En s’autoproclamant seul gouvernant de la Libye, Khalifa Haftar révèle en réalité le peu d’options dont il dispose depuis le retournement de la situation militaire en faveur du GNA.
(Depuis la rédaction de cet article, le 4 mai 2020, la situation sur le terrain en Libye et les alliances régionales ont changé, selon les dernières informations.)
Introduction
Un an après le début de l’offensive contre la capitale libyenne lancée le 4 avril 2019 et alors que la situation militaire s’est retournée au profit du gouvernement d’union nationale (GNA) dirigé par Fayez al-Sarraj à Tripoli, Khalifa Haftar a annoncé le 27 avril 2020, sur une chaîne de télévision qui lui est affiliée, qu’il ne reconnaissait plus l’Accord de Skhirat (2015). Après avoir demandé un « mandat populaire » pour gérer les affaires du pays, il a affirmé qu’il se rangeait, selon ses termes, à la « volonté populaire » de voir « l’institution militaire » assumer le pouvoir et qu’il le ferait selon une déclaration constitutionnelle qui serait bientôt promulguée par l’Armée nationale libyenne (ANL).
À l’heure actuelle, on ne sait pas si la prise de pouvoir autoproclamée par Haftar relève d’une décision de la direction régionale de l’Est ou d’une demande émanant de ses protecteurs régionaux. Mais en tout état de cause, l’annonce de Haftar ne change rien à la situation dans la région Est, où, depuis 2014, il détient tous les pouvoirs militaires, sécuritaires et exécutifs dans la région Est ; le gouvernement du Premier ministre Abdallah al-Thani n’étant qu’une vitrine politique sans réel pouvoir. Il en va de même pour le parlement de Tobrouk, qui n’a pas pu organiser la moindre session plénière depuis des années. Et rien ne changerait non plus au cas où l’on devait assister à la formation d’un nouveau conseil de gouvernement militaire et d’un nouveau gouvernement sous l’autorité de Haftar.
Unité d’analyse politique
de l’ACRPS
L’Unité d’analyse politique est un département du Arab Center for Research and Policy Studies (Doha) consacré à l’étude de l’actualité dans le monde arabe. Elle vise à produire des analyses pertinentes utiles au public, aux universitaires et aux décideurs politiques de la région et du reste du monde. En fonction des questions débattues, elle fait appel aux contributions de chercheurs et de spécialistes du ACRPS ou de l’extérieur. L’Unité d’analyse politique est responsable de l’édition de trois séries de publications scientifiques rigoureuses : Évaluation de situation, Analyse politique et Analyse de cas.
C’est à la lumière des revers que ses troupes subissent depuis un mois sur plusieurs fronts que doit être analysée la déclaration de Haftar.
Retournement de situation en faveur du GNA
Afin de repousser l’offensive de Haftar et de mettre la capitale à l’abri des tirs de roquette et de mortier qui ont infligé d’importants dommages aux quartiers d’habitation, aux équipements et aux infrastructures de Tripoli et de ses environs, le gouvernement d’union nationale (GNA) de Fayez al-Sarraj a lancé le 26 mars 2020 l’opération militaire Tempête de la paix. Pour le GNA, quelques mois après les initiatives internationales entamées en janvier 2020 par la rencontre de Moscou coordonnée par la Russie et la Turquie.
Jusque-là, les troupes du GNA étaient acculées à une attitude défensive, du fait d’une mauvaise coordination, du manque d’armes de qualité et de couverture aérienne. Leur seule opération offensive réussie leur a permis de reprendre la ville de Gharyan à la fin du mois de juin 2019. Si cette tactique militaire avait tout de même empêché les troupes de Haftar de réaliser des avancées supplémentaires, son coût humain et matériel était cependant élevé, la capitale restant à la portée de l’artillerie, des missiles et des bombardements aériens menés par Haftar. Aussi, l’exode allait croissant dans les zones proches des lignes de front.
L’opération Tempête de la paix a permis à l’armée de l’air du GNA, qui mène une intense activité militaire dans les régions Ouest et Centre, de lancer des raids contre les troupes de Haftar de Syrte à l’est jusqu’à la frontière tunisienne à l’ouest ; forçant ainsi le camp de Haftar, qui a longtemps eu la maîtrise exclusive des airs, à réduire l’activité de ses avions de chasse et de ses drones. Jusqu’à présent, les frappes aériennes du GNA se concentrent sur les principaux fronts que sont Al-Wichka et Abou Grein situées entre Misrata et Syrte, la base militaire d’Al-Watiya au sud-ouest de la capitale, la ville de Tarhouna qui est le principal quartier général des forces de Haftar dans l’Ouest, ainsi que les villes de la bande côtière occidentale.
