05/11/2021

La guerre par le droit : les tribunaux Taliban en Afghanistan

couverture livre Adam Baczko

Recension d’ouvrage

par Isabel Ruck

 

 

Le 15 août dernier, le monde a assisté impuissant à la reprise du pouvoir par les Taliban à Kaboul. Après vingt ans d’occupation, les puissances étrangères se sont retirées de ce pays, laissant derrière elles une société fragmentée et un pays détruit. Si le retour en force des Taliban a surpris l’opinion publique occidentale, les experts du pays s’y attendaient depuis la signature de l’accord de Doha en février 2020 entre l’administration Trump et le régime des Taliban. La question qui demeure pourtant – et à laquelle cet ouvrage tente de livrer des réponses – c’est comment ont-ils fait pour l’emporter si vite ? Comment, les Taliban, aux capacités militaires et technologiques bien inférieures à celles des armées occidentales, ont pu gagner cette guerre ?

Cette question s’impose comme le fil conducteur de l’ouvrage d’Adam Baczko, dans lequel il livre son analyse de la société afghane. Sa réflexion est nourrie par les nombreux entretiens que l’auteur a pu effectuer au cours de ses séjours de recherche en Afghanistan entre 2010 et 2016, et qui donnent à son argumentation une réelle profondeur qui devient une qualité de plus en plus rare en sciences humaines et sociales. Politiste de formation, Adam Baczko a fait le choix audacieux d’approcher son terrain d’étude à partir du droit. À l’origine de cette démarche, se trouve une observation empirique : la guerre afghane n’est pas une situation de non droit.

 

couverture livre Adam Baczko

Adam Baczko, La guerre par le droit : les tribunaux Taliban en Afghanistan. Paris, CNRS éditions, 2021, 250 p.

Penser le droit dans la guerre civile

En effet, la philosophie politique traditionnelle nous empêche de penser le droit dans la guerre. Ceci s’expliquerait selon l’auteur par l’identification étroite entre le droit et l’État. Comme la guerre civile représenterait un retrait de l’État, le droit cesserait de s’appliquer en conséquence. Or, cette vision est consubstantielle à la construction des théories politiques modernistes des penseurs européens du XIXe siècle. Le défi que posent les guerres civiles contemporaines, dont le cas afghan fait partie, n’est pas l’effondrement ou l’absence du droit, mais plutôt sa profusion et la concurrence de normes juridiques. Il ne faut pas s’y méprendre, la multiplication des acteurs dans ce type de conflits y est aussi pour beaucoup : juridictions internationales, forces armées étrangères, agences de développement, entreprises privées, organisations humanitaires, entrepreneurs identitaires, etc. Selon Adam Baczko, l’attrait pour le droit dans des situations de guerre civile viendrait essentiellement de sa capacité « à faire reconnaître socialement les décisions des juges comme des actes juridiques – et non politiques-, alors même qu’elles ont une dimension très politique » (p. 37).

La légitimité des juges Taliban

Après avoir retracé dans la première partie de son ouvrage le contexte historique et les transformations sociopolitiques des nombreuses guerres qu’a connu l’Afghanistan, l’auteur s’intéresse dès la deuxième partie aux tribunaux Taliban. L’interrogation qui va accompagner son analyse ici est de savoir comment les juges Taliban ont réussi à se faire accepter par la population d’abord comme juge, malgré leur appartenance au mouvement des Taliban. L’auteur fait émerger, à travers l’analyse des entretiens, plusieurs éléments de réponses, dont nous relaterons ici uniquement les plus saillants. Tout d’abord, il insiste sur la proximité des tribunaux Taliban avec l’environnement rural afghan, ce qui explique la facilité des juges à gérer les conflits locaux autour de la propriété foncière, le bétail ou l’accès à l’eau. À cela s’ajoute également la prévisibilité des jugements, malgré une violence ostensible, qui apparaît, contrairement à ce que l’on pourrait penser, comme un facteur rassurant dans les témoignages de plusieurs enquêtés. La rotation des juges constitue un troisième élément de légitimation. En effet, ce système doit garantir l’extranéité des juges à la société locale et donc leur impartialité dans les jugements. Enfin, la raison la plus évidente est sans doute la confiance. Le népotisme et la corruption des tribunaux gouvernementaux expliquent en grande partie pourquoi de nombreux Afghans préfèrent consulter des juges Taliban. Plusieurs enquêtés relatent ainsi le fait que les tribunaux Taliban « jugeraient mieux » et étaient « moins corrompus » que les tribunaux du gouvernement.

Si le recours massif des Afghans aux tribunaux Taliban est un fait, il n’est pas forcément révélateur d’une adhésion à l’idéologie politique du mouvement. Ce paradoxe renvoie bien à la théorie de la performativité du doit de Pierre Bourdieu, que l’auteur invoque dans son analyse. Mais c’est également la sociologie wébérienne, et notamment sa théorie sur les mécanismes d’objectivation, qui lui permet d’expliquer comment les Taliban ont su s’approprier l’efficacité symbolique du droit. C’est grâce au droit, et plus particulièrement aux jugements rendus, que les Taliban sont devenus indispensables dans la ruralité afghane, car tant qu’ils sont au pouvoir, la validité des jugements Taliban est garantie.

