née de la modernité européenne, notamment lorsque les principaux pays européens ont entrepris d’appliquer des politiques d’intégration des Juifs, d’améliorer leur situation en abolissant les lois discriminatoires à leur encontre. La question juive s’enracine ainsi dans le conflit entre, d’une part, les partisans de l’égalité des droits et de l’assimilation, dans le cadre de la laïcisation de l’État, et, d’autre part, ses opposants. Ces derniers estimaient que le judaïsme et la loi juive étaient incompatibles avec la société chrétienne, que les Juifs étaient incapables de s’assimiler et qu’ils ne pouvaient être loyaux envers les pays où ils vivaient. Des théories complotistes, telles que les Protocoles des Sages de Sion, circulaient également, imaginant une instance juive transnationale fomentant des luttes de classes et même des guerres pour affaiblir les nations européennes.

Dès la seconde moitié du XIXᵉ siècle, la « question juive » en Europe était pleinement constituée. Elle servait à détourner les tensions internes en alimentant l’hostilité envers un ennemi intérieur, à travers un mélange de croyances antijuives héritées du Moyen Âge, de nationalisme ethnique et de théories raciales. Cette hostilité se traduisait par des vagues récurrentes de violences collectives – les pogroms en Europe de l’Est – et par diverses formes de discrimination sociale dans les États européens où les Juifs jouissaient légalement de l’égalité des droits.

Le sionisme est né en Europe à la fin du XIXᵉ siècle, à la fois sous l’influence du mouvement des Lumières juives, la Haskala, et en opposition à celui-ci. Les intellectuels juifs fondateurs du sionisme rejetaient l’intégrationnisme de la Haskala et soutenaient que les Juifs n’étaient pas seulement des communautés religieuses, mais un peuple à part entière. À une époque où les théories racialistes étaient en vogue, certains affirmaient même que les Juifs formaient une « race ». Pourtant, ces intellectuels étaient aussi le produit des réformes européennes qui les avaient sortis du ghetto et de l’esprit des Lumières juives qui encourageait l’éducation et l’exercice de professions variées. À l’instar de la Haskala, les premiers idéologues sionistes rejetaient le particularisme et l’anti-modernisme des chefs religieux des ghettos. Ce courant religieux conservateur s’opposait à l’intégration, souhaitant que les Juifs continuent de vivre selon la loi juive et préservent leur mode de vie spécifique, même à la marge des pays diasporiques – le « galut » (exil) en hébreu.

Si le sionisme et le judaïsme orthodoxe partageaient le refus de l’assimilation prônée par la Haskala, le sionisme considérait que l’intégration des Juifs en tant que citoyens égaux en Europe ne pouvait résoudre la « question juive ». Il proposait plutôt de l’intégrer dans la civilisation européenne moderne par la création d’un État-nation, comme les autres États européens, mais en dehors de l’Europe, dans le cadre d’un projet colonial.

La vision qu’avait le mouvement sioniste de sa mission historique pourrait être résumée par ce que l’on appelle aujourd’hui la construction d’une nation à travers l’édification d’un État. Cela impliquait la transformation de communautés juives dirigées par des rabbins religieux considérant « l’exil » comme une punition divine, et attendant le salut par la venue du Messie, en un groupe national, malgré l’absence de langue ou de culture commune. Ce groupe national était en effet uniquement lié par la religion. En l’absence de territoire partagé, le mouvement a répondu en ethno-nationalisant l’aspiration spirituelle et liturgique juive envers la Palestine – réinterprétée comme l’Israël biblique – pour en faire une ambition nationaliste visant à établir un État-nation sur le modèle européen.

Les dirigeants sionistes insistaient aussi sur la nécessité de transformer le stéréotype du « Juif du ghetto », qui dans leur vision apparaissait comme faible et soumis, en une personnalité nationaliste fière. Ce « Juif nouveau » devait être forgé par le travail de la terre, l’entraînement militaire et ce que Max Nordau, numéro deux du mouvement et principal théoricien de ses débuts, appelait le « judaïsme musculaire ».