Le GNA a réussi à renverser la situation militaire dans les régions Ouest et du Centre par un recours intensif aux drones. Dans la région du Centre, des raids aériens sur les fronts d’Al-Wichka et d’Abou Grein ont infligé d’énormes pertes humaines et matérielles aux forces de Haftar, empêchant celles-ci d’avancer vers les frontières administratives de Misrata[1]. À cela s’ajoute une importante percée territoriale qui a permis au GNA de reprendre le contrôle de la totalité de la bande côtière occidentale de Tripoli jusqu’à la frontière tunisienne, avec ses nombreuses villes : Sorman, Sabratah, Al-Jmayl, Regdaline, Zelten, Al-Assah et Al-Tawilah. Lors de cette opération éclair, le GNA a réussi à mettre la main sur un butin considérable, sous forme d’armes, d’équipements et d’engins. Il a en outre pu démanteler les groupes armés madkhalistes [salafistes alliés à Haftar] et réussi à mettre en fuite d’autres groupes, qui se sont repliés sur la base militaire d’Al-Watiya. Cette même base – stratégique pour les pro-Hafar puisqu’elle leur avait servi à lancer leurs raids sur Tripoli et sur l’Ouest et qui avait été une base arrière pour les mercenaires de la compagnie Wagner russe – a été mise hors service par une succession de raids de drones par les forces armées du GNA.
Dès que le GNA a établi son contrôle sur cette bande côtière occidentale et neutralisé la base d’Al-Watiya, ses troupes ont pris la direction de la ville de Tarhouna, principale base arrière de Haftar dans l’Ouest et réussi à pénétrer son territoire administratif tout en lançant des frappes aériennes contre les camps des Kaniyat, un groupe armé qui constitue le noyau dur des forces de Haftar dans la ville[2]. Après avoir réalisé d’importants gains territoriaux le premier jour de l’opération, le GNA s’est cependant contenté de sécuriser ses positions et d’assiéger la ville, où une opération éclair telle que celle menée sur la côte s’avérait difficile, Tarhouna se situant dans un terrain accidenté où seules deux routes permettent d’atteindre le centre-ville, situation à laquelle s’ajoute la structure sociale complexe de cette région qui s’étend aux confins sud de la capitale.
Face à cette attaque, les groupes armés affiliés aux al-Kani (Kaniyat) n’ont pas eu beaucoup d’autres choix que de s’obstiner à défendre leur dernière position, en mettant à profit le fait qu’il est difficile pour le GNA de faire un usage intensif des bombardements aériens compte tenu de la densité de la population dans la ville.
En somme, un mois après le lancement de l’opération Tempête de la paix, le GNA a réussi à sécuriser la bande côtière occidentale, à neutraliser la base militaire d’Al-Watiya, à mettre le siège devant la ville de Tarhouna et, en contrôlant la base d’Al-Djoufrah, à resserrer l’étau sur les voies d’approvisionnement en provenance de l’Est. Mais la capitale continue de subir des bombardements quotidiens et sa sécurisation reste suspendue à l’évolution de la situation à Tarhouna. Seules la reconquête de Tarhouna par le GNA et le maintien de son contrôle sur les voies d’approvisionnement pourraient signer la fin des combats dans les environs sud de Tripoli.
Base sociale menacée
Ce retournement militaire a réduit d’autant plus le nombre d’options qui s’offrent à Haftar qu’il avait rejeté plusieurs initiatives politiques, régionales aussi bien qu’internationales, pour l’associer au jeu politique libyen. Après les avancées rapides réalisées par le GNA, il s’est retrouvé dans l’incapacité de protéger ses bastions dans la région Ouest. Les pertes humaines considérables que l’offensive contre Tripoli a coûtées aux tribus et aux villes de l’Est ont ébranlé le soutien dont bénéficiait Haftar depuis 2014 pour l’opération Karama (« Dignité »),qui ne s’est pas soldée par la victoire rapide et facile que Haftar avait promise. Bien qu’aucun refus ou acte d’insoumission n’aient été ouvertement exprimé de manière manifeste, de nombreux signes auraient pu alerter Haftar. Sa machine médiatique, le contrôle sécuritaire qu’il exerce et sa popularité se heurtent à de sérieuses difficultés pour promouvoir la poursuite de l’opération militaire et éviter que sa base sociale ne lui échappe. Car celle-ci voit quotidiennement arriver les dépouilles de combattants, sans entrevoir la moindre perspective de victoire, dans un contexte toujours plus compliqué à tous les niveaux (local, régional et international).