De la production d’un ordre social à un projet sociétal

Dans la dernière partie de son ouvrage, Adam Baczko, s’intéresse à la manière dont le droit Taliban est producteur d’un ordre social extrêmement hiérarchisé. S’il s’agit là de la force de ce mouvement qui a su profiter du désordre pour créer un « ordre verrouillé », débouchant sur un projet sociétal dominé par les hommes et par l’identité pashtoune. Ce projet s’illustre, entre autres, par la garantie de la propriété masculine, la reproduction d’un ordre moral et social patriarcal et le positionnement des Taliban à l’égard des minorités (notamment la minorité chiite des Hazaras).

Si la nouvelle génération des Taliban apparaît aujourd’hui moins regardante sur certaines « infractions » (comme le fait d’avoir de la musique sur son téléphone), elle reste néanmoins très stricte sur les rapports de genre (p. 313). Les femmes restent soumises dans cette société dominée par l’homme, bien qu’il leur soit admis – du moins en théorie – de saisir des tribunaux Taliban. À travers ses entretiens, l’auteur décrit les remous intérieurs de certains juges Taliban face à la prononciation de la peine de mort par lapidation de femmes. Bien que cette peine reste une réalité du droit Taliban, force est de constater que de plus en plus de juges Taliban en font aujourd’hui un recours de « dernière instance ».

Cet ordre social verrouillé que les Taliban ont imposé par leur système juridique n’est cependant pas imperméable aux influences extérieures. L’auteur le montre à travers l’étude du code Taliban, qui comprend quelques évolutions dans la version de 2010. En se réappropriant le vocabulaire du droit international humanitaire (victimes civiles, victimes collatérales, etc.), le code Taliban de 2010 prévoit désormais d’intégrer la question des victimes collatérales dans les procès de leurs propres combattants (moujahidins).

Une critique de l’ingérence étrangère en trame de fond

Si le livre offre essentiellement un regard sur la situation afghane, il interroge aussi en filigrane les limites de l’occupation américaine. En passant de l’incompréhension du terrain des Américains aux comportements inadaptés des soldats, la question la plus épineuse qui ressort de cette ingérence reste sans doute celle de la condition des femmes. Pour Adam Baczko, la question des femmes a été instrumentalisée et réifiée par les puissances occidentales, creusant ainsi l’écart entre les Kabouliennes et les autres. Sa vision, qui peut paraître étonnante, corrobore pourtant celles d’autres spécialistes de l’Afghanistan, comme celle d’Olivier Roy ou de Gilles Dorronsoro. Ce dernier va même jusqu’à démontrer dans ces recherches, l’impact négatif du financement de la cause féministe par certaines ONG occidentales à Kaboul.

Loin des images de lapidation de femmes en burqa, qui ont fortement marqué l’opinion publique en Occident, Adam Baczko dépeint une autre vulnérabilité des Afghanes, une vulnérabilité causée par la guerre et l’afflux massif de liquidités étrangères. En effet, l’une des causes de l’ingérence est l’augmentation vertigineuse du prix de la dot, qui constitue le seul bien dont les femmes disposent généralement. L’incapacité des hommes à payer la dot engendre deux conséquences pour les femmes afghanes : soit elles sont condamnées à vivre avec leur père ; soit elles deviennent plus fréquemment des « biens d’échange » pour régler des conflits locaux.

Enfin, le livre montre aussi un amusant retournement de situation : ceux qui sont intervenus pour combattre les Taliban en 2001, s’avèrent être ceux qui ont (en partie) légitimé leur retour en force en 2021. Selon l’auteur, « l’ultime reconnaissance de l’efficacité des tribunaux Taliban », et donc leur légitimation, c’est le fait qu’ils sont devenus « les cibles prioritaires des éliminations conduites par les forces spéciales et les services de renseignement américains » (p. 284). Mais les Taliban ont fait preuve d’adaptation en mettant en place des « tribunaux ambulants » avec des juges itinérants. À partir de ce moment, ce n’était donc plus qu’une question de temps avant la reprise du pouvoir.

Cette recension n’est qu’un bref aperçu d’un travail de terrain considérable. L’ouvrage d’Adam Baczko constitue une véritable mine d’information pour celles et ceux qui souhaitent comprendre la microsociologie des guerres civiles en général et celle du cas afghan en particulier. Le défi d’étudier cette guerre par le droit a été parfaitement relevé et la neutralité axiologique, qu’impose une telle recherche en sciences humaines et sociales, a été respectée. Le livre détonne par son regard original et novateur et qui bouscule les pensifs et les idées reçues.