C’est là qu’ont émergé pour la première fois les conflits entre le sionisme et trois courants juifs qui lui étaient hostiles : d’abord le courant juif religieux, ensuite les courants juifs libéraux antisionistes, qui voyaient dans ce mouvement une menace pour les acquis des Lumières européennes et des Lumières juives, notamment l’égalité des droits pour les Juifs, et enfin les courants de gauche et du socialisme juif, qui voyaient la solution de la question juive à travers l’instauration du socialisme dans les pays européens.

La montée du sionisme a engendré son antithèse : l’antisionisme juif. L’affrontement entre les deux était d’ordre existentiel. Il tournait autour de questions ontologiques : qu’est-ce que la judéité ? S’agissait-il d’une ethnicité et d’une appartenance nationale sur lesquelles le sionisme entendait fonder son idéologie ethno-nationale moderne ? Ou bien simplement d’une religion ?

La plupart des Juifs religieux – et certainement l’establishment religieux – soutenaient que le judaïsme était une foi. Si les Juifs formaient « un peuple », alors c’était un peuple choisi par Dieu, différent des autres peuples et des nations modernes. À ce titre, ils ne cherchaient pas à fonder un État-nation mais attendaient plutôt un salut ordonné par la volonté divine. Les Juifs laïcs défendaient eux aussi l’idée que le judaïsme était une foi, laquelle ne devait pas faire obstacle à l’intégration des Juifs dans des États séculiers, démocratiques et neutres sur le plan religieux, qu’ils soient libéraux ou socialistes. L’antisionisme juif laïque rassemblait des courants de pensée variés, enracinés dans les Lumières européennes. Il allait des démocrates libéraux aux socialistes et aux communistes. La représentation juive au sein de la gauche européenne dépassait largement leur proportion dans la population.

À cette époque (la fin du XIXᵉ siècle), le peuple palestinien ignorait ces évolutions en Europe ; peut-être seuls quelques individus en avaient entendu parler, et ils n’étaient donc pas opposés au sionisme. D’ailleurs, la vaste majorité des Européens ne s’y opposaient pas non plus. L’antisionisme était un phénomène juif, car les débats portaient sur la définition de la judéité et sur la question de l’intégration des Juifs. Il n’existait aucun lien conceptuel ou historique entre l’antisionisme et l’antisémitisme. Historiquement, l’antisémitisme en Europe est de très loin antérieur à l’antisionisme, et les Européens qui haïssaient les Juifs pour des raisons religieuses, raciales ou économiques se souciaient peu de savoir s’ils étaient sionistes ou non.

Les Palestiniens – habitants autochtones de la terre – vivaient eux aussi des processus de modernisation et d’urbanisation et développaient des aspirations nationales. Lorsque les sionistes commencèrent à s’installer en Palestine, l’opposition palestinienne à ce mouvement n’était ni motivée par une hostilité envers les Juifs, ni par un désaccord sur la manière de définir la judéité après la montée du sionisme. Les Palestiniens se méfiaient plutôt d’un projet colonisateur et de ses ambitions. Il ne fallut pas longtemps pour que cette méfiance se confirme, tant il devint rapidement évident que l’objectif de l’entreprise de colonisation sioniste était d’établir un État juif en Palestine.

L’idée d’accuser les Palestiniens d’antisémitisme n’avait même pas effleuré l’esprit des premiers dirigeants sionistes. Dans deux essais de 1923, intitulés Le Mur de fer et L’Éthique du Mur de fer, le dirigeant sioniste de droite Vladimir Jabotinsky écrivait qu’il était naturel que les Arabes, comme tout peuple digne, s’opposent à la colonisation de leur terre, et que seule la force pouvait les “persuader” d’accepter l’installation sioniste et l’établissement d’un État juif sur leur terre. L’accusation d’antisémitisme ne fut portée contre les Arabes qu’après la création d’Israël. Elle faisait partie de sa stratégie officielle de propagande, rien de plus, rien de moins. Elle fut diffusée à l’approche de la guerre de 1967 et est depuis devenue un élément constant du discours étatique israélien – ou hasbara. Tous les critiques d’Israël sont automatiquement qualifiés d’antisémites.

Herzl, dans ses journaux intimes et dans ses discours aux congrès sionistes, affirmait que l’un des arguments les plus convaincants susceptibles d’amener les gouvernements européens à soutenir le projet sioniste était que l’établissement d’un foyer national juif hors d’Europe, en Palestine, permettrait de débarrasser l’Europe de la question juive, laquelle nourrissait des tensions et contribuait à l’implication des Juifs dans des mouvements radicaux menaçant la stabilité européenne.

Certains dirigeants européens du XIXᵉ siècle en furent convaincus, mais ils ne se montrèrent guère enthousiastes à l’idée d’aider concrètement à la mise en œuvre du projet, pour des raisons pratiques. Parmi celles-ci figuraient les conflits (puis les accords) entre puissances européennes au sujet de l’héritage de l’Empire ottoman, notamment au Machreq, ainsi que des doutes quant à la faisabilité même du projet sioniste.

Cela n’empêcha pas le mouvement sioniste de mettre en place des structures et des institutions proto-étatiques dès que son entreprise de colonisation fut engagée. Néanmoins, le projet dans son ensemble n’aurait pas pu aboutir, encore moins prospérer, sans deux grands bouleversements mondiaux (le terme « mondial » signifiant alors essentiellement « européen »). Le premier fut la défaite de l’Empire ottoman lors de la Première Guerre mondiale. Celle-ci permit la mise en œuvre de l’accord anglo-français visant à se partager le Levant, ainsi que l’engagement britannique en faveur de l’établissement d’un foyer national juif en Palestine. Après la guerre, la Grande-Bretagne nomma un haut-commissaire sioniste et intégra la Déclaration Balfour à la Charte du Mandat, engageant les autorités mandataires britanniques à en assurer l’application. Le second bouleversement majeur fut la Seconde Guerre mondiale et la Shoah.

Malgré le travail organisationnel considérable mené par les colons juifs européens – inspiré de l’expertise acquise dans leurs pays d’origine en matière de vie partisane et d’organisation syndicale – le projet sioniste ne pouvait pas aboutir par une simple évolution graduelle. Certes, un peuplement organisé (yishuv) s’était installé et avait mis en place diverses institutions : une banque de colonisation, le Fonds national juif (Keren Kayemet) et d’autres organismes chargés d’acheter ou de confisquer des terres palestiniennes, deux universités, une fédération syndicale (Histadrut), ainsi que le Hashomer pour protéger les kibboutzim et des formations paramilitaires comme la Haganah, future armée israélienne. Mais les Juifs restaient minoritaires en Palestine. Ils n’auraient pas pu établir un État juif sans l’expulsion massive des Palestiniens et la confiscation de leurs terres et de leurs biens. Cette possibilité n’apparut qu’après la Shoah – un événement majeur pour l’Europe, qui ne s’était pas déroulé au Levant et avec lequel Palestiniens, Arabes et musulmans n’avaient aucun lien. Ce n’est qu’à ce moment-là que le mouvement sioniste obtint le Plan de partage de l’ONU, s’en servit pour déclarer unilatéralement un État juif sur une terre majoritairement habitée par une population palestinienne autochtone, puis expulsa de force la majorité de cette population lors de la guerre de 1948.

Dès le début, les dirigeants du mouvement sioniste avaient compris qu’il ne leur serait pas possible de créer un État juif en Palestine sans le concours d’une ou plusieurs puissances européennes coloniales. Herzl était convaincu que les opérations de colonisation entreprises par des mouvements de l’Europe de l’Est, tels que le mouvement des Amants de Sion (Hovevei Tsion), relevaient de l’amateurisme. Il a donc cherché à obtenir un décret qui légaliserait l’immigration juive sous parrainage d’une grande puissance coloniale.

À cette époque, le mot « colonial » ne portait pas de connotation négative. Au contraire, s’engager dans des entreprises coloniales était largement perçu comme un signe de la civilisation européenne et de sa mission civilisatrice. Ainsi, les sionistes n’avaient aucun problème à créer des institutions portant des noms tels que le Jewish Colonial Trust (ou Jüdische Kolonialbank en allemand) pour soutenir leur entreprise de colonisation en Palestine. Qu’elle soit appuyée par une puissance coloniale ou initiée et financée par des financiers juifs en Europe, cette entreprise était résolument coloniale et conforme à d’autres modèles de colonies d’implantation. Elle visait à implanter un environnement économique et démographique distinct, étranger au cadre local, poursuivant des objectifs contraires au bien-être du tissu socio-économique autochtone. Par-dessus tout, elle avait pour but de créer une entité politique pour les colons, excluant les habitants autochtones.

Israël ne semble plus gêné d’être considéré comme le produit d’une colonisation de peuplement. Il n’éprouve aucun scrupule à se placer aux côtés de pays comme les États-Unis, le Canada, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande. Il a atteint un tel degré de confiance en soi qu’il reconnaît ouvertement son histoire de spoliation et de pillage, tout en la légitimant par un lien religieux historique, transformant ainsi la Torah en charte politique et en titre foncier.

Cette fusion du religieux et du politique ne semble perturber aucun des dirigeants laïcs occidentaux. Des documents émanant de la plus grande démocratie du monde, connus sous le nom de Deal of the Century ou « Accord du siècle », sont remplis de termes et de références bibliques. Pour justifier la création de l’État d’Israël, ils invoquent notamment la notion de « Terre promise » pour désigner la terre d’Israël et Jérusalem, ainsi que l’argument selon lequel la ville sainte ne serait pas mentionnée nommément dans le Coran.

Mais le colonialisme de peuplement sioniste ne s’est pas contenté du territoire détenu par Israël à sa création. Il a continué de s’étendre, de manière la plus spectaculaire lors de la guerre de 1967. Il privilégie toujours l’annexion de territoires plutôt que la paix avec les Arabes. Mais la présence des Palestiniens vient mettre en péril ce projet : Israël n’a jamais trouvé de moyen pour absorber la Cisjordanie et Gaza avec leurs populations restées sur place après 1967. Refusant une solution politique relativement équitable qui reconnaîtrait les droits légitimes de la population autochtone, Israël a fini par instaurer un système d’apartheid en Palestine.

Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de colonialisme de peuplement, mais d’un colonialisme de peuplement produisant un système de ségrégation raciale similaire à celui de l’Afrique du Sud. L’ensemble de l’establishment politique israélien – des partisans de l’apartheid à ceux qui nient son existence – insiste sur la création d’un État exclusivement juif et s’oppose à l’établissement d’un État palestinien en Cisjordanie et à Gaza, avec Jérusalem comme capitale. Dans le même temps, il refuse d’accorder aux Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza une égalité pleine et entière en tant que citoyens de l’entité politique qui les gouverne. Ils sont ainsi privés à la fois de leurs droits individuels et de leurs droits collectifs en tant que peuple.

L’Europe s’accommode de cette réalité d’apartheid. L’Union européenne, ainsi que certains de ses États membres individuellement, ne se contentent pas de simples relations bilatérales avec Israël : ils lui accordent des privilèges particuliers et le traitent comme s’il s’agissait d’un État européen. Même les antisémites, qui ont désormais identifié en Europe de nouveaux « étrangers » ou « autres » à haïr, différents des Juifs d’Europe, n’ont aucun problème à traiter avec l’État juif, voire à s’allier avec lui comme s’il était un pays « européen », tant qu’il reste hors d’Europe.

La question juive a ainsi été exportée vers un lieu où elle n’existait pas auparavant : le monde arabe et musulman. Pour être clair, les Juifs d’Orient n’ont pas vécu dans un paradis de tolérance : comme toutes les minorités, ils ont à plusieurs reprises subi des discriminations, non pas en tant que Juifs spécifiquement, mais en tant que non-musulmans. Aujourd’hui, dans les esprits de l’establishment européen, l’attention portée à ce qui est présentée comme une « question juive » a éclipsé la question palestinienne, et la sympathie se porte sur les auteurs de violences comme s’ils étaient les victimes. C’est cette projection qui a facilité l’acceptation sans critique des distorsions propagées par la propagande sioniste, à l’instar de la comparaison des événements du 7 octobre avec la Shoah.

Avec la même facilité, les responsables européens et les médias dominants ont traité le 7 octobre comme le commencement de l’histoire, ignorant tout ce qui l’avait précédé. Si les mémoires ne pouvaient remonter jusqu’à la Déclaration Balfour, la Nakba ou l’occupation de 1967, on aurait pu au moins s’attendre à ce qu’elles se souviennent du blocus suffocant et permanent de Gaza.

Lorsque la violence de l’agression israélienne a fini par dépasser ce que l’Europe pouvait encore présenter comme un « droit à la légitime défense contre le terrorisme », une étape a été franchie. Israël n’était plus seulement dans une logique de représailles contre la population autochtone : il menait une politique qui relevait du génocide, tout en poursuivant plusieurs objectifs stratégiques – reprise du contrôle de Gaza, extension des colonies en Cisjordanie, accélération de la judaïsation de Jérusalem, règlements de comptes au Liban et en Syrie, et affirmation de nouvelles zones d’influence régionales. Face à cela, la plupart des gouvernements européens – à quelques exceptions près – ont répondu par un niveau de sophisme inédit.

Plutôt que de s’attaquer à ce qui se déroulait sur le terrain en Palestine, ils se sont interrogés sur l’opportunité d’utiliser le mot « génocide », compte tenu de la sensibilité de ce terme sur un continent où l’on ne pouvait nier que des actes de génocide avaient été nombreux. Ainsi, Israël a continué de bénéficier du monopole du rôle de victime européenne, tout en bombardant des écoles et des hôpitaux et en ciblant médecins, enfants et journalistes.

Pendant une vingtaine d’années – alors que la bande de Gaza était soumise à un blocus implacable, que toute perspective de solution politique restait fermée et que l’expansion des colonies en Cisjordanie se poursuivait sans entrave – l’Europe s’est abstenue de dénoncer les crimes de l’occupation israélienne. Elle s’est contentée de condamner quelques colons, comme s’il s’agissait de gangs criminels plutôt que d’agents de l’État israélien, et n’a pris aucune mesure concrète pour stopper l’instauration d’un système d’apartheid. Elle ne s’est jamais rangée du côté des victimes.

L’Europe est restée l’alliée d’Israël. Sur le plan rhétorique, elle n’a fait que mettre sur un pied d’égalité deux parties, encourager les « modérés » et condamner les “extrémistes”, autant de formules destinées à masquer la réalité d’une occupation et d’un peuple opprimé. Cette posture a constitué une échappatoire confortable, d’autant plus que le rôle principal de l’Occident au Moyen-Orient a été laissé aux États-Unis depuis 1956.

L’image des dirigeants européens se tenant derrière Trump lors de la conférence de Charm el-Cheikh illustre parfaitement la rétrogradation de l’Europe au rôle de figurante, de complice, derrière un État qui accorde une aide inconditionnelle à Israël et adopte même son langage théologique concernant la Palestine.