La forte présence de combattants étrangers sur les différents fronts est un autre indicateur des difficultés rencontrées par Haftar. On peut y voir le signe de son incapacité à recruter des combattants locaux dans la région Est et dans ses bastions de l’Ouest et du Centre. Pour remporter la bataille et attirer davantage de combattants, il ne peut entièrement compter ni sur cette base sociale, ni sur l’intervention de ses protecteurs régionaux, malgré la fréquence des vols en provenance d’Abou Dhabi, Khartoum et Ndjamena. À cela s’ajoutent les sérieuses difficultés économiques de ses soutiens régionaux (les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite), provoquées par l’épidémie du coronavirus, l’effondrement du prix du pétrole et la contraction des activités portuaires et du commerce de transit[3].
À l’heure actuelle, pour ce qui est des régions Ouest et Centre, Haftar n’y a de pouvoir réel que dans un périmètre géographique très étroit, qui se limite actuellement à Syrte, à Tarhouna et à quelques secteurs des populations de Beni Oulid et de Zentan, des bases sociales aujourd’hui menacées par les avancées du GNA et la fatigue des populations locales face aux pertes humaines enregistrées. Dans le Sud, régi par des équilibres sociaux, tribaux et ethniques complexes, on observe déjà un début de reconfiguration des rapports d’allégeance, ce qui pourrait réduire les capacités militaires de Haftar à contrôler la région. Or ces capacités étaient déjà limitées à quelques rares positions dans les villes de Sebha, de Koufra et d’autres localités de moindre importance[4].
Face à un tel tableau, il y a fort à penser que le scénario d’une division du pays n’est pas étranger à la déclaration de Haftar. Le général sait en effet que son autoproclamation comme seul dirigeant de la Libye ne sera effective, au mieux, que dans la région Est et dans le croissant pétrolier, étant donné l’éclatement politique et social, l’affaiblissement continuel de sa base sociale et l’absence d’éléments tangibles pour faire valoir ses prétentions. Un scénario de scission du pays paraît encore plus probable à la lumière des discours politique et médiatique qui ont accompagné son annonce. On y remarque en effet que le nom de « Barqa » est utilisé en lieu et place de « région Est ». Ce terme renvoie à l’époque qui précède l’unification de la Libye dans ses frontières actuelles et occasionne, dans des déclarations d’allégeance faites à l’occasion de réunions tribales, mettant en avant la prééminence de Barqa et de ses tribus[5], une représentation anachronique du conflit comme opposant la région dite de « Barqa » à celle de l’Ouest.
Le scénario d’une scission de la Libye
Le sort de la déclaration de Haftar reste conditionné par l’évolution sur le terrain, les positions des puissances régionales impliquées dans le conflit et par les capacités de Haftar lui-même à maîtriser la situation dans la région Est. En attendant, le général risque de perdre encore plus de terrain sur le plan militaire. Car le GNA de son côté a non seulement réalisé des avancées notables ces dernières semaines, mais il prépare également des actions décisives sur plusieurs fronts. Malgré les disparités qui travaillent ses différentes composantes et ses faiblesses opérationnelles, il arrive à tirer profit des accords signés avec son partenaire turc, qui est le principal acteur du renversement de la situation militaire.
Plusieurs indicateurs laissent à penser que la situation ne tardera pas à être tranchée en fonction de l’issue de la bataille d’Al-Watiya. Les manœuvres menées par l’armée de l’air turque au-dessus de la Méditerranée, avec des entraînements au ravitaillement en vol des avions de chasse[6] semblent en effet s’inscrire dans les préparatifs d’une opération contre la base d’Al-Watiya, où de grands bunkers souterrains sont difficiles à atteindre par drone.
Bien que la base soit actuellement hors service après que la plupart de ses installations ait été détruite, la prise de contrôle totale de cette base par le GNA représenterait une grande victoire politique et symbolique. De même, une reconquête de Tarhouna par le GNA serait un coup dur pour les troupes de Haftar et ouvrirait au GNA la route vers la base d’Al-Djoufrah, vers Syrte et vers le croissant pétrolier.
Pour Haftar, la cohésion politique et sociale dans la région Est constitue un autre déterminant important. La crainte d’une décomposition des réseaux politiques et tribaux qui l’ont soutenu depuis le début de son opération Karama en 2014 pourrait expliquer pourquoi il a évité de trancher la question du devenir du parlement de Tobrouk – avec son président Aguila Saleh, qui appartient à une des tribus influentes dans la région, les Obeidat – et celle du devenir du gouvernement d’Abdallah al-Thani.