Les atrocités commises par Israël à Gaza ont fini par mettre ses alliés dans l’embarras. Cet embarras a disparu dès l’annonce du prétendu cessez-le-feu, lorsque l’attention s’est focalisée sur sa consolidation et la fin de la guerre, même si cela impliquait d’accepter toutes les conditions israéliennes. Le président américain, apparaissant quotidiennement dans les médias, affirmait que le cessez-le-feu tenait, malgré les violations israéliennes devenues si fréquentes qu’elles étaient considérées comme faisant partie intégrante du cessez-le-feu. Ce qui comptait, c’était l’apparence de « la fin de la guerre », permettant d’inviter les pays arabes à normaliser leurs relations avec Israël et de les inciter à accueillir le criminel de guerre et défenseur du génocide, sans qu’aucune discussion ne soit engagée sur une solution juste à la cause palestinienne. C’était comme si la guerre n’avait jamais eu lieu, comme si l’occupation déshumanisante et la marginalisation de la cause palestinienne n’avaient pas conduit à ce conflit.

Le comportement des gouvernements occidentaux et des médias dominants pendant la guerre a gravement sapé la crédibilité des valeurs universelles inscrites dans la Déclaration des droits de l’homme. Dans notre région, l’opinion publique indignée ne se contente plus de dénoncer l’hypocrisie de ces valeurs : elle en doute désormais de l’existence même. Dans ce contexte, la pensée postmoderne – qui prétend que les valeurs universelles ne sont qu’un discours occidental, produit de rapports de force et de domination comme tout autre discours – a assumé le rôle autrefois occupé par la pensée prémoderne. Nous nous sommes retrouvés à défendre ces cadres moraux universels au nom des victimes, au détriment du temps et des efforts nécessaires pour exposer la destruction systématique de ces mêmes valeurs – dans les discours comme dans les actes – par les auteurs du génocide et leurs complices.

L’élément nouveau, cependant, est l’émergence d’une génération en Europe et en Amérique du Nord qui prend les valeurs morales au sérieux et refuse de cantonner leur universalité à de simples abstractions. Pour elle, l’universalité signifie que ces valeurs doivent s’appliquer à tous les êtres humains, en vertu de leur humanité. Ces jeunes ne s’informent pas sur la Palestine par des médias alignés sur l’État occupant, qui empêchent ces mêmes médias d’envoyer leurs journalistes couvrir les événements sur place.

C’est une génération qui condamne les criminels de guerre et se tient aux côtés des victimes. Elle dénonce l’hypocrisie et les doubles standards dans un monde où la superpuissance dominante traque les juges de la Cour pénale internationale, protège des criminels de guerre recherchés par la justice, restreint la liberté d’expression dans le berceau de la démocratie libérale et reconnaît ouvertement qu’elle agit sous l’influence des lobbies israéliens et des donateurs les plus riches – confessant, par exemple, avoir validé l’annexion du Golan et de Jérusalem sous pression de ses mécènes. Une franchise telle qu’elle rend le travail des analystes politiques presque inutile. Ces jeunes osent faire entendre leur voix dans des pays dont les dirigeants flattent un président dont ils savent pourtant qu’il est narcissique et souvent incapable de distinguer vérité et mensonge, l’encourageant ainsi à persister dans ses dérives.

Autre nouveauté : Israël et les réseaux d’influences qui lui sont affiliés ont désormais recours aux menaces de perte d’emploi, aux interdictions de visa et aux privations d’opportunités académiques pour faire taire les critiques. Il n’y a pas si longtemps, la propagande israélienne n’avait pas besoin de mesures coercitives : son discours dominait l’Occident, en Europe et en Amérique du Nord, sans qu’il soit nécessaire de restreindre la liberté d’expression.

La perte par Israël de son hégémonie sur le récit en Occident, y compris en Europe, constitue sans doute le changement le plus important, et il faut la préserver et l’amplifier. La vague de solidarité que nous avons observée au cours des deux dernières années doit se transformer, passant d’une empathie humaine envers les victimes et d’une répulsion face à la brutalité israélienne à une solidarité politique. Cette solidarité ne doit pas se limiter à la simple mise en œuvre d’un cessez-le-feu aux conditions israéliennes ; elle doit viser une solution véritable et juste pour les Palestiniens.