Les acteurs politiques et tribaux tendent en effet à caler leur allégeance sur l’évolution de l’équilibre des forces. C’est ce qu’on a vu dans le passé, lors de la révolution du 17 février par exemple, et jusques et y compris lors du lancement de l’opération Karama elle-même. La situation se complique d’autant plus pour Haftar que l’on parle de la volonté du GNA de constituer « un quartier général pour la libération de la région Est ». Ce quartier général serait dirigé par un militaire de poids originaire de l’Est, qui commanderait des brigades composées de ressortissants de la région qui ont été chassés de chez eux vers l’Ouest. Ainsi, le GNA dit implicitement qu’il a l’intention de poursuivre la bataille en la portant dans la région Est, avec le recours à des forces tribales locales.
Pour l’instant, aucune puissance internationale ou régionale, ni aucun des pays voisins, n’a exprimé une franche adhésion au projet annoncé par Haftar. Même si cela s’explique sans nul doute par les défaites subies par le général, plus que par un attachement aux principes de la légalité, l’ambassadeur américain en Libye a appelé à « éviter les tentatives individuelles de dicter unilatéralement l’avenir politique de la Libye en faisant usage de la force armée[7] », le porte-parole des Nations unies rappelé que l’accord de Skhirat est « l’unique cadre international reconnaissant la situation actuelle[8] », le ministre des Affaires étrangères russe a affirmé que son pays « ne soutient pas les déclarations de Haftar[9] » et la présidence tunisienne rejette toute idée d’une partition de la Libye.
Conclusion
Quand le général Khalifa Haftar parade devant les caméras pour affirmer que, fort d’un « mandat populaire », il prend le pouvoir sur l’ensemble du pays, il illustre en réalité le peu d’options dont il dispose depuis le retournement de la situation militaire en faveur du GNA. On peut supposer qu’il sera amené à hâter le pas pour mettre en application le prétendu « mandat » dans la seule « région de Barqa », ce qui revient à diviser le pays. Mais cela dépendra de l’issu de la bataille militaire en cours, ainsi que de sa capacité à obtenir des soutiens régionaux et internationaux et à consolider sa base sociale, tribale et politique dans la région Est.
Traduction : Philippe Mischkowsky
Notes :
[1] « مقتل آمر غرفة عمليات سرت بمليشيات حفتر في غارة لطيران ’الوفاق‘ » [« Mort du commandant du quartier général des milices de Haftar dans un raid de l’aviation du GAN »], Al-Araby Al-Jadeed, 29 mars 2020, consulté le 1er mai 2020 sur : https://bit.ly/2yQPLJC
[2] « قوات الوفاق الليبية تهاجم ترهونة من 7 محاور.. تعرف عليها » [« Les forces du GNA avancent sur Tarhouna sur sept axes que voici. »], Arabi21, 19 avril 2020, consulté le 1er mai 2020 sur : https://bit.ly/3bPcioH
[3] « حفتر يوقف القتال بطرابلس ومسؤولون إماراتيون يحطون سرًّا في الخرطوم لبحث إرسال مرتزقة لليبيا » (Haftar arrête les combats à Tripoli. Des responsables émiratis atterrissent en secret à Khartoum pour discuter de l’envoi de mercenaires en Libye), Al-Jazira net, 29 mars 2020, consulté le 1er mai 2020 sur : https://bit.ly/2KQ0EhB
[4] « ليبيا.. حكومة طرابلس فاجأت حفتر في سبها » (« Libye : le gouvernement de Tripoli surprend Haftar à Sebha »), Anadol, 1er mai 2020, consulté le 1er mai 2020 sur : https://bit.ly/2VUY3co
[5] Comme par exemple dans les programmes de la chaîne Libya Al-Hadath : Libyaalhadathtv : https://bit.ly/3dP530E
[6] Emad Abo Elrous, « Ils sont arrivés aux portes de la Libye : des avions de chasse turcs dans les airs de la Méditerranée. Pourquoi ? », Arabi21, 22 avril 2020, consulté le 1er mai 2020 sur : https://bit.ly/3aU4MHT
[7] Texte de la déclaration : “Ambassador Norland and HOR Speaker Agilah Saleh spoke on Thursday and agreed on the importance of respect for democratic processes and the need to avoid individual attempts to unilaterally dictate Libya’s political future using armed force” in : Ambassador Norland’s call with HOR Speaker Agilah Saleh, Ambassade américaine à Tripoli, consulté le 1er mai 2020 sur : https://bit.ly/3bMZ2Ae
[8] Meher Hajbi, ONU : l’accord de Skhirat est l’unique cadre international reconnaissant la situation en Libye, 28 avril 2020, consulté le 1er mai sur : https://bit.ly/2Z9gqfA
[9] La Russie rejette l’autoproclamation de Haftar unique gouverneur en Libye, TRT, 27 avril 2020, consulté le 1er mai 2020 sur : https://bit.ly/36aZ7